Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Le Fada du cabanon par Daniel Picouly

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Le Fada du cabanon, c’est mon père qui l’a connu en 1959, et ma mère qui l’a raconté toute sa vie. C’est comme ça, chez nous. On partage la réalité et la fiction à parts égales. Pas toujours. La m’am est la Raconteuse et le p’pa le Débosseleu­r. La m’am gonfle la réalité et le p’pa la remet à plat. Il est martiniqua­is de Tarbes et chaudronni­er à Air France. Il vous met d’équerre une Caravelle en trois coups de marteau. D’après la m’am, morvandiot­e du Morvan : il a de l’or dans les mains. Mais son plus grand trésor est quasi surnaturel et de l’ordre du Vaudou tarbais. Le p’pa est toujours là quand un écrivain célèbre se fait emboutir sa voiture. Généraleme­nt, une Aston Martin, une Porsche ou une Jaguar. À la rigueur une DS 19. Le grand écrivain français ne roule pas en 2 CV. Albert Camus, Roger Vailland, ou Françoise Sagan, ont tous été sauvés par le p’pa, d’une aile froissée ou d’une portière enfoncée. Aucun manuel scolaire n’en parle. C’est injuste. Que serait la littératur­e s’il n’y avait plus personne pour la défroisser ?

Le chaudronni­er est un héros inconnu. Mon père devrait être dans le Lagarde et Michard du XXe siècle, entre Perec et Proust. Il passerait à la télévision dans les émissions littéraire­s. Le p’pa c’est le Pierre Dumayet de la batte, le Pierre Desgraupes du tas américain et le Max-Pol Fouchet de la pince à bec. Un artiste. Le P’pa c’est Lecture pour tous à lui tout seul. Je ne manque aucune émission, au cas où il serait invité un jour. - Roger Picouly, est-ce que vous vous sentez responsabl­e d’avoir laissé partir vers la mort, ce 4 janvier 1960, Albert Camus dans cette funeste Facel Vega ? Ça y est ! Tout de suite la polémique. Le clash. La formule choc : la funeste Facel Vega. Je ne suis pas d’accord. Elle n’est pas funeste la Facel Vega, elle est puissante, 350 cv, brillante, élégante, c’est un coupé, mais elle ne tient pas la route. Ce n’est tout de même pas la faute de mon père ! Il avait prévenu Michel, celui qui conduisait : « La direction est chatouille­use et la suspension taquine. » La mécanique, le p’pa peut en parler, mais son domaine, c’est la chaudronne­rie et la carrosseri­e son art. Mais sa grande spécialité, c’est la bosse. Le p’pa est bossologue. Il en possède toute une collection. Curieuseme­nt, sa plus belle bosse n’est pas dans une voiture, mais un bateau : un pointu ! Une barque de pêche en Méditerran­ée construite dans un matériau exotique pour le p’pa : le bois ! Mais ce pointu n’était pas ordinaire. C’était celui du Fada du cabanon, un fêlé de la tête qui, pour une chicane de casier avec un autre pêcheur, avait recouvert d’une tôle belliqueus­e, l’éperon de sa barque : on dit « le mourre de pouar, le groin de cochon » ,paraît-il, en provençal. Mais je ne m’y risquerais pas avec mon accent pointu de parisien. Le Fada du cabanon était un gars étrange que la m’am appelait « Cul nu le pas gêné » car, disait-elle, il se baladait le cul nu et pas gêné pour un sou, « avec tout son bazar au grand l’air » au risque d’attraper un coup de soleil aux entournure­s. Et du soleil, il y en avait là où le père avait rencontré Le Fada. C’était à Roquebrune-Cap-Martin, près de Nice. À cette époque, le p’pa faisait des déplacemen­ts à Alger, Toulouse et Nice pour gagner des sous et « mettre des branches dans les épinards » .Ilen rapportait des poupées pour mes soeurs et des écussons de foot pour moi : le Racing Universita­ire d’Alger, le Toulouse Football Club et L’Olympique Gymnaste Club Nice. Les rouge et noir seront champions de France cette année : Ils ont mis 6-1 à Marseille et 2-0 à Nimes : « L’aigle a dévoré le crocodile ! »

La spécialité du p’pa, c’est la bosse

En , on a déménagé dans un HLM cité Million

À ma mère, le p’pa rapportait des recettes qu’elle faisait brûler comme le reste. Ça mettait à la carte : le couscous boucané, le cassoulet à la

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