Vertical (Édition française)

Antoine MOINEVILLE

Une montagne mystérieus­e du Groenland. Un bigwall de 1700 mètres. 170 kilomètres d’approche en kayak de mer. L’Apostelens Tommelfing­er a offert à une équipe franco-suisse ce qu’elle était venue chercher : une aventure totale.

- Par Antoine Moineville

Co-fondateur du collectif des Flying Frenchies, guide de haute montagne et membre de l’expédition du Riso Patron (Patagonie), Antoine mène une vie hors des sentiers battus. Que ce soit en expédition ou dans la conception de projets artistique­s originaux (Metronomic), l’aventure et le partage sont ses maîtres mots. Dans ce numéro, il vous raconte ses vacances à la mer.

Ce soir, encore une fois, la montagne gronde… Les tremblemen­ts de terre provoqués par les chutes de séracs en contre-bas m’empêchent de dormir. Dans mon hamac, recroquevi­llé au-dessus de 800 m de vide, je subis malgré moi cette symphonie de sons post-apocalypti­ques. Les points d’ancrage qui supportent mon poids sont coincés derrière des écailles de rocher qui ne demandent qu’à sauter. Pas de panique, je suis longé à une corde fixe, mais contraint de ne pas bouger au risque de penduler pendant mon sommeil. De fines particules de glaces provenant des 900 m de paroi qu’il nous restait à gravir crépitent sur ma couverture de survie placée en guise de protection. Heureuseme­nt, je ne suis pas seul. À 5 m en contrebas se trouve mon ami Jérôme Sullivan, allongé « au mieux » derrière une écaille trop étroite. Silvan Schupbach, Christian « Laddy » Ledergerbe­r et Fabio Lupo, nos compagnons de voyage suisses allemands, sont agglutinés 40 m plus bas sur une mauvaise vire inclinée vers le vide. La situation est surréalist­e, mais quelque part cela me plait. De fait, c’est le prix à payer lorsque l’on est sans portaledge au beau milieu de la face ouest de l’Apostelens Tommelfing­er (2315 m), un des plus grands big walls du Groenland. Étant venus jusqu’ici en kayak, nous n’avons pas trouvé la place pour prendre ces précieuses tentes de paroi. Priorité à la bouffe, et nous allions certaineme­nt trouver des vires… Pour tout vous avouer, nous n’en savions rien, mais le deal en valait la peine, car malgré des dimensions colossales, ce mur de 2 km de haut était encore vierge. La montagne avait été grimpée à plusieurs reprises, mais rien ne figurait au sujet de cette face ouest, que Silvan prit en photo l’an passé lors d’un de ses voyages au Tasermiut. Sur le cliché, caché derrière une ligne de crêtes, on distinguai­t nettement le haut de ce mur raide et d’apparence compact. Mais pourquoi, de toutes ces expédition­s, aucune n’avait relevé le défi ? Nous n’avions que cette photo où le mystère restait entier et, sans aucun doute, il nous fallait aller voir. Un mois et demi plus tôt, alors qu’à Chamonix la saison de guide battait son plein, mon grand ami Jérôme Sullivan, surnommé à juste titre Survivan m’appelle pour me proposer de me joindre à ce voyage un peu dingue. À cette époque, je travaillai­s sans relâche comme aspirant-guide pour aller me présenter à l’examen final du guide en fin de saison. Mon été semblait tout tracé, le droit chemin vers la sécurité financière, le diplôme, etc., mais la perspectiv­e d’une telle entreprise me séduisit au point de tout plaquer. L’équation était parfaite : une montagne mystérieus­e sans info et loin de tout, une approche compliquée en autonomie totale, avec Survivan et une équipe de Suisses allemands que nous ne connaissio­ns quasi pas… C’était parfait, spontané, l’aventure avec un grand A et en kayak qui plus est ! J’étais aux anges, car j’aime le kayak alors que Jérôme, lui, n’en avait jamais fait… Je ne connais qu’un mec capable de se lancer dans une telle aventure sans se préoccuper de ce genre de détail. Alors que l’avion partait dans 15 jours, le bougre allait avoir besoin de soutien. Entre deux journées de travail, nous allions nous entrainer au kayak sur le lac de Passy où, avec un style inimitable, il m’offrit un spectacle mémorable. Je ne pouvais m’empêcher de sourire en le voyant voguer « tranquille/peinard » au milieu des touristes en goguette. Me l’imaginer pagayant pendant des semaines dans la houle de l’océan Atlantique, au milieu d’une équipe suisse allemande au garde à vous, me laissait rêveur… Mais le kayak est un sport très instinctif, j’étais sûr qu’il allait y arriver. Au pire, il allait en baver un peu plus que les autres, mais là je savais qu’il n’y avait pas de problème. On ne le surnomme pas Survivan pour rien ! Pour l’avoir rapatrié, lui et son épaule luxée, au travers de la jungle de Patagonie chilienne (expédition du Riso Patron), je sais de quoi il est capable… Avec un certain flegme, il encaisse, c’est Survivan, l’unique, le vrai ! Quelques coups de pagaies plus tard et non sans avoir vidé nos comptes en banque, nous nous envolions en direction de Nanortalik, où nous allions rencontrer le reste de l’équipe. Les kayaks ainsi que le nécessaire pour notre survie étaient déjà sur place. Silvan et Laddi, secondés de près par Fabio, avaient préparé minutieuse­ment les rations de nourriture pour 28 jours d’autonomie. Leurs expérience­s passées en matière d’approche « by fair mean » en kayak nous plaçaient au rang d’invités mettant les pieds sous la table. C’était un honneur pour Jérôme et moi de pouvoir faire partie du voyage, et la confiance aveugle qu’ils nous accor-

daient était aussi touchante qu’intimidant­e. Malgré notre différence culturelle, le premier contact fut agréable, et nous fûmes d’autant plus rassurés en constatant qu’ils avaient pris 30 kilogramme­s de fromage suisse et environ 3 litres de schnaps fait maison. Pour nous, c’était suffisant pour savoir que nous allions bien nous entendre ! Après quelques finitions logistique­s et tests de chargement­s des kayaks, nous embarquâme­s enfin à bord du bateau qui nous emmènerait jusqu’à Aappilatto­q, notre dernier port d’attache.

170 km nous séparaient encore de l’Apostelens Tommelfing­er. À la rame, avec des kayaks remplis jusqu’à la garde, nous prévoyions de tirer vers l’est en longeant les berges du fjord Prince Christian Sound (voir schéma). Après 60 km, nous allions déboucher au niveau du cap Farewell, bien connu des marins pour ses conditions de navigation­s difficiles... De là, nous prévoyions de remonter au nord en longeant pendant 60 km une côte inhospital­ière et exposée aux houles du grand large. La zone y est infestée de big walls malmenés par les assauts de l’océan. Les embouchure­s des fjords géants du cap Farwell y canalisent les courants qui vont et viennent aux grès des vents et des marées. Au coeur de ce bouillon, certains passages allaient nous imposer des traversées de 10 km en pleine mer, et sans possibilit­é de retraite. En franchissa­nt cette zone, il ne nous restait plus que 50 km à parcourir le long des berges du fjord Lindenow qui nous mèneraient droit jusqu’à Apostelens Tommelfing­er. À cette époque de l’année, le soleil brille 20 heures par jour et les marées s’inversent toutes les 12 heures. Nous nous devions de caler notre rythme de sommeil au gré des courants portants et, chaque matin, les icebergs à la dérive nous indiquaien­t le moment où nous pouvions partir. Après 3 jours d’immersion complète dans ce cycle naturel, à pagayer 8 heures par jour, à raison d’une pause toutes les 2 heures, nous étions déjà déconnecté­s du monde. Comme hypnotisés par l’effort lancinant et répétitif du kayak, nos corps s’étaient transformé­s, et à ce rythme, même Jérôme, qui jusque-là apprenait ses gammes, pouvait se vanter d’être devenu un véritable « sea- kayaker » ! Un vent violent venait parfois nous chatouille­r les pagaies, mais de manière générale la météo était avec nous. Même la houle impression­nante de la côte est ne nous causa pas « trop » de mal. Deux jours et demi

VENUS JUSQU’ICI EN KAYAK, NOUS N’AVONS PAS TROUVÉ LA PLACE POUR PRENDRE NOS PORTALEDGE­S.

furent nécessaire­s pour passer cette zone scabreuse. Nous pénétrâmes enfin dans le fjord Lindenow et la vue du Tommelfing­er nous redonna courage. Comme pour nous indiquer le chemin à suivre, les icebergs flottaient sur les eaux glacis et turquoises du fjord, nous offrant alors des sensations de glisse extraordin­aires… Le paysage se dévoilait progressiv­ement et chacun de nos coups de pagaies nous rapprochai­t du but. Le nez en l’air, nous avancions sans relâche, mais le big wall que nous avions vu sur la photo restait caché... Il nous fallait continuer pour aller voir ce qu’il y avait derrière. Au 7e et dernier jour de navigation, après un 6e bivouac, nous remontions la rive droite du fond du fjord puis nous tirions droit en direction d’une baie qui semblait marquer l’entrée d’un cirque. De là, nous espérions avoir une vue d’ensemble sur ce cirque qui, déjà, nous dévoilait quelques beaux morceaux de faces... Les reliefs côtiers qui bordaient notre droite masquaient une partie du paysage. La plage que nous visions n’était plus qu’à quelques coups de pagaies, quand soudain, comme surgie de nulle part, la paroi que nous étions venus chercher était là, imposante à s’en péter les cervicales, c’était bel et bien le big wall de la photo, mais en plus grand, plus beau et plus raide.

Éreintés par notre interminab­le voyage, mais heureux de notre « grande » découverte, nous débarquion­s tels des naufragés sur une plage où nous installâme­s notre 7e camp. Nous avions pris de quoi rester 14 jours sur place avant de repartir sur nos kayaks, il nous fallait donc agir vite. Dès le lendemain, nous décidions de partir en repérage… À notre plus grande surprise, ce mur colossal ne nous avait pas encore tout dévoilé. 5 km nous séparaient encore du pied du mur, et de la plage. Ce que nous pensions être une pente de neige d’attaque était en fait un énorme glacier suspendu qui barrait tout le premier tiers de la face. Face à cette nouvelle découverte, nous étions pris au dépourvu et nous comprîmes pourquoi les expédition­s d’avant n’avaient pas tenté la face. Avec les épaisses coulées de glace qui jonchaient le pied du mur, nous voyions que le glacier était actif… L’idée de grimper l’un de ces séracs me faisait froid dans le dos, surtout que nous n’avions pris que 4 broches. Il nous était impossible d’attaquer le mur en son point le plus bas. Beaucoup trop dangereux ! Une zone à l’extrême droite de la face semblait être un peu moins menaçante et nous permettait d’atteindre la partie supérieure du mur qui était tape à l’oeil de verticalit­é. Une ligne raide comme la justice empruntait une succession de cheminées qui rayait d’un trait les 1000 m de l’head wall. De plus, à la jumelle, il nous semblait y voir quelques vires… Le lendemain, nous quittions notre camp de base avec 10 jours de nourriture. Afin d’optimiser notre progressio­n, nous nous organisâme­s en 2 équipes qui allaient s’alterner une à deux fois par jour. La première équipe grimperait et fixerait les cordes sur lesquelles la deuxième équipe remonterai­t puis hisserait les sacs. Nous avions pris de quoi fixer 180 m de cordes au gré des emplacemen­ts de bivouac que nous espérions découvrir. Silvan se dévoua pour prendre la tête dans la partie en glace. Au moyen d’abalakovs, il franchit les passages déversants des 100 m de glace que nous franchîmes en toute hâte… Une fois sur le glacier, nous comprîmes à quel point le mur dans lequel nous nous engagions dépassait l’entendemen­t. L’immensité était telle qu’il nous était impossible d’évaluer les distances. Ce que nous croyions être des fissures devenait des cheminées dès lors que nous nous rapprochio­ns. Parfois, les pierres

LA PAROI ÉTAIT LÀ, IMPOSANTE À S’EN PÉTER LES CERVICALES, MAIS EN PLUS GRANDE, ET PLUS RAIDE.

chutaient de tellement haut qu’on ne pouvait les voir, on ne pouvait que les entendre fendre l’air pendant de longues secondes… Après 2 jours d’une escalade désagréabl­e sur des névés exposés puis dans des cheminées mousseuses et ruisselant­es, nous atteignîme­s enfin le pied de l’head wall. Mais le mauvais temps annoncé était sur nous, nous empêchant alors de trouver l’attaque que nous avions repérée. L’immense paroi qui nous dominait disparaiss­ait progressiv­ement dans le néant des nuages gris. Le crachin virevoltai­t sans discontinu­er dans une atmosphère froide et humide. Nous installâme­s tant bien que mal notre bivouac dans la boue froide d’un gradin situé juste au-dessus de la barrière de séracs que nous avions contourné. Nous étions à l’abri, mais à heures fixes, réglées comme le passage d’un métro, des milliers de tonnes de glace allaient s’exploser 600 m plus bas, au pied d’un couloir qui faisait caisse de résonnance. Les grondement­s pouvaient être d’une puissance infinie au point d’en faire trembler la montagne.

Jérôme et moi nous étions portés volontaire­s pour ne pas nous encombrer d’une deuxième tente… Ce soir-là, nous passâmes un certain temps à nous construire un toit avec des hamacs doublés de nos fameuses couverture­s de survies. Nous étions fiers comme des gamins qui viennent de finir une cabane. Mais finalement, nous passâmes l’une des pires nuits du voyage. Trempés jusqu’au caleçon et allongés sur des tapis de sol en voie de crevaison, nous étions coincés sous nos hamacs à attendre que ça passe. Comme des chiens mouillés épris de claustroph­obie chronique, nous fumions nos clopes en nous racontant des histoires dénuées de sens et aux couleurs de notre situation légèrement décalée. Le lendemain, la chance était avec nous. Malgré quelques nuages persistant­s, le soleil faisait son apparition. Laddi et Fabio passèrent la journée à grimper et fixer les cordes, pendant que Silvan, Jérôme et moi faisions sécher nos affaires. Après une première longueur d’artif, ils réussirent à rejoindre une ligne de fissures qui allait nous emmener droit sur l’énorme cheminée qui rayait la face. Le lendemain, nous remontâmes les 180 m de cordes fixes ainsi que tout notre camp dans l’espoir de trouver un emplacemen­t de bivouac décent. 5 longueurs plus haut, nous découvrîme­s une vire où nous décidâmes d’installer notre 4e bivouac. Pendant que Fabio, Silvan et Laddi aménageaie­nt la vire, Jérôme et moi fixâmes encore 5 longueurs dans le mauvais temps pour finalement redescendr­e sur la vire. Malgré leurs efforts d’installati­on, la vire était beaucoup trop étroite pour 5. Après avoir ingurgité notre ration de nourriture quotidienn­e, comme 2 bons clochards, nous remontâmes par les cordes pour nous installer tant bien que mal 40 m plus haut. Ce soir-là, la montagne grondait… Le cul posé dans mon hamac, j’écoutais passer les métros, toujours à l’heure pour vous empêcher de dormir. Mon esprit vagabondai­t… Venant se loger au plus profond de nos tripes, ses puissantes vibrations nous plongeaien­t dans les lointains retranchem­ents de notre cerveau reptilien… Parfois, des cailloux se décrochaie­nt et le son lugubre de leur descente aux enfers se rapprochai­t de nous, pour finalement passer à quelques mètres de notre bivouac perché. Fatalement, comme écrasés par la gravité des sons ambiants, nous étions engagés jusqu’au cou dans la galère, à encore plusieurs jours du sommet et à quelque 170 km de kayak du premier village… Malgré l’inconfort extrême de mon hamac, l’exotisme de la situation me faisait sourire… Je me sentais privilégié d’être à ce point fragilisé, mais plongé dans l’intimité des éléments, en grand témoin d’un spectacle sons et lumières grandiose, naturel et surtout surréalist­e. Allez… Au point où on en était, autant ne pas dormir. Ça n’arrivait pas tous les jours des nuits comme ça ! Je me grillais une clope pour fêter cela, tout en méditant sur notre sort misérable,

NOUS INSTALLÂME­S NOTRE BIVOUAC DANS LA BOUE FROIDE D’UN GRADIN SITUÉ JUSTE AU-DESSUS DES SÉRACS

et pourtant bel et bien assumé. Les jours suivants furent éprouvants pour le moral. Plus nous progressio­ns et plus le rocher devenait beau. Mais les longueurs que Silvan et Laddi enchainaie­nt de main de maître nous étaient interdites, car ayant grimpé notre quota de longueurs, nous autres étions réduits à la corvée du hissage des sacs et aux interminab­les remontées sur corde. Ça faisait mal au coeur d’être pendu comme des saucissons, mais nous n’avions définitive­ment pas le temps de nous livrer au plaisir de la grimpe. C’était un travail d’équipe et il nous fallait aller vite. Nous passâmes une 5ème nuit sur une vire « convenable » située à environ 300 m du sommet. Le lendemain matin, la météo n’était pas pire que prévu. Grâce à Laddi qui en grand lève-tôt se porta volontaire pour faire fondre l’eau dont nous avions besoin, nous nous motivâmes à tenter un one push jusqu’au sommet. Après 200 m d’escalade « souterrain­e », nous traversâme­s vers la droite sur des dalles monstrueus­ement gazeuses. Nous passâmes petit à petit au-dessus des nuages et, enfin, nous atteignîme­s le sommet du Tommelfing­ers. Notre joie était timide, car nous pensions déjà à la suite... De nuit et sous la neige, nous redescendî­mes jusqu’à notre bivouac pour y passer une 6e nuit humide et fort malcommode. Le lendemain, nous nous réveillâme­s dans une ambiance hivernale : un verglas psychédéli­que recouvrait la totalité de la face et comme souvent dans ces moments-là, Jérôme se chargea d’assurer la descente en rappel. La paroi était si raide que nous ne coinçâmes aucune corde et, finalement, 24 h plus tard, après 1200 m de rappel et 5 km de marche chargés de nos sacs de hissage, nous arrivâmes à notre camp de base. Enfin, nous pouvions nous détendre…

Nous nous accordâmes 2 jours de repos total avant de remonter à bord de nos kayaks. La météo s’annonçait incertaine, mais le stock de nourriture diminuait à vue d’oeil. Il nous fallait partir… Après une heure de navigation, nous sentions que quelque chose d’intense nous attendait. Certes, le courant du fjord Lindenow nous propulsait à toute vitesse vers l’océan, mais une houle entretenue par un vent sournois perturbait notre navigation. Sans cesse déséquilib­rés, il nous fallait pagayer pour ne pas nous retourner. Finalement, nous entrâmes dans un fjord abrité du vent où, à notre plus grande surprise, nous découvrîme­s une cabane qu’aucune carte ne mentionnai­t. Malgré des traces d’ours, nous passâmes une bonne nuit de réconfort avant de repartir en direction de la côte est. Nous débouchâme­s sur la zone exposée à la houle où nous fûmes accueillis par des hordes d’oiseaux volant joyeusemen­t dans un ciel lourd et gris. De leurs battements d’ailes, alors que nous pataugions dans le bouillon des vagues, ils semblaient vouloir

AU MILIEU DU TUMULTE DES VAGUES, LADDI HURLAIT : « C’EST NOTRE SEULE CHANCE ! »

nous narguer. Nous avancions vite, mais avec la fatigue et la nuit venant, nous n’eûmes pas le temps de finir cette traversée engagée. Sous la pluie, et exposés à un vent de plus en plus fort, nous installâme­s un nouveau camp. Le matin, alors qu’il nous fallait tirer un cap de 10 km en pleine mer, l’océan était déchainé. Le vent déchirait la crête des vagues et une houle de 2 m ne savait plus où donner de la tête. Le coeur chargé d’adrénaline, nous nous engageâmes dans cette traversée où aucune retraite ne nous était permise. Après 20 minutes à me battre avec les vagues et à m’efforcer de rester calme, au plus près de mes compagnons qui disparaiss­aient derrière les paquets d’eaux, je vis Jérôme en difficulté. Aspiré vers le large, je le voyais tressailli­r comme un canard en fuite. Malgré toute sa bonne volonté, je l’entendais hurler : « je ne contrôle plus rien ! » puis il disparut sous son kayak dans une eau à 5 °C… « Raaaft uuuup !!! ». Nous nous efforçâmes de le rejoindre pour effectuer une manoeuvre de sauvetage. Mais l’approche était risquée. Heureuseme­nt, Laddi géra la crise avec beaucoup de sang-froid. À cause des vagues et malgré les pompes, il nous était impossible de vider intégralem­ent le kayak de Jérôme. Pagayer dans de telles conditions avec un bateau rempli d’eau se révéla impossible et, en 15 minutes, Jérôme passa trois fois à l’eau… L’heure était grave. À 1 km de là, nous pouvions entrevoir une crique remplie d’icebergs où, peutêtre, nous trouverion­s à nous abriter. Au milieu du tumulte des vagues, Laddi hurlait : « C’est notre seule chance! ». Il attacha alors une ligne de vie à l’avant du kayak de Jérôme pour le tracter avec l’aide de Fabio. J’étais au côté de Survivan et j’essayais de l’empêcher de couler. Les vagues nous cisaillaie­nt de toutes parts, le vent et l’eau nous fouettaien­t le visage. Assi dans son kayak avec de l’eau jusqu’aux hanches, Jérôme était transi de froid et n’arrivait plus à pomper. Je sentis immédiatem­ent que son bateau s’enfonçait… Je m’agrippais de toutes mes forces, mais mes bras fatiguaien­t et menaçaient de lâcher prise. Je lui hurlais, à en perdre haleine : « Pompe !!! Pompe !!! Allez !!! Pompe !!!». Je ne saurais dire combien de temps aura duré notre lutte, mais courageuse­ment, nous nous battîmes jusqu’à enfin atteindre le fond de la crique où par chance nous trouvâmes un endroit pour accoster. Très vite, nous aménageâme­s un camp pour réchauffer Jérôme et attendre que les éléments se calment. Le lendemain matin, nous repartîmes dans des conditions houleuses, mais sans vent. Une fois ce cap franchi, nous pensions avoir fait le plus dur. Mais nous naviguâmes encore 3 jours dans une tourmente qui semblait avoir pris possession des lieux. Au milieu des baleines qui venaient assister au spectacle, nous avancions, les nerfs à vif en direction de la civilisati­on. Enfin, Aappilapto­q était en vue. Nous aperçûmes des enfants jouant à la balançoire en s’élançant avec légèreté dans les bourrasque­s de ce même vent qui nous empêchait d’avancer. Alors que nous étions en pleine lutte, ils contemplai­ent la scène d’un air amusé. Ils nous virent débarquer tels des ovnis, sur le sol de la civilisati­on où, enfin, nous pouvions crier victoire. Nous venions de clôturer une boucle de 340 km et 13 jours de kayak, avec 1700 m d’escalade, 6 bivouacs et seulement 3 jours de repos total, le tout dans le bain d’une nature puissante et hostile. Malgré nos airs hagards, notre joie était immense, car le sommet de notre aventure était là, sur cette plage jonchée d’épaves de bateaux à exactement zéro mètre d’altitude.

Quel paradoxe pour un alpiniste : en ouvrant Metrophobi­a (1700 m, 7a A2+ et glace 120°) dans des conditions difficiles, nous croyions avoir vécu le pire de notre aventure, mais le kayak avait pris finalement le dessus. Les Suisses allemands nous avaient prévenus, c’était le deal et encore aujourd’hui je suis conquis par leur idée de se déplacer à la force des bras. C’est beau, pur, et si c’était à refaire je le referais. Paradoxale­ment, après coup, ce sont les pires moments de galère qui vous mettent le plus en joie, car le cerveau humain a cette faculté de transforme­r une expérience en souvenir, en vous laissant un goût en bouche qui ne vous quitte pas. Le goût indescript­ible d’un bouillon puissant et naturel qui vous imprègne le corps et la tête d’un sentiment de liberté sans limites. Comme pour une bonne soupe de légumes, ce n’est qu’après de longues heures à mijoter dans un bouillon chaud que le mixe des aliments dévoile sa véritable saveur, de ses saveurs délectable­s qui vous réchauffe le coeur et vous donne de l’élan pour aller de l’avant.

 ??  ?? Silvan Schüpbach, Christian Ledergerbe­r, Fabio Lupo, Jérôme Sullivan et Antoine Moineville heureux au sommet de l’Apostelens Tommelfing­er (glace 120°, A2+, 7a, 1700 mètres)
Silvan Schüpbach, Christian Ledergerbe­r, Fabio Lupo, Jérôme Sullivan et Antoine Moineville heureux au sommet de l’Apostelens Tommelfing­er (glace 120°, A2+, 7a, 1700 mètres)
 ??  ?? Derniers coups de pagaie avant la vision libératric­e de l’Apostelens Tommelfing­er, et son kilomètre et demi hors taxes de granit.
Derniers coups de pagaie avant la vision libératric­e de l’Apostelens Tommelfing­er, et son kilomètre et demi hors taxes de granit.
 ?? Photos Antoine Moineville / Silvan Schüpbach ??
Photos Antoine Moineville / Silvan Schüpbach

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