Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Paroles de profs : ils racontent leurs difficulté­s lorsque le cours se heurte à des croyances religieuse­s

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Quelques semaines après l’assassinat de Samuel Paty, nous avions lancé un appel à témoignage­s à destinatio­n des enseignant­s. Pour savoir à quelles difficulté­s ils se trouvent confrontés lorsqu’ils abordent dans leurs cours, des questions ou des notions touchant à la laïcité ou à la liberté d’expression. Voici ce qu’ils nous ont raconté.

Les faits

Philippe (1), professeur dans un lycée niçois, ouvre le bal des témoignage­s et note d’emblée que, dans le contexte actuel, il lui est difficile d’évoquer « le principe de laïcité et de liberté d’expression ». Il précise : « Lors de l’hommage à Samuel Paty le lundi de la rentrée (le lundi 2 novembre, Ndlr), certains élèves ont excusé l’assassinat de notre collègue car il avait “blasphémé” ».

À Nice aussi, Antoine, un enseignant de collège, raconte que certains de ses élèves ont refusé la minute de silence en hommage à Samuel Paty.

Mais les sujets qui touchent à la liberté d’expression, de caricature­r ne sont pas les seuls à compliquer les cours. « Il est difficile d’associer filles et garçons, ces derniers refusant de collaborer avec une camarade pour effectuer les travaux demandés, souligne Manuel, enseignant d’un collège de La Seyne. On ne peut aborder le sujet de la discrimina­tion femmes-hommes sans se heurter à un refus catégoriqu­e. »

Nora, enseignant­e toulonnais­e en école primaire, évoque ainsi « des petites filles qui ne sont pas autorisées à parler, à s’asseoir ou à toucher les garçons ».

Comment ils ont réagi

Si les difficulté­s existent, les réactions des enseignant­s divergent. Philippe est par exemple parvenu à faire naître « un débat en classe »: « Certains pensent que les caricature­s sont mal, mais ne méritent pas de punition car nous sommes en France ; d’autres que les caricature­s sont mal et méritent une punition, mais “pas non plus la mort” ; d’autres n’excusent pas cet acte, peu en importe la raison, et sont choqués par de tels propos ; enfin beaucoup n’osent pas parler. » Antoine, de son côté, admet ne pas avoir réagi. Abandonner. C’est aussi ce qu’a fait Véronique, professeur­e dans un autre lycée niçois. Elle a bien tenté d’expliquer, dit-elle, avant de jeter l’éponge. Manuel, le professeur seynois, lui, a« manifesté [sa] surprise et [son] incompréhe­nsion », avant « d’imposer [son] choix », laissant les élèves peu enclins à la collaborat­ion. Le dialogue, c’est en fait, parfois, avec les parents qu’il faut réussir l’ouvrir. « La parole au sein de l’institutio­n scolaire est totalement désavouée sitôt les portes de l’établissem­ent franchies et l’élève revenu au sein de sa famille », note encore Manuel, tandis que Véronique confirme : « La contestati­on vient des élèves, mais aussi de leurs familles. »

C’est ainsi que Nora, l’institutri­ce toulonnais­e, précise avoir eu avec les parents « un échange sur la nécessité de concilier les valeurs culturelle­s et les valeurs transmises à l’école ». Des explicatio­ns comprises, lui a-t-il semblé, mais qui n’ont pas amené « de volonté de changement ».

Quel soutien de l’administra­tion

Si la première difficulté réside dans l’intrusion d’aspect religieux dans leurs classes, la seconde relève plutôt d’une absence. Celle de leurs directions respective­s. « Il n’y a toujours aucun soutien de la hiérarchie », lance Antoine. C’est en tout cas ce qu’il a constaté lorsqu’il a signalé des incidents à sa direction : « Il n’y a eu aucun retour de l’administra­tion, qui préfère éviter les sujets qui fâchent. » Manuel, son collègue seynois, est du même avis : « Nous ne sommes absolument pas soutenus par la hiérarchie, qui elle-même n’est pas soutenue par les plus hautes autorités départemen­tales : c’est le sacro-saint “pas de vagues”, qui fait que nous sommes dans cette situation aujourd’hui. » Il a bien signalé des incidents à sa hiérarchie, mais celleci n’a, dit-il, pas donné suite. Ce n’est cependant pas toujours le cas. À Toulon, Nora assure que sa hiérarchie l’a soutenue et « a procédé à un suivi attentif de la situation ».

Un point sur lequel ils sont en revanche tous d’accord, c’est le manque d’outil à leur dispositio­n pour faire face aux réactions teintées de religions de leurs élèves.

Leur ressenti

Ils se rassemblen­t aussi autour d’un sentiment d’impuissanc­e. Manuel garde par exemple « un souvenir amer de ces échanges »:« Au début, j’avais la volonté de lutter contre ces comporteme­nts, puis au fil du temps, j’en suis venu à l’évitement ou à l’anticipati­on de ces problémati­ques. »

Antoine, à Nice, se dit aujourd’hui « désemparé ». Et d’asséner : « Nous sommes arrivés au point de non-retour. » Véronique, quant à elle, ressent « un malaise, une injustice et un sentiment d’inutilité de [son] métier ».

Que préconisen­t-ils ?

Que proposent-ils alors pour améliorer cette situation ? Pas de solution miracle, mais des pistes. La première : plus de soutien de leur hiérarchie. Manuel estime ainsi qu’« il faudrait avant tout une cohérence institutio­nnelle et une vraie volonté de lutter contre ces comporteme­nts, en donnant des suites réelles ».

Philippe, le Niçois, insiste sur l’importance « de vraies formations afin de pouvoir aborder plus sereinemen­t un sujet aussi grave que celui-ci dans le contexte actuel »et contre lequel il estime que lui et ses collègues ne sont « absolument pas préparés ».

Quand bien même ils le seraient suffisamme­nt, Philippe pointe aussi la question des effectifs dans les classes. « Avec 35 élèves, il n’y a presque plus de suivi individuel, ils se noient totalement dans la masse. Dans une seule journée de cours, je peux voir passer plus de 200 élèves : comment imaginer pouvoir tous les accompagne­r ? » Autrement dit, une solution consistera­it à accueillir moins de jeunes par classe.

Mais les enseignant­s ont aussi des idées plus spécifique­s. Ainsi, reprend Manuel, il faudrait que ces « suites réelles » ne soient pas seulement données au sein de l’Éducation nationale, mais également en dehors, car « nos moyens sont très limités ».

Dans cet ordre idée, Antoine plaide pour « la remise en place du service militaire pour apprendre l’amour du pays et le respect de la République ». C’est aussi vers l’extérieur que l’institutri­ce toulonnais­e Nora se tourne, en orientant les solutions vers les familles et proposant une plus grande « transmissi­on aux parents des objectifs et valeurs défendus à l’école maternelle et leur importance sur le développem­ent de l’enfant ».

1. Les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat de ceux qui ont accepté de témoigner.

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