« Malpasset reste un cas d’école, soixante ans après »
Les causes de la rupture du barrage sont encore sources de recherches géologiques. Gilbert Crévola, universitaire qui a déjà travaillé sur le secteur dans les années 70 et 90, vient d’écrire un article
Des écrits et des ‘‘on-dit’’ sur le barrage de Malpasset, il y en a déjà eu des pages de rédigées et des litres de salive utilisés. Soixante et un ans après cette journée du 2 décembre 1959, la sidération est encore grande au moment d’évoquer la rupture de l’édifice. Qui plus est lorsqu’au fil des décennies, les données scientifiques et administratives accumulées renforcent la thèse d’une succession de négligences. En se basant sur les études de Justin Larouzée, Pierre Duffaut et les livres de Marcel Roubault puis Vito Valenti et Alfred Bertini (1), Gilbert Crévola, maître de conférences en géologie à l’université de Bordeaux, qui a déjà travaillé sur la zone par le passé, retrace ce parcours et surtout l’actualise avec des données techniques et géologiques nouvelles. Dont certaines ont été élaborées à la suite des études réalisées, a posteriori sur le barrage fréjusien. Après avoir rédigé un article universitaire sur ce thème (2) pour une revue scientifique, il synthétise l’ensemble de ces travaux.
En tenant compte des connaissances de l’époque, moins grandes qu’aujourd’hui, l’effondrement du barrage de Malpasset pouvait-il être évité ?
C’est une question digne d’un procès ça (rires). C’est difficile de répondre exactement. En tout cas, même en se mettant dans les conditions de l’époque, les écrits racontent qu’il y a eu une succession de défaillances. D’une part dans l’élaboration du projet, le choix du lieu, puis dans sa construction. Sans parler de sa mise en eau et encore moins du système d’alerte.
Pourquoi avez-vous souhaité vous pencher sur ce barrage ?
Même si je donne des cours à l’université de Bordeaux, je suis de Cannes, à la base. J’étais encore sur les ruines du barrage l’été dernier. J’ai rédigé ma thèse sur Tanneron quand j’étais à la faculté de Nice dans les années lors d’une maîtrise de géologie. Dans les années , j’ai réalisé la carte géologique du secteur. Enfin, j’ai accompagné un élève sur le barrage pour qu’il travaille dessus par la suite. Il y a tellement de choses à tirer de cette rupture que ça reste un cas d’école, même ans après. Notamment pour ne pas reproduire les mêmes négligences. Des géologues canadiens ou britanniques travaillent encore, avec des modélisations informatiques, sur le système d’évacuation d’eau, par exemple. Au même titre que les roches restantes à proximité de Malpasset sont étudiées encore aujourd’hui par des élèves ingénieurs de France.
En quoi son étude reste importante ?
Elle a permis la création du Comité technique permanent des barrages (CTB). Les travaux réalisés sur les assises des barrages ont conduit au développement des sciences sur l’étude des roches. On pensait à l’époque que toutes les roches d’un même secteur étaient homogènes. La mécanique des roches et l’hydraulique souterraine sont nées de ces études. Aujourd’hui, on ne réfléchit plus pareil. On est beaucoup plus prudents et précis dans les recherches en amont de la construction. Au vu de tous les rapports ou lectures que j’ai pu faire, je ne pense pas qu’on le construirait à cet endroit si c’était à refaire. Au-delà du fait d’utiliser les techniques actuelles.
Lesquelles ?
La perfusion, c’est-à-dire le renforcement de la roche par du ciment sous-pression. Au même titre que le drainage pour éviter que l’eau pénètre en dessous et fragilise l’ensemble avant même les pluies diluviennes de décembre ou le remplissage. C’était un véritable fromage suisse avec bon nombre de défaillances latentes.
Pour constater les défaillances et voir si, sur leurs barrages, ils ne trouvaient pas les mêmes. Dans la foulée, des structures ont été rénovées et d’autres ont même été détruites.
Dans votre article vous relevez que dès , un expert note
« l’hétérogénéité des gneiss (3) et leur fracturation importante. [...] Il recommanda de procéder à des injections. [...] Bien que les travaux aient mis en évidence un nombre élevé de cassures d’amplitude diverses, bien que jamais importantes, les travaux prévus ne furent que partiellement exécutés. »
Pourquoi ? D’ailleurs, une fois les expertises terminées, du personnel d’EDF est venu sur place. Pourquoi ?
Visiblement, le Conseil général souhaitait sa grande construction de l’époque et avait entièrement confiance en Monsieur Coyne, le concepteur, qui était une personne très reconnue dans son secteur d’activité. J’ai même envie de dire, une sommité. Un peu comme certains ont voulu suivre à tout prix Didier Raoult.
En lisant votre article qui synthétise divers ouvrages sur le sujet, on a quand même l’impression que la communication avait du mal à passer durant ce projet...
Certes, car il se faisait une confiance presque aveugle. Mais aussi l’anticipation. Marcel Roubault le dit dans son livre :
« J’ai senti le terrible poids de l’expression ‘‘c’était prévisible’’ employée avec trop de facilité
Mais est-ce qu’il existait une autre solution que de construire le barrage à cet endroit ?
Et de cette manière ?
Même si elle n’était pas aussi poussée qu’aujourd’hui, l’analyse du terrain aurait pu permettre d’alerter sur ces dangers. Ensuite, le type de construction. Celui de Saint-Cassien qui était envisagé à la même époque que Malpasset mais qui est né plus tard a aujourd’hui une capacité plus importante que Malpasset ( millions de m3 retenus contre millions). Il est alimenté par les eaux de la Siagnole, comme les Romains le faisaient à leur époque. Mais pour utiliser ces eaux à Malpasset, il aurait fallu les payer. Là, les décideurs pensaient pouvoir vendre leur ‘‘propre’’ eau.
‘‘
La mécanique des roches et l’hydraulique souterraine sont nées des études de Malpasset”
1. Les références de lecture : M. Roubault : « Peuton prévoir les catastrophes naturelles ? » ;V. Valenti et A. Bertini : « Barrage de Malpasset, de sa conception à sa rupture ».
2. Lien de l’article complet de Gilbert Crevola : https://asnatnic.fr/wpcontent/uploads/2020/11/Riviera-2020-Barragede-Malpasset-08-Crevola.pdf
3. Le gneiss est une roche métamorphique de la croûte continentale.