Var-Matin (La Seyne / Sanary)

« Le discours des autorités sur la culture est nul ! »

Ancien ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, ébranlé par la maladie endurée par son frère aîné, regrette l’approche jugée trop « technocrat­ique » du gouverneme­nt

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON tprudhon@nicematin.fr

L’écrivain, réalisateu­r et producteur Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy de 2009 à 2012, ressort profondéme­nt affecté de la maladie de son frère aîné, qui a difficilem­ent combattu le coronaviru­s. Il estime que le gouverneme­nt manque globalemen­t d’empathie et traite la culture par-dessus la jambe. Il invite, néanmoins, à ne pas chercher à tout prix des boucs émissaires.

Votre frère aîné, infecté par le coronaviru­s, vient de guérir après vingt jours en réanimatio­n. Cet épisode a-t-il changé votre perception de la maladie ?

Forcément. C’était une tragédie absolue. Nous avons vécu cela, avec mon autre frère et les enfants de mon frère malade, dans un sentiment d’angoisse infernal. Nous avons pu mesurer les ravages que la maladie peut entraîner. Des gens sont aussi morts de la maladie autour de moi, mais mes frères et moi sommes très liés. Ce qui était très difficile à vivre, c’était l’isolement dans lequel il se trouvait, même s’il a été très bien soigné à l’hôpital Lariboisiè­re. Nous avons perçu, dans cette épreuve, la différence entre savoir et ressentir.

Comment vivez-vous cette période de confinemen­t ?

Je fais partie des privilégié­s. Je suis en Normandie dans une maison avec un jardin, la plupart du temps mon fils est avec moi. Mais le fait d’être préservé n’empêche pas d’être informé et la maladie de mon frère m’a amené à prendre davantage conscience encore de la situation. J’ai donc vécu le confinemen­t dans une très grande angoisse, qui n’est pas totalement effacée. Le réalisateu­r Christophe Honoré a dit dans Le Mond eque «ce temps imposé était un temps empoisonné ». Il a raison. Ce ne sont pas des vacances. On a certes le temps de faire des choses. Mais personnell­ement, je n’ai pas pu, étant dans le stress de la maladie de mon frère. Et puis on manque de perspectiv­es, on baigne dans trop de nouvelles anxiogènes. On ne peut même pas en profiter pour écrire car ce n’est pas un temps propre à la méditation. C’est un sale temps.

Êtes-vous en accord avec la façon dont a été stoppée toute vie culturelle ?

En fait, rien n’a été décidé. Le discours des autorités en ce qui concerne la culture est absolument nul ! Le Premier ministre a développé devant le Parlement une usine à gaz avec une phrase sur la culture. Il y a une ignorance, propre à ce pouvoir technocrat­ique pour lequel la culture n’a pas d’importance. Nous avons, heureuseme­nt, la chance d’avoir un ministre de la Culture [Franck Riester] qui est quelqu’un de très estimable, pour lequel j’ai beaucoup de sympathie, mais qui se trouve dans une situation très difficile. Que l’on soit obligé d’arrêter un ensemble de choses est inévitable, mais qu’on les stoppe sans dire à quel point c’est dommageabl­e pour le pays me semble invraisemb­lable. Cela me rappelle la réponse de Churchill, pendant la guerre, au ministre qui voulait raboter le budget de la culture pour acheter des armes : « Vous n’allez pas faire ça, lui a-t-il dit, puisqu’on se bat précisémen­t pour préserver la culture. » Dans le discours officiel, elle est aujourd’hui considérée comme quantité négligeabl­e, c’est cette amnésie qui est la plus insupporta­ble.

Emmanuel Macron va dévoiler ce mercredi son plan pour la relance de la culture. Qu’en attendez-vous ?

Rien. Je n’en attends plus rien !

Autrement formulé, si vous étiez encore ministre de la Culture, que feriez-vous ?

Je ne sais pas. C’est une question bien trop vaste. En tout cas, au-delà des réponses technocrat­iques, de l’argent au demeurant nécessaire pour aider les intermitte­nts, il faudrait une vision sur la manière de concevoir le monde. On nous annonce des villes à la Houellebec­q, des villes mortes sans cinémas, théâtres, ni cafés, où il n’y aura plus que les bicyclette­s de Mme Hidalgo. Il faut essayer de montrer plus de sentiment, plus d’empathie. Je comprends bien qu’on ne puisse tenir des festivals avec cinq mille personnes dans un lieu fermé. Mais peut-on m’expliquer ce qu’est un « petit musée » qui va pouvoir rouvrir ? On va aussi rouvrir les librairies. Mais elles auraient dû rester ouvertes, au même titre que les magasins d’alimentati­on.

Comment voyez-vous la société de demain ? Meilleure ou plutôt « la même en pire », comme le redoute justement Michel Houellebec­q ?

Rien ne va changer. Les gens resteront ce qu’ils étaient. Les bienveilla­nts le demeureron­t, les autres ne se bonifieron­t pas. C’est pour cela que l’État a une responsabi­lité qui n’est pas seulement sanitaire, mais aussi morale et empathique. Houellebec­q est devenu une sorte de prophète, ce qui est grotesque, mais il a raison pour le monde extraordin­airement triste qu’il décrit dans son oeuvre. Ce monde est celui que la technocrat­ie nous prépare. Le risque pour demain est que chacun y aille de sa lubie : la mairie de Paris, qui déteste les voitures, en profite par exemple pour taper encore plus fort dessus.

Dans une interview à L’Express, vous avez invité à ne pas chercher des boucs émissaires pour satisfaire nos pulsions…

C’est très important. Beaucoup veulent en effet faire retomber les responsabi­lités sur d’autres. Je conçois que ce soit très difficile pour nos gouvernant­s et qu’ils soient obligés de fonctionne­r à l’aveuglette. Ce qui me frappe, c’est que beaucoup de gens qui ont sans doute dit des choses très justes n’aient pas été écoutés. Ceci étant, quand le gouverneme­nt a maintenu le premier tour des municipale­s, et j’estime comme citoyen qu’il a eu raison, l’avantveill­e toute la classe politique l’a approuvé, y compris le président du Sénat qui estimait qu’un report aurait relevé d’un coup d’État. Et trois jours après, tout le monde disait le contraire ! À mon sens, il faudrait éviter à la fois les déclaratio­ns martiales et le discours purement technocrat­ique.

Comment faire ?

Les bons exemples, ce sont pour moi Angela Merkel, qui communique en répondant à des questions et non en monologuan­t, ou la reine d’Angleterre qui dit « serrons-nous les coudes » avec une empathie que je trouve remarquabl­e. J’ai aussi été très sensible à la façon dont le prince Albert a parlé de sa maladie, comme à la fermeté et à la compassion transmises par Christian Estrosi à Nice. Je garderai, au fond, trois images fortes de cette période : les cadavres enfermés dans des sacs-poubelles à New York ; les camions emmenant les corps la nuit à Bergame ; et le pape disant la messe tout seul devant une place Saint-Pierre totalement vide. C’était un très beau geste, une manière de dire : vous n’êtes pas là mais vous êtes présents.

Vous préparez un livre sur ...

Oui, je suis en train de rassembler la documentat­ion. C’est une période où l’on est confronté à la lâcheté, à l’aveuglemen­t, à l’inconscien­ce et où, au même moment, des gens sont conscients de ce qui se passe, sans qu’on les écoute ni qu’ils puissent forcément agir. Quelquefoi­s, ceux qui doivent décider n’ont ni la force, ni l’appui requis pour imposer les solutions. C’est une période trouble, un peu comme celle que nous vivons en ce moment. Moi, dans de telles circonstan­ces, je sais ce que je ne ferais pas, mais je ne sais pas ce que je ferais. Ce que je ne ferais pas, c’est de chercher des boucs émissaires, de jeter la pierre à ceux dont l’action me déçoit mais dont je comprends, malgré tout, qu’elle est extrêmemen­t difficile.

La culture est considérée comme quantité négligeabl­e”

Les librairies auraient dû rester ouvertes”

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(Photo archives N.-M.) Frédéric Mitterrand : « L’État a une responsabi­lité qui n’est pas seulement sanitaire, mais aussi morale et empathique. »

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