Vertical (Édition française)

Vertical Spirit Kirghizsta­n

Du 8 septembre 8 octobre dernier, huit jeunes du GEAN (l’équipe des jeunes alpinistes du Club alpin français) ont terminé leur parcours au Kirghizsta­n. Au bout du voyage, l’aventure. En montagne comme à Bishkek…

- Texte : Robin Coullet.

Me voilà seul dans les rues de Bishkek. Je ne sais pas où je suis exactement, et surtout je ne sais pas où est passé le reste du groupe. Je sais où sont nos trois coaches : bien au chaud dans leur lit. Mais les autres? Tous mes jeunes camarades du GEAN, où sont-ils ? Nous étions ensemble l’instant d’avant, devant cette discothèqu­e. La police est arrivée : bousculade, altercatio­n et tout à coup, me voilà seul. Notre avion pour rentrer en France décolle demain, et c’est la première fois en un mois au Kirghizsta­n que je ressens la solitude. Et pour cause, nous revenons tout juste de la vallée de Karaksu, couronnée en son fond par le pic Pyramidal qui domine les sommets alentours du haut de ses 5500 mètres. Durant dix-sept jours, nous avons sillonné à la verticale cette vallée et sa voisine Aksu, grimpant au gré de nos envies, faisant grand usage de nos gants de Strapal ou de nos Nomics affûtés. Quand le GEAN se déplace, c’est toujours une logistique complexe. Cette fois-ci, nous sommes onze, évidemment surchargés de matériel. Les longs mois d’organisati­on laissent rapidement place à l’improvisat­ion totale. C’est ça, je crois, la force de notre groupe: être capable de se réorganise­r très vite face à l’imprévu. Pour rejoindre le camp de base, il nous aura fallu parler coréen, faire du forcing dans les aéroports, marcher deux jours et demi en poussant, fouettant, insultant des ânes récalcitra­nts à monter plus haut, à aller plus loin. Quant à nous, nous étions pressés de mettre le pied dans ces vallées reculées du Pamir Alaï. Mais la marche vers le camp de base fait partie de toute expédition. Pour le moment, pas de cuisinier, juste les muletiers avec qui nous partageons le feu le soir au bivouac. La gamelle posée sur les flammes, nous, en cercle autour du foyer, nous discutons, élaborons les projets des deux semaines à venir. Cela nous permet de renouer nos liens : nous ne nous sommes pas réunis depuis l’hiver passé.

Perestroic­rack

Le lendemain de notre arrivée au camp de base, Sylvain, Tough et moi partons pour la vallée d’Aksu avec pour objectif de gravir la voie Perestroic­rack. Perestroic­rack, c’est 800 mètres de fissures, deux jours d’ascension et cinq syllabes imprononça­bles qu’on a tout loisir de s’entraîner à dire correcteme­nt durant les vingt-trois longueurs qui composent cette voie mythique. Et une fois au sommet, du haut des 4200 mètres de la tour Russe, on peut enfin hurler son nom sans bafouiller. Plaisir de courte durée car, sans tarder, il faut penser à descendre : le chemin est encore long pour rejoindre le fond de la vallée. Des trois cordées de notre groupe qui se sont succédées dans cette voie, la première a fini de nuit après s’être allégremen­t égarée (ça, c’était nous), la deuxième a préféré bivouaquer au sommet (ça fait toujours une nuit d’acclimatat­ion) et la dernière s’est offert un bivouac au milieu de la descente dans une gorge immonde sous la neige, sans duvet ni réchaud.

Perestroic­rack, au-delà d’être un chefd’oeuvre de fissures granitique­s, aura été pour nous une belle aventure. Des huit jeunes que nous étions, nous l’avons tous gravie. Pour certains, elle fut comme un rite d’entrée : une première réussite avant de s’attaquer à d’autres objectifs. Pour d’autres, elle fut un objectif principal : après une première retraite sous une neige tenace, il leur fallut y retourner pour enfin fouler le sommet de la tour Russe, là encore avec des conditions météo bien peu clémentes. Sylvain,Tough et moi avons eu la chance de grimper cette voie avec le beau temps. Nous n’avons pas rencontré de grosses galères cette fois-là. Cela nous a permis de rapidement nous tourner vers d’autres projets. Dix-sept jours au camp de base, ça peut passer très vite, et pour ma part, je les comptais sans cesse, tentant de planifier chaque instant.

Le pic Pyramidal

De retour de Perestroic­rack, après un jour de repos, Tough et moi laissons Sylvain, parti ouvrir avec Titi le futur Sourire kirghize, et rejoignons Moulinos pour lier l’utile à l’indispensa­ble : acclimatat­ion et repérage d’un itinéraire dans la face nord du pic Pyramidal. Si le repérage est concluant, l’acclimatat­ion est un échec : bloqués par la nuit, la tempête et les difficulté­s sous le col que nous visions, nous redescendo­ns vers le CB et bivouaquon­s à 3500 mètres. Une fois au camp de base, le temps maussade nous invite au repos. Nous en profitons avec Tough (décidément nous sommes inséparabl­es) pour aller grimper à la tour Jaune, une paroi à une heure du camp de base où les autres ont repéré des voies déjà existantes. Un jour au camp, c’est bien, on peut se reposer, se laver, c’est indispensa­ble. Un deuxième jour, et on tourne déjà bien en rond. Finalement, quatre jours après notre repérage, à trois heures du matin, nous sommes à la rimaye, prêts à attaquer cette

Perestroic­rack, c’est 800 mètres de fissures, deux jours d’ascension

et cinq syllabes imprononça­bles

face nord du Pyramidal dont nous avons tant de mal à estimer la véritable hauteur. Tiphaine s’est jointe à nous, et grimpe avec Tough. Quant à moi, je ferai cordée avec Christophe. Il fait grand beau et, par chance, nous arrivons à suivre l’itinéraire que nous avions imaginé. En début de soirée, nous rejoignons une arête secondaire qui devrait nous mener le lendemain sur l’arête sommitale. Les vingt et une longueurs du jour ont bien déroulé, malgré une glace dure qui a eu raison de nos mollets. Nous consacrons une petite heure à terrasser sur notre arête, puis passons une belle nuit sous les étoiles (et sous la tente pour Tough et Tiphaine). Le lendemain matin, nous regardons le soleil se lever en nous interrogea­nt:

« On dirait qu’il ne va pas faire très beau aujourd’hui… - C’est vrai que Julien (Désécures, notre routeur) avait annoncé une légère dégradatio­n. »

Ça ne loupe pas, après trois longueurs, nous voilà sous la neige. L’itinéraire s’avère beaucoup plus difficile que prévu: c’est une arête rocheuse très effilée, sur laquelle reposent des champignon­s de glace de la taille d’une maison.Tantôt nous les escaladons, tantôt nous les contournon­s, grimpant dans du schiste pourri. Finalement, après une longue journée de lutte contre les éléments, à surmonter ces immeubles de glace, nous atteignons le bout de l’arête. Un rappel nous permet de mettre pied sur le glacier un peu en contrebas de l’arête sommitale. Il neige toujours, la pente est raide et chargée, et nous décidons de planter notre camp à l’entrée d’une crevasse. Les

spindrifts coulent sans cesse, la tente disparaît peu à peu sous la neige. Pour nous à l’intérieur, ce n’est pas l’idéal, l’espace diminue à la même vitesse que le moral.Tough enrage de ne pas avoir l’appétit suffisant pour venir à bout de son gratin dauphinois lyophilisé. Le réveil est quand même programmé tôt, avec l’espoir d’un lendemain ensoleillé.

Neige et brouillard

Cinquante mètres. C’est la distance que nous avons parcourue en ce troisième jour. Ce ne sont pas les difficulté­s techniques qui nous ont ralentis, mais la neige qui persiste à tomber et le brouillard qui nous empêche de voir. Nous passons toute la matinée dans notre crevasse, à recevoir des coulées de neige sur la tête. En milieu de journée, nous plions finalement le camp et commençons à avancer. Nous sommes sur un glacier, tout est blanc autour de nous: on n’y voit rien. Nous brassons de la neige jusqu’à mi-cuisse pendant cinquante mètres et atteignons l’arête Est qui monte vers le sommet… ou descend vers le col Est. Nous sommes au croisement ultime: à droite la réussite, à gauche l’échec. La retraite n’est plus envisageab­le depuis longtemps et, pour l’heure, il est impossible de continuer. Nous replantons les tentes et décidons d’attendre le lendemain. Le soir, nous mangeons nos dernières rations. À ce moment-là, nous espérons tous très fort le retour du beau temps. Dans la nuit, l’espoir revient quand il se met à faire très froid: c’est sûrement le signe que le ciel se dégage. Effectivem­ent, à 4 heures, le ciel étincelle d’étoiles. Le sommet est proche, mais la descente depuis notre camp est encore longue et incertaine. Nous n’avons plus de gaz ni de nourriture: il faut descendre.

C’est une arête rocheuse très effilée, sur laquelle reposent des champignon­s

de glace de la taille d’une maison

Nous ne nous concertons même pas avant de nous engager vers l’est sur cette arête rocheuse. Le temps est magnifique, derrière nous s’élève le sommet. À chaque pas, nous nous en éloignons. Nous ne nous retournons pas ou du moins assez peu. Nous sommes tous extrêmemen­t concentrés. Néanmoins, la peine de ne pas avoir foulé le sommet est fortement présente en chacun de nous. Nous mettons ensuite pied sur un terrifiant glacier, raide et parsemé de crevasses entre lesquelles il faut passer. Les pentes sont chargées de neige fraîche, le vent a soufflé fort ces derniers jours et la tension monte au maximum. Nous sommes forcés d’effectuer des rappels pendulaire­s pour franchir un gigantesqu­e gouffre. Finalement, nous atteignons le col Est, à 4100 mètres. De là, nous regagnons facilement le pied de la face. C’est là que je prends la mesure de ce que nous venons de réaliser. La peine d’avoir raté le sommet se mêle à la joie d’être là, tous les quatre au pied de cette face après l’avoir gravie. Je me rends compte que même si nous avons grimpé par deux, nous sommes depuis le début une cordée de quatre. Nous avons fonctionné ensemble du début à la fin. Coincés dans la tempête à 5000 mètres, conscients de notre situation délicate et de notre isolement, nous avons toujours gardé le moral et le sourire (car enclins à rire de pas grand-chose). Nous savions tous pourquoi nous étions là, et nous étions heureux d’être en montagne ensemble. Nous ne nous sommes pas laissé parasiter par des pensées négatives, sûrement bien préparés à vivre des moments aussi intenses. Nous nous laissons maintenant glisser jusqu’au camp de base. Nous sommes chaleureus­ement accueillis par le groupe, nous retrouvons Juju Lacrampe avec qui nous avions eu quelques liaisons radio réconforta­ntes quand nous étions là-haut.

Épilogue

À notre retour, nous apprenons la réussite de Lara, Matthias et Julien à Perestroic­rack, sous la tempête eux aussi. Sylvain et Titi ont terminé d’ouvrir le Sourire kirghize en hommage à Helena, notre cuistot au sourire pincé. Ingrid, Pat et Titi ont suivi nos traces sur le pic Pyramidal avec un jour de décalage. Après une nuit cauchemard­esque sous la neige au premier bivouac, ils sont redescendu­s en rappel dans la voie. Il nous reste deux jours avant le retour à la civilisati­on. Nous en profitons avec Pat pour nous offrir une dernière voie: le Sourire

kirghize. Tough et Titi nous précèdent. Le lendemain, il faut partir, le trek retour s’annonce difficile, nous n’avons presque plus rien à manger et le temps est maussade. Arrivés au village trois jours plus tard, nous nous jetons sur tout ce qui se mange. De retour à Bishkek, nous voulons faire la fête. Vous connaissez la suite : la soirée se terminera plutôt mal. Finalement, la police laissera sortir tout le monde au bout de quelques heures.

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Photo Christophe Moulin ?? Page de droite : Lara dans la fissure en offwidth au-dessus du premier bivouac de Perestroic­rack. Ci-dessous : Tiphaine sur l’arête sommitale du
pic Pyramidal au troisième jour d’ascension.
Photo Matthias Bérend Photo Christophe Moulin Page de droite : Lara dans la fissure en offwidth au-dessus du premier bivouac de Perestroic­rack. Ci-dessous : Tiphaine sur l’arête sommitale du pic Pyramidal au troisième jour d’ascension.
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Photo Matthias Bérend ?? Page de droite : Tiphaine au neuvième relais. Jonathan et Robin dans la glace noire “pète-mollets” de
la voiedelaBa­nane en face nord du pic Pyramidal.
Ci-dessous : la face nord du pic Pyramidal (au fond) avec à gauche l’immense face ouest du
pic...
Photo Christophe Moulin Photo Matthias Bérend Page de droite : Tiphaine au neuvième relais. Jonathan et Robin dans la glace noire “pète-mollets” de la voiedelaBa­nane en face nord du pic Pyramidal. Ci-dessous : la face nord du pic Pyramidal (au fond) avec à gauche l’immense face ouest du pic...
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Photo Christophe Moulin Robin sur l’arête est dans la descente du pic Pyramidal, au cinquième jour de l’ascension.

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