Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Didier Ruiz

- PROPOS RECUEILLIS PAR KARINE MICHEL kmichel@nicematin.fr

C’est mon obsession depuis quarante ans et, tout à coup, on m’offre une scène de théâtre pour en parler ». Brice, la soixantain­e souriante et débonnaire, explique les raisons qui l’ont poussé à accepter la propositio­n du metteur en scène Didier Ruiz de raconter sa ligne de vie. Son obsession ? Elle est résumée dans le titre de la dernière création du metteur en scène atypique dans le paysage français : Que faut-il dire aux Hommes ? Une pièce présentée, dans un décor épuré, devant un parterre de lycéens de Dumont-D’Urville à Toulon, faute de pouvoir être jouée sur la scène de Châteauval­lon.

Brice est un frère dominicain. A ses côtés partageant la scène et la parole, un musulman, une pasteure, une ancienne religieuse, un juif, un bouddhiste et un chaman

(1) racontent leur parcours de foi. Tranches de vies qui répondent à la mission du théâtre selon Didier Ruiz : « Donner à voir et à entendre une humanité partagée. » Après avoir libéré la parole d’ex-prisonnier­s dans Une longue peine ,de personnes transgenre­s dans Trans, Didier Ruiz achève avec Que fautil dire aux hommes ? un cycle artistique unique où des comédiens qui ne le sont pas se livrent à visage découvert, sous le feu des projecteur­s. Comme jamais. Le propos est profondéme­nt humaniste, à caractère universel. Un texte qui interroge sur l’humain, son rapport aux religions, à la spirituali­té. Une belle leçon d’humilité, autant que de laïcité.

Les ex-prisonnier­s, les trans, la spirituali­té… Qu’est-ce qui fait lien ?

Je les appelle les « invisibles ». Quand vous rencontrez quelqu’un, vous ne pouvez pas savoir s’il a fait trente ans de taule, s’il est engagé dans la spirituali­té. C’est à l’intérieur de soi. Un intérieur que j’avais envie de donner à voir. Et surtout voir comment cet intérieur participe de la constructi­on de cette fameuse identité, celle qui nous permet de dire qui on est. Moi, ça me prend une vie de répondre à cette question. J’essaie, mais chaque fois j’y ajoute un chapitre.

Comment avez-vous travaillé pour monter ce spectacle, avec des comédiens qui ne sont pas des profession­nels ?

Sur le principe de la parole accompagné­e. Cela commence par des entretiens individuel­s. Je vois chacun d’eux une heure et demie, trois fois. On échange, je pose des questions.

Je prends des notes, cela part dans tous les sens… Au bout des trois entretiens, je regarde ce qu’il y a sur le cahier, je relève ce qui m’intéresse. Une fois sur le plateau tous ensemble, je leur dis ce que je veux retrouver, on vérifie si c’est vraiment intéressan­t… Une fois qu’on a tout le matériel, on travaille avec la dramaturge – Olivia Burton – pour écrire le fil en plusieurs parties. Et on demande à chacun de venir, à tel endroit, à tel moment, redonner les éléments repérés et qui se déplacent dans le temps. Il a fallu six semaines de répétition.

Cette pièce parle de spirituali­té bien sûr, mais il y est aussi beaucoup question de liberté. Des propos qui trouvent un écho particulie­r dans la période que nous vivons.

Il y a, c’est vrai, une correspond­ance très forte avec la situation que l’on vit depuis le début de la crise sanitaire. Eric [Le bouddhiste, ndlr] ledit: «On finit par vivre dans une prison dans laquelle on ne fait que changer la moquette et on pense que cela suffit. » Et bien sûr que cela ne suffit pas. Il ajoute : «Ma grande hantise est de ne pas souffrir. » Je pense que cela va avec. Ne pas souffrir de l’enfermemen­t, pousser les murs, essayer d’agrandir le prisme demande un effort terrible car tout est fait dans nos vies pour le contraire. Je comprends que la majorité des gens se contente de ça. On change la moquette, on refait la peinture et on pense qu’on a tout changé alors que rien n’a changé…

La spirituali­té permet selon vous d’ouvrir ce champ des possibles ?

Ça permet d’enlever les murs, de voir autrement les gens, de porter un autre regard sur le monde. Et se demander comment je me place dans ce monde. C’est un vrai travail et peut-être aujourd’hui plus que jamais, a-t-on besoin d’entendre ça, quand on a  ans comme quand on en a  d’ailleurs.

Vous dîtes être un mécréant et pourtant, tout dans votre discours montre que vous avez la foi…

J’ai eu une culture catho jusqu’à  ans. J’ai la foi en ce que je fais, en ce métier qui est le mien et dans ma capacité à donner à voir le monde autrement. Pas comme j’aimerais qu’on voie ce monde, ce serait prétentieu­x, mais d’ouvrir les perspectiv­es en montrant qu’il existe différente­s manières de le voir. Aidons-nous à mieux vivre, libres et hommes, et pas rampants, soumis et abrutis par des tas de choses. Aidons-nous à mieux vivre dans cette humanité que je trouve extraordin­aire.

Il en est question dans votre pièce donc… Qu’aimeriez-vous que Dieu vous dise le jour où vous le rencontrer­ez ?

(Il rit) Je ne crois pas en Dieu, mais je crois en l’Homme et jusqu’à présent, ça me fait grandir. Donc j’aimerais qu’on me dise que je ne me suis pas complèteme­nt trompé. Que c’est là mon chemin.

Le lendemain de la première représenta­tion, Samuel Paty était assassiné. Qu’avez-vous éprouvé à ce moment-là ?

Quelle triste coïncidenc­e. C’était l’effroi absolu. L’Éducation nationale m’a contacté à ce moment-là car j’ai beaucoup travaillé pour l’académie de Versailles, j’ai écrit un texte, etc. Malgré l’effroi, je me disais que j’étais dans le juste, dans ce combat-là, celui d’ouvrir l’esprit… Quand je vois que le lendemain, on ferme à ce point-là les portes, j,e me dis que je ne suis pas complèteme­nt dans l’erreur. En tout cas c’est mon chemin pour acquérir ce statut d’homme libre et digne.

Dans mon métier, on m’a appris à ne jamais poser de question sans donner la réponse. Alors, Que faut-il dire aux hommes ?

(Long silence). En un mot qu’il faut être Homme. Et ce n’est pas si facile que cela, ça se travaille tous les jours. 1. Brice Olivier, Adel Bentounsi, Grace Gatibaru, Marie-Christine Bernard, Jean-Pierre Nakache, Eric Foucart et Olivier Blond.

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