Var-Matin (La Seyne / Sanary)

« Nos outils de contrôle ne sont pas adaptés aux Gafa »

Économiste, spécialist­e de la régulation des marchés, met en garde contre les ambitions sans limites des Gafa(1) et le risque qu’elles finissent par tuer toute concurrenc­e

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT/ALP

En vingt ans, les Gafa sont devenues les entreprise­s les plus puissantes du monde. Ces géants auraient-ils échappé à notre vigilance ?

Ce mouvement de l’économie numérique a échappé à la vigilance collective, en effet, et pas qu’à celle de nos gouvernant­s. Au départ, il faut bien le reconnaîtr­e, ces modèles économique­s n’ont pas été bien appréhendé­s. Puis, au cours des années , on a commencé à s’inquiéter de la manière dont il fallait traiter ces entités au regard des règles de la concurrenc­e. Mais avant que ce message soit intégré, il a fallu du temps. Il faut se souvenir que les premiers secteurs auxquels se sont attaquées ces sociétés – musique, librairie en ligne, taxis… – n’étaient pas des marchés stratégiqu­es au sens de l’économie du XXe siècle. Progressiv­ement, on s’est rendu compte que les financiers les suivaient de plus en plus, que les Gafa s’intéressai­ent à la santé, à l’automobile, aux fusées…

Et les consommate­urs, de leur côté, trouvaient que tout cela était génial !

Comment est survenue cette rupture avec l’économie traditionn­elle ?

Ce qui est étonnant aujourd’hui, avec le recul, c’est que les plus emblématiq­ues de tous ces entreprene­urs se sont lancés sans business model ! Sergey Brin et Larry Page, les créateurs de Google, avaient écrit que la présence de publicité dans un moteur de recherche risquait d’orienter les réponses. Marc Zuckerberg, lui, avait fait de la protection des données personnell­es une priorité… Depuis, ils ont évolué voire totalement revu leurs positions. Surtout, ils se sont appuyés sur ce qui est au coeur de la spécificit­é de l’économie numérique et que traduit la maxime anglo-saxonne du Winner takes all (2), en devenant non seulement les acteurs dominants de leur secteur mais en développan­t des stratégies pour conserver cette position.

Aujourd’hui, quels sont les dangers que nous font courir ces entreprise­s ?

Le premier danger, c’est cette opacité institutio­nnalisée, l’existence de ce monde qui obéit à des règles privées, dictées par les algorithme­s et les conditions générales d’utilisatio­n, qui sont clairement à leur main. Vous dites même que «lecodea

supplanté le droit ». C’est donc notre souveraine­té qui est menacée ? Oui, on peut le formuler ainsi. Le commissair­e européen chargé de l’industrie et du numérique, Thierry Breton, a d’ailleurs déclaré il y a quelques semaines qu’il fallait que le droit numérique soit le même que le droit dans le monde physique. Il a donc dit en creux que ce n’était pas le cas ! Ce débat est très actuel puisqu’il revient à poser la question de la responsabi­lité des plateforme­s. Aujourd’hui, un acteur comme Amazon ne sera pas responsabl­e si vous achetez un produit défectueux par son intermédia­ire, pas plus que Facebook ne le sera pour la diffusion de contenus haineux. Et cela en vertu d’une approche qui date du début du XXIe siècle, où l’on considérai­t que ces plateforme­s n’étaient au fond que des intermédia­ires techniques sans obligation­s a priori sur les contenus mis en ligne. Au nom de la préservati­on de l’innovation, on a donc choisi de ne pas faire peser cette responsabi­lité sur leurs épaules. Sauf qu’aujourd’hui, ce ne sont plus du tout les mêmes acteurs, et que leur responsabi­lité doit incontesta­blement être engagée.

Pour les entreprise­s qui dépendent des Gafa et qui se plient à leurs règles privées, la situation n’est-elle pas devenue intenable ?

Ça dépend ! Aujourd’hui, par exemple, des entreprise­s comme Deezer ou Spotify se plaignent d’être bloquées par Apple, qui veut imposer son propre service de streaming. Mais elles ont aussi beaucoup profité d’Apple pour se faire connaître ! Cette régulation privée contre laquelle je mets aujourd’hui en garde est sans doute dangereuse, mais elle a aussi fait beaucoup d’heureux. De très nombreuses entreprise­s ont profité de la croissance de ces géants. Le problème, c’est que si Amazon ou Apple veulent changer les conditions de leurs liens avec les sociétés qui passent par leurs services, cela dépend de règles qu’ils ont eux-mêmes édictées, dans leur propre intérêt. Or, aujourd’hui, le fait de ne pas s’inscrire dans le cadre d’une loi souveraine, qui défend l’intérêt général, alors que ce sont des acteurs incontourn­ables, est devenu insupporta­ble.

Mais avons-nous les moyens de faire plier ces géants ?

Je pense que les États ont le choix, et qu’il n’y a rien d’impossible aujourd’hui dans le fait de dire à ces entreprise­s «si vous voulez avoir accès à nos marchés, il va falloir respecter notre droit ». Ce sera une bagarre, c’est certain, mais il est essentiel que nous soyons en mesure d’aller vérifier ce qui se passe dans ces entreprise­s, y compris au niveau de ces fameux algorithme­s qui font leur fortune. Et il y a des précédents, par exemple dans le domaine des paris en ligne, qui est un domaine purement numérique et où on a réussi à imposer la conservati­on d’un certain nombre d’informatio­ns, le respect de certaines règles.

Que faire pour contrebala­ncer cette puissance. Faut-il aller jusqu’à démanteler ces groupes ?

L’objectif n’est pas de casser ces entreprise­s, mais de faire en sorte que leurs produits et services puissent être offerts sans que ce soit au détriment d’autres acteurs. Quant au démantèlem­ent, je dirais qu’un seul de ces acteurs aujourd’hui pourrait éventuelle­ment en faire l’objet. Cet acteur, c’est Facebook, que l’on pourrait scinder entre WhatsApp, Instagram, et Facebook. Pour les autres, cela paraît beaucoup plus complexe. Le démantèlem­ent, c’est un peu un mot magique, mais c’est très difficile à mettre en oeuvre. Et si quelqu’un doit le faire cela ne peut être que les Américains, certaineme­nt pas les Européens. Or, dans le contexte mondial, je vois mal les Américains démanteler leurs propres champions… C’est pourquoi il me paraît beaucoup plus souhaitabl­e de favoriser un libre exercice de la concurrenc­e en forçant ces entreprise­s à déverrouil­ler un certain nombre de leurs conditions.

Mais comment favoriser cette concurrenc­e face à des acteurs aussi imposants ?

Il faut que le régulateur se donne les moyens de faire son travail, en ayant accès aux données, en allant voir comment fonctionne­nt les algorithme­s, en mettant sur pied des équipes pluridisci­plinaires qui vont aller vérifier la conformité de certaines pratiques avec notre droit. Nous avons les moyens, la volonté politique, mais pas les outils pour agir. Nos outils sont des outils du XXe siècle, qui ne sont pour le moment pas adaptés à ces sociétés du XXIe siècle.

‘‘ L’objectif n’est pas de casser ces entreprise­s”

‘‘ Leur responsabi­lité doit incontesta­blement être engagée.”

1. Google, Amazon, Facebook, Apple.

2. « Le vainqueur remporte tout »

Gafa : Reprenons le pouvoir ! Éditions Odile Jacob, 185 pages, 19,90 €.

 ?? (Photo ALP) ?? Joëlle Toledano.
(Photo ALP) Joëlle Toledano.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France