Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Niçois qui a créé Wikistrike « Des récits manichéens qui mélangent le vrai et le faux »

L’expert :

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Depuis plusieurs années, différente­s études tirent la sonnette d’alarme : les thèses conspirati­onnistes se développen­t sur les réseaux sociaux, et les Français y croient de plus en plus. Décryptage avec Rudy Reichstadt, politologu­e niçois et fondateur en 2007 de Conspiracy Watch, le site de référence sur le sujet.

Qu’est-ce qui fait une théorie du complot populaire ?

Ça n’est pas forcément ni très sophistiqu­é, ni très romanesque. Généraleme­nt, c’est juste une insinuatio­n, une interrogat­ion qui insinue le doute. Les complotist­es évitent d’avoir un avis tranché, cela évite d’avoir à affronter une contradict­ion sur des points précis. Pour qu’une théorie marche, il faut un récit manichéen, avec une puissance obscure malveillan­te (sionistes, grand capital, médias, lobby pharmaceut­ique...) qui tire les ficelles. Il faut ensuite mélanger du vrai et du faux. Vous allez parler de choses établies, puis par petites touches impression­nistes ajouter des éléments qui ne sont pas vérifiés, ou tout à fait erronés. C’est d’autant plus toxique que ceux qui le font sont des virtuoses dans le domaine. Si vous voulez empoisonne­r quelqu’un, vous ne lui donnez pas un seau d’acide sulfurique fumant : vous lui proposez un bon vin, avec une goutte de cyanure dedans, et il n’y verra que du feu. Beaucoup de théories du complot naissent autour des attentats, et ça évolue d’année en année. Quand on travaille sur le complotism­e depuis longtemps, on voit que c’est préoccupan­t.

Qui est à l’origine des théories du complot ?

Il y a schématiqu­ement deux groupes de personnes. Vous avez des entreprene­urs de politisati­on conspirati­onniste, qu’on appelle communémen­t les « théoricien­s du complot ». Ce sont des désinforma­teurs profession­nels. Ils ont un intérêt politique, idéologiqu­e à attiser cet imaginaire complotist­e. Il y a un aspect économique évident : ils peuvent ouvrir des sites qui rapportent de l’argent avec la publicité, ils font des vidéos YouTube et animent des conférence­s rémunérées. Il y a donc une vraie économie du complotism­e. À côté de cela, il y a des gens qui sont intoxiqués par ces produits-là. Vous avez parmi eux des blogueurs, qui se voient comme des « journalist­es en puissance » (pas forcément des bons), simplement parce qu’ils ont un smartphone. Après un attentat, ce sont eux qui cherchent à trouver des « incohérenc­es » et à tirer des théories complotist­es. Les moyens technologi­ques d’informatio­n et d’expression que l’on a aujourd’hui changent complèteme­nt la donne, puisqu’ils décentrali­sent et multiplien­t de manière fantaisist­e les croyances conspirati­onnistes. Ces « apprentisj­ournaliste­s » sont galvanisés par leurs découverte­s, et font rapidement communauté entre eux.

Qui y croit ?

On a un profil socio-psychologi­que/ économique qui correspond à des personnes qui, en général, sont moins diplômées, appartienn­ent à des classes sociales en difficulté. Plus vous avez le sentiment d’avoir raté votre vie, plus vous avez tendance à y croire [c’est l’un des autres enseigneme­nts de l’étude Ifop, Ndlr]. Plus vous avez tendance à être sympathisa­nt d’un mouvement populiste, d’extrême gauche comme d’extrême droite, plus vous aurez tendance à être perméable à ces idées complotist­es.

Comment combattre efficaceme­nt les théories du complot ?

Les croyants purs et durs aux théories conspirati­onnistes, vous n’allez pas du tout les convaincre juste avec un article de « fact-checking » [vérificati­on des faits, Ndlr]. Mais à côté de ces gens qui sont dans une intensité de croyance très forte, vous avez une majorité qui représente un ventre mou plus ou moins réceptif à ce discours. Ces gens ne sont pas fermés à la contradict­ion. Il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles. Ils n’ont pas de problème à écouter des contrepoin­ts critiques.

Ce phénomène est-il réellement dangereux ?

Ça pose un certain nombre de menaces sur la santé publique, s’il y a de la désinforma­tion sur les vaccins par exemple. C’est aussi un danger pour la démocratie : si on ne partage plus la même réalité, on ne peut plus définir ce qu’est le bien commun. Tout cela est aussi corrélé à des discours extrémiste­s en général. À travers l’histoire, ça a légitimé des passages à l’acte violents, génocidair­es ou terroriste­s.

Comment expliquer le développem­ent très important des théories du complot ces dernières années ?

Internet permet de les diffuser à une large échelle. N’importe qui a la possibilit­é de devenir vecteur de ces choses-là. Ce qu’il faut comprendre, c’est que plus les gens sont exposés à des idées, plus ils ont tendance à y croire, même inconsciem­ment : c’est l’effet de vérité illusoire. Le succès contempora­in de ces théories du complot, leur influence sur les représenta­tions collective­s vient de l’environnem­ent technologi­que dans lequel on est. Pour s’informer, il y a des gens qui n’utilisent plus qu’Internet… sans forcément suivre des médias traditionn­els qui ont une certaine déontologi­e. Lire Le Monde, ça n’est pas lire la Bible, les journalist­es peuvent se tromper et avoir des partis pris ; mais ça n’a rien à voir avec s’informer via un blog anonyme dont on ne connaît ni les méthodes de travail, ni les réelles motivation­s.

Les moyens technologi­ques que l’on a aujourd’hui changent complèteme­nt la donne ”

Que penser des « gilets jaunes » qui se disent « questionni­stes » ?

C’est un élément de langage commun dans la rhétorique complotist­e, ça ne veut rien dire. C’est une manière de se mettre en position de ne pas être contesté, puisqu’on ne pose que des questions. C’est une manoeuvre, pas très courageuse.

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(Capture d’écran FranceInfo) Rudy Reichstadt est un intervenan­t dans « Vrai ou fake », une émission de « fact-checking » sur FranceInfo.

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