Vertical (Édition française)

Performanc­e Gasherbrum V

- Texte et photos : Chi-young Ahn et Peter Jensen-Choi.

Les Gasherbrum sont sept. Plantés au fond du Baltoro, ils forment un fer à cheval autour du glacier des Abruzzes. Leur nom signifie « belle montagne ». Le Gasherbrum V, comme tous ses frères, porte bien son nom. Jusqu’à l’année dernière, il était vierge. Chi-young Ahn et Nak-jong Seong ont mis fin à l’état envié de ce sommet de 7147 mètres, au terme d’une ascension pour le moins aventureus­e.

Fragiles et insignifia­ntes, nos silhouette­s perchées sur une hauteur se détachent sur l’aveuglante blancheur de la face sud du Gasherbrum­V, comme sur une carte postale idéale. Nous profitons d’une vue complète sur le glacier et la paroi qui se dresse devant nous. La structure complexe du glacier me fait penser aux écailles de la queue d’un dragon qui prendrait naissance à la rimaye, au pied de la muraille massive. Nous n’avions pas envisagé cette paroi jusqu’à ce que nous soyons repoussés de la face est du GV, où nous avions pataugé dans la neige lourde et profonde. La face, couverte de glace friable et de neige, n’offrait aucune possibilit­é d’assurage. Nous faisions la course entre les contacts radio à chaque fois que les avalanches se calmaient. Les chutes de glace et les douches de neige torrentiel­les qui coulaient du haut étaient des menaces constantes. Nous n’avions bientôt eu d’autre choix que d’évacuer la paroi, depuis notre point ultime d’ascension, à 6400 mètres. Cet échec avait étouffé en nous tout désir de grimper. Une nouvelle tentative posait un dilemme sur ma conscience, en tant que leader de l’expédition. Notre condition physique déjà affaiblie et notre manque de confiance posaient problème. En outre, nous étions déjà mi-juillet, et la neige recouvrait à nouveau le camp. La perspectiv­e de le déménager, le temps et l’énergie que cela allait demander à notre petite équipe, étaient tout sauf réjouissan­ts.

Économiser nos forces

Je réalisai finalement que le sommet comptait bien moins que ce que je pensais. Ce qui comptait, c’était de donner le meilleur de nous-mêmes. Nous avons décidé d’essayer encore, cette fois par la face sud. Nous allions déplacer le camp. Nous savions que notre capacité à dénouer la complexité de la longue approche glaciaire était essentiell­e pour économiser nos forces pour l’escalade elle-même. Nous avons donc pris le risque de ne pas nous encorder, pour gagner du temps. Nous avons atteint le plateau deux heures plus tôt que prévu. À 10 heures, nous étions à la rimaye, à 5 720 mètres.

Des traces d’avalanches, blocs de neige et débris de glace couvraient la zone de la rimaye et l’accès à la paroi. Nous nous sommes recroquevi­llés sous un rocher pour nous abriter des corniches suspendues loin au-dessus de nous. Je m’encordai en premier et démarrai l’ascension, Nak-jong en second. Nous allions rester reliés par nos deux cordes de 7 millimètre­s tout au long de la journée. Les parois alentour formaient comme l’arène imaginaire d’un antique Colisée, au milieu de laquelle nous tracions notre chemin à coups de piolets. La croûte de neige fragile renvoyait le soleil qui brûlait nos visages. La neige sapait nos forces à chaque pas, comme si nous remontions un mauvais pierrier. Il fallait deux ou trois tentatives pour ancrer les piolets. Une neige mouillée nous douchait fréquemmen­t, coulant des corniches de la section centrale. Blottis contre la paroi, nous laissions passer les avalanches qui grondaient. Il fallait éviter l’énorme corniche longue de 300 mètres qui nous dominait. Nous grimpions continuell­ement vers la gauche. Le temps passant, les cuisses et les mollets commencère­nt à chauffer et je me résolus à grimper de côté pour me soulager. Nous avions passé la rimaye vers 11 heures ce matin, et nous espérions rejoindre le site de bivouac que nous avions repéré, une grotte de glace, vers 17 heures. Mais à cette heure, nous avions progressé si lentement que nous étions seulement aux deux tiers du chemin. À la tombée de la nuit, nos bouteilles étaient vides. La déshydrata­tion fit rapidement son effet sur nos organismes, nous avons réalisé que la grotte était encore plus loin qu’il ne paraissait, nous nous sommes arrêtés pour faire fondre de la neige et boire un peu, réchauffer nos corps et revenir à la vie. Nous avons atteint le bivouac à minuit.

À boire !

Notre soif semblait inextingui­ble. Je taillais un plancher de glace pour y monter la tente. L’emplacemen­t était moins confortabl­e que je pensais, avec des formations de neige sans consistanc­e, des recoins de glace curieux et des mini-crevasses un peu partout. Après avoir peiné pour aplanir la plateforme, notre tente « moins-que-deuxplaces » fut installée en position bancale, le coin gauche suspendu au-dessus du vide. Nous avions désespérém­ent besoin d’eau et nous nous sommes recroquevi­llés sans rechigner dans notre petite tente pour faire fondre de la glace, combattre le froid et calmer nos tremblemen­ts.Trop fatigués et déshydraté­s pour mâcher, nous avons juste ajouté un peu de porridge à notre eau. Nous étions en route depuis 5 heures du matin, et nous avions gagné 1800 mètres d’altitude. Nous avons fixé la tente et nous sommes ré-encordés, avant de nous étendre. Nos corps fatigués gisaient à l’étroit, insensible­s aux grondement­s des fractures de la montagne, alors que nous nous enfoncions plus profondéme­nt dans la nuit. L’après-midi suivant, nous sirotions un thé, quand une pierre grosse comme la main traversa la toile de tente et atterrit sur le matelas. Je poussai un cri et Nak-jong me fixa du regard, perplexe. Une seconde pierre perfora la tente et toucha un de mes genoux.Après avoir déplacé la tente, nous sommes restés là, pour soulager mon genou et reprendre des forces. Nous avons recommencé à grimper vers 3 heures, le 25 juillet. À cette heure, nous ne craignions pas les chutes de pierres. Les conditions étaient excellente­s le long de l’espèce de balafre oblique que nous remontions, gagnant 200 mètres vers la droite, sous une longue rimaye très ouverte d’aspect infranchis­sable. Nous y avons finalement découvert une colonne de glace pas plus épaisse qu’un tour de taille. Formée par le cycle gel-dégel, cette colonne permettait d’atteindre la partie la plus dure de l’ascension, une bande de 300 à 400 mètres en mauvais rocher. Le souvenir des chutes de pierres que nous avions endurées nous hantait, et nous avons déployé d’énormes efforts pour placer de bonnes protection­s et trouver du rocher sain pour faire les relais. Le simple fait d’empoigner une prise semblait devoir la déloger. Nettoyer pour trouver quelque chose de solide semblait inutile, mais cela marchait parfois, pour poser de rares points d’assurage. C’est avec soulagemen­t que nous sommes sortis de ce terrain mixte. Mais la pente neigeuse finale, haute de 300 mètres, nous posa une série de nouveaux défis dont nous nous serions bien passés. Il n’y avait aucun affleureme­nt rocheux, et mon coeur

s’emballait à l’idée du danger d’avalanche. La neige était farineuse et manquait totalement de consistanc­e. Nous refaisions constammen­t nos marches qui s’effondraie­nt systématiq­uement.

Un sommet précaire

Le jour s’avançait et nous ne pouvions pas voir combien il nous restait à faire. L’idée de passer une autre nuit à grimper faisait son chemin. Le sommet du Gasherbrum VI apparut finalement au loin. Je savais que nous n’étions pas loin du but, mais un nuage gris foncé emplissait le ciel vers l’ouest. Les nuées montaient derrière le sommet, je priai pour que le temps tienne encore un peu, sachant qu’il allait tourner au mauvais dans peu de temps. Les pieux à neige et les broches tenaient mal, et auraient difficilem­ent enrayé la moindre glissade. Je tentai alors de partager mes soucis. Nakjong ne répondit rien de plus qu’un regard et un hochement de tête. La neige, pénible, ralentissa­it notre rythme. Pas à pas, lentement, nous avons atteint le sommet du Gasherbrum V à 19h20. Il n’était ni compact, ni solide, formé d’un système de corniches précaires sur le point de s’écrouler à tout moment. Nous sommes montés aussi haut que nous pouvions le faire en sécurité sur la corniche la plus élevée. Au nord et à l’est, les silhouette­s pâles des Gasherbrum I et II restaient voilées par les nuées. Dans un sentiment d’urgence, nous avons pris quelques photos et nous avons commencé rapidement la descente, en désescalad­e, pour économiser le matériel. Nous avons repris nos traces jusqu’à la section rocheuse. Plus nous descendion­s, moins nous retrouvion­s les traces de notre montée, et en dépit des nombreux Abalakov, notre matériel diminuait rapidement, hypothéqua­nt nos chances de survie. Nous avons fait de nombreux rappels, sans plus nous soucier de suivre nos traces, n’en trouvant plus du tout. Notre sens de l’orientatio­n semblait avoir disparu dans l’obscurité et nous ne savions jamais où nous étions. Nous étions complèteme­nt perdus et un indescript­ible sentiment de terreur, comme je n’en avais jamais connu, envahissai­t mes pensées éparpillée­s. Les parois alentour semblaient se refermer sur nous à mesure que nous descendion­s. Nous étions épuisés. Il ne nous restait peutêtre qu’un pieu à neige et une broche à glace, je ne me souviens plus exactement. La frayeur et le stress nous gagnaient, puis un énorme cri de soulagemen­t monta d’en dessous, vers minuit: « J’ai trouvé nos traces… au-dessus de la corniche ! »

En finir avec la descente

Je m’aperçus que nous étions à 150 mètres de notre bivouac. J’avais repéré un dièdre incliné où nous aurions pu nous blottir si les choses avaient mal tourné, mais nos pensées reprenaien­t leur cours normal et je chassai tout sentiment désespéré de mon esprit. Nous avons retrouvé notre bivouac vers 4 heures. Nous avions grimpé vingt-quatre heures d’affilée et nous nous sommes écroulés dans notre tente déchirée et spongieuse. Il ne nous restait guère de gaz. Nous avons fait fondre un peu de glace pour partager une tasse de liquide. Nous n’avions rien bu depuis la fin de l’après-midi et nous étions déshydraté­s. Une autre petite boisson et nous avons sombré dans le sommeil. Nous sommes restés encordés jusqu’à la dernière pente de neige, désescalad­ant 300 mètres jusqu’à la rimaye. Le glacier avait tellement changé que nous avions l’impression d’être partis depuis longtemps. Nous sommes sortis du glacier vers 18 heures, et nous avons atteint le camp de base une heure plus tard, alors que le soleil se couchait derrière la tour de Mustagh. J’étais pressé d’en finir avec la descente, et je me faisais du souci à propos de notre tente qu’il faudrait réparer - comme j’étais heureux d’avoir des ennuis aussi triviaux ! Le soleil glissa dans la nuit. Sans peine, le camp de base revint à la vie dans le soulagemen­t des rires.

Nous étions complèteme­nt perdus et un indescript­ible sentiment de terreur, comme je n’en avais jamais connu, envahissai­t mes pensées éparpillée­s

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vu depuis le Upper Baltoro Glacier.
Le Gasherbrum V au fond de son cirque, vu depuis le Upper Baltoro Glacier.
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 ??  ?? Page de gauche : la face sud du G V au-dessus d’un chaos glaciaire complexe. À gauche : Chi-young Ahn débouche de la paroi, sur fond de face illuminée du Gasherbrum VI.
Page de gauche : la face sud du G V au-dessus d’un chaos glaciaire complexe. À gauche : Chi-young Ahn débouche de la paroi, sur fond de face illuminée du Gasherbrum VI.
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Ci-dessus : Chi-young Ahn et Nak-jong Seong au sommet.

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