Vertical (Édition française)

Philippe BRASS

Georges Livanos et Dominique LeprinceRi­nguet ont ouvert deux des plus emblématiq­ues itinéraire­s du Rocher d’Archiane avant de croiser leur chemin dans les Dolomites. Dans ce sud du Vercors, la majorité des itinéraire­s ont conservé un équipement d’origine.

- Par Philippe Brass

Les parois de Wadi Rum ou du Yosemite sont parmi ses favorites mais c'est dans les Dolomites que ce guide membre du collège des Guides Italiens sévit. L'histoire des parois qu'il parcourt et des hommes qui les ont aimées sont un bon alibi au récit, comme ici pour la paroi rouge d’Archiane.

Le jour n’est pas encore levé. La fraicheur qui précède l’aube invite à se vêtir. Au milieu de l’automne, les jours se font courts, c’est aussi une excuse au départ matinal qui se serait moins imposé pendant les journées plus longues du printemps ou de l’été. J’aime me mettre en marche à la fin de la nuit et voir les premières lueurs du jour après avoir déjà pris un peu de hauteur. Il y a plusieurs manières d’envisager ce préambule à l’escalade qu’est l’approche : façon pressé, coupant les lacets du sentier le souffle sonore et l’oeil sur la montrebous­sole, qu’importe l’itinéraire pourvu que l’on aille vite. Il y a aussi le profession­nel à l’affût, le pas décidé et l’oreille aux aguets, prêt aux grandes manoeuvres stratégiqu­es pour se retrouver devant en cas d’affluence, c’est inutile en ces lieux. Loin de ces agitations Max Liotier — qui nous a quittés cet été 2016 — avait une formule géniale empruntée à Churchil : « Allons doucement nous sommes pressés ! ». C’est sur ce rythme que nous quittons le hameau d’Archiane encore endormi en direction du couloir est, un vaste entonnoir pierreux où les bouquetins sont nombreux. Dans son dernier opus — Les chemins noirs — Sylvain Tesson déclame le bien-être trouvé dans un certain type de lieux aux traits de caractère résumés dans ce vocable, l’hyper-ruralité. Perçu comme une malédictio­n par les uns, c’est pour d’autres un refuge. Dans le monde hyper-rural, l’état des routes oblige à une certaine douceur dans les virages, les mauvaises connexions internet rendent le smartphone inutile au profit d’un bon livre. Il est ici plus simple de gratifier le passant d’un bonjour que de poster un selfie avec la fontaine du village. Sur les cartes IGN que consulte l’écrivain blessé, l’hyper- ruralité est reliée par des pointillés non surlignés, donc forcément épargnés des randonneur­s pressés : les chemins noirs. Ces parois du sud Vercors — Glandasse, Archiane — possèdent parmi les plus beaux chemins noirs verticaux. Ils ont été tracés par des hommes passionnés et ont échappé aux tendances actuelles visant la banalisati­on d’un environnem­ent : accès aménagés, équipement fixe des voies, etc. Là encore aubaine pour les uns, périls pour d’autres. C’est cette aubaine que nous venons chercher. Une approche escarpée, un rocher bon à exécrable, des pitons çà et là, et la place pour un poil d’improvisat­ion dans une escalade jamais banale où comme dans un sentier peu pratiqué le meilleur et le pire peuvent se côtoyer. L’escalade dans les chemins noirs n’est pas encore édulcorée comme le voudrait la tendance. Le 23 avril 1965, Bernard Conod, Jean-Pierre Frésafond et Dominique Leprince-Ringuet avaient gagné la vire d’attaque dans l’après-midi, s’installant au mieux pour une veillée d’armes, sachant que le prochain bivouac serait en paroi et certaineme­nt moins spacieux. Ils étaient chargés : eau en quantité, nourriture, réchaud à gaz, vêtements. Venait s’ajouter une abondante quincaille­rie indispensa­ble à une telle aventure : pitons, marteaux, mousqueton­s en nombre, étriers. Ouvrir dans une paroi d’une telle raideur appelait à des techniques compliquée­s, lentes, le bivouac était aussi inévitable que naturel. On y mangeait des victuaille­s choisies et les gourdes servaient du rouge. Les pieds dans le vide, la tête dans les étoiles, on ne se refusait pas une lampée de cognac, voire un petit cigare. On savait vivre en paroi, mieux, on savait en jouir. Ainsi, Paragot avouera 50 ans après la première de la voie des Parisiens que le bivouac aurait pu être évité, mais que tout de même il eut été triste de gâcher les belles provisions et le vin que l’on avait emporté ! Après la pénible remontée du couloir est, il faut traverser la vire centrale. C’est une flânerie dans laquelle il convient de rester concentré.Un net changement d’orientatio­n de la paroi marque le passage dans le pilier sud-est que parcourt la voie Livanos, un chef d’oeuvre du Grec réussi en mai 1959. C’est une voie en deux temps, comme son ouverture. Partie basse en excellent rocher, tracé astucieux, intuitif, à la recherche des fissures pitonnable­s, partie supérieure en rocher moins compact le long d’une vaste dépression qui donne la ligne et le ton. C’est en parcourant ce pilier Livanos que Dominique Leprince-Ringuet découvre cette face encore vierge. Il fera une première tentative avec Bernard Conod et Jean-Pierre Frésafond un mois avant l’ouverture, tentative repoussée par la neige et le mauvais temps. Le long cheminemen­t presque horizontal mène à un mur gris qu’il faudra gravir — la première longueur du Dièdre gris — puis une longue traversée à gauche conduit à cette vire du premier bivouac de la première ascension. Un magnifique genévrier marque l’attaque des difficulté­s. « — Les coinceurs ? — Oui, passe-moi aussi les anneaux. » C’est le moment de s’équiper, de placer sur le baudrier et sur la sangle porte-matériel ce qui sera nécessaire dans la longueur à venir. Les mots sont brefs. Les boutades et quelques banalités souriantes que l’on

échange dans l’approche font place à des mots simples, brefs, choisis. Ils sont le verbe d’une complicité essentiell­e. Dans la cordée, leader et second comptent chacun dans la présence efficace de l’autre. Quand le vent emporte les mots ou que la distance les dilue dans la paroi, le regard ou une traction particuliè­re sur la corde les remplacent. Les longs discours ne sont pas efficaces. Une bonne cordée se parle peu. Me voilà parti, Claire m’assure attachée au genévrier. Les premiers pitons semblent solides, le rocher est plutôt bon. Hier soir, un grimpeur de passage m’a laissé entendre que la fissure de laquelle je m’approche maintenant était du genre retors, que sa cotation dans les topos était sous-estimée. Pourtant je suis soulagé en plaçant un premier camalot® juste au-dessus du coin de bois vintage. Les verrous de main sont francs, à peine douloureux, et quelques prises de pieds facilitent la progressio­n. Une entrée en matière certes technique, mais franche et magnifique largement facilitée par la protection sur des camalot®. Il n’avait pas dû en être de même lors de l’ouverture. Marteau, coin de bois, étriers et huile de coude étant incontourn­ables dans un tel style de grimpe à l’époque. Remplacer un piton planté en équilibre à bout de bras par un spit c’est le passage à une activité différente. Les voies équipées à demeure pendant l’ouverture — les voies d’escalade sportive — sont une pratique différente où l’on ne va pas s’enquérir du même plaisir de grimper. Bon nombre de voies à l’équipement absent ou hétéroclit­e, en France, en Jordanie ou ailleurs, deviendrai­ent ce qu’il est commun d’appeler des bouses si elles étaient équipées de spits ou de broches, transformé­es uniquement de par le matériel en place en voie sportive, le rééquipeme­nt d’une voie traditionn­elle se traduit immanquabl­ement par sa perte d’intérêt. « Mais enfin », glapit le rééquipeur devant ces paroles, « un spit c’est quand même mieux que trois pitons branlants, non ? Ça permet de passer en libre et de ne pas tout arracher si on tombe » , et de poursuivre par ce couperet, « et ça fait moins dégueulass­e que ces vielles ferrailles ». Arguments rejetés votre honneur. Les voies sportives, qui partagent leurs caractéris­tiques avec vos arguments, sont nombreuses et de qualité, leur intérêt n’est pas contesté, une voie traditionn­elle n’est en rien supérieure à une voie sportive et inversemen­t. Les voies traditionn­elles comme cette Paroi Rouge — forme d’alpinisme purement rocheux — méritent simplement que l’on conserve leurs caractéris­tiques ; et la fiabilité incertaine de l’équipement en place en fait partie. C’est chose faite à tout le moins ici et dans toute la Drôme grâce aux initiative­s de Manu Ibarra, guide et grimpeur local qui sut faire adopter une charte par les différents interlocut­eurs qui auraient eu la volonté de procéder à des rééquipeme­nts. Je replace sur mon baudrier les coinceurs et dégaines que me tend une nouvelle fois ma compagne de cordée et tente de discerner la suite de l’ascension à travers le brouillard qui nous enveloppe désormais. Je dois rejoindre un dièdre rouge qui se laisse deviner sur la droite au-delà d’un mur au rocher rouge du genre « bricateux »... « Ça ne m’inspire pas ce caillou ! » s’inquiète ma compagne de cordée. L’urgonien rouge version jeu de Lego est une matière initiatiqu­e, Livanos se plaisait à dire que de rocher il n’y en avait pas de mauvais, mais des grimpeurs oui ! « Ce n’est rien ! Tu fais juste attention à tirer vers le bas et tout va bien se passer ! » Ce passage va m’inspirer une franche rigolade, quelques pièces du Lego ne demandent qu’à sortir de leur logement et d’autres procurent une ludique et joyeuse escalade renforcée d’un ou deux coinceurs mécaniques dont les cames s’écartent parfaiteme­nt entre les blocs offrant ce qui parait bien être une assurance fiable bien qu’absente de la nomenclatu­re NF EN 959 juillet 2007 (1) ! L’entrée du dièdre au bout de la traversée projette le grimpeur en plein gaz. Les pieds se posent dans de petites alvéoles, les doigts profitent de quelques trous qui ont dû autrefois accepter des pitons. Les Aliens ( 2) font merveille, une fois de plus la technologi­e outreAtlan­tique permet de se protéger sans effort. Ces dièdres des quatrième, cinquième et sixième longueurs avaient requis des ouvreurs une technique délicate, osée et inconforta­ble : l’alternance du libre et de l’artif. Mettre un piton, mousqueton­ner un étrier, s’élever, puis s’élancer en libre jusqu’à une position espérée qui permettra de placer un nouveau piton, tout un art avec l’obligation de savoir manier le marteau... On retiendra une cotation particuliè­re que l’on retrouve dans les topos d’époque comme la bible jaune de Serge Coupé (3) : 5/5sup/A1/A2. Une formule dont la solution se résume souvent aujourd’hui en un « pu.... pas facile ce truc ! » lâché par un grimpeur au souffle court. À l’ouverture, en avril 1965, Dominique LeprinceRi­nguet mena toutes les longueurs. « J’étais tétanisé par les surplombs et la difficulté, se souvient aujourd’hui Bernard Conod. Leader magnanime, (1) Norme sur l’équipement des falaises et sites d’escalade. ( 2) Coinceurs mécaniques de petite taille en alliage tendre inventé par le grimpeur américain David Waggonner. (3) Escalades en Chartreuse et Vercors, éditions Arthaud, Serge Coupé 1972.

Dominique m’a proposé de passer devant, c’était vraiment un honneur pour le jeune grimpeur que j’étais. Je n’ai fait qu’une longueur en tête. Dominique, impérial, a tout pitonné et géré l’ascension. » Polytechni­cien et physicien de haute qualificat­ion — il mettra au point avec d’autres la bombe atomique française voulue par De Gaulle — l’escalade retenait toute son énergie et avait à ces yeux l’importance d’un jeu pour les grands. Ses premières inspiraien­t le respect et ont bluffé les plus aguerris de l’époque jusque dans les Dolomites où le Pilier des Français au Crozzon di Brenta ouvert avec Jean Fréhel en août 1965 est aujourd’hui encore une référence notable. Dans La Montagne et Alpinisme de décembre 1965 il exposait la conception de l’alpinisme que sa passion lui inspirait : absence de reconnaiss­ance d’un itinéraire par le haut, refus du piton à expansion (l’ancêtre du spit ou du goujon) pour que reste la définition d’un passage clé, que l’impossible existe et que seule l’habilité d’un grimpeur puisse en faire reculer les limites. Entre 1963 et 1966, il ouvrit dans les parois de Glandasse et d’Archiane 6 voies importante­s, certaines devenues des classiques de renom comme le Pilier à Glandasse et cette Paroi Rouge. J’ai rejoint le sommet des dièdres en une seule longueur. Le relais depuis lequel j’assure Claire se trouve sur une minuscule terrasse, sorte de nid d’aigle surplomban­t l’abîme. Elle crie son étonnement : « Ouh, quel gaz, on se croirait dans les Dolos ». C’est vrai, cette voie est un monument dans lequel se trouvent mêlés tous les ingrédient­s des classiques des Dolomites, la ligne logique d’ascension, un équipement d’époque, des difficulté­s sérieuses et un vide qui prend aux tripes. Le rapprochem­ent avec les Dolomites prend tout son sens avec le nom de Livanos. Ici, à Archiane, il a tracé ce pilier sans défaut qui porte son nom. On y rencontre l’adresse du Grec, longueur après longueur, et son intuition du cheminemen­t vertical comme dans cette traversée descendant­e — clé de la partie inférieure sous la vire — dont les seconds se souviennen­t longtemps. Je n’en ai pas non plus un très bon souvenir. Quelques mois avant ce parcours de la Paroi Rouge, j’avais dans cette traversée été pris de violents tremblemen­ts dans la jambe droite, le pied insensible refusait de supporter mon poids sur les prises. Je faisais là une de mes premières grandes voies après qu’une hernie soit venue comprimer le faisceau des nerfs de cette jambe ainsi devenue quasi paralysée. Après les soins vint la reprise, douloureus­e, violente, impitoyabl­e, j’étais terribleme­nt diminué. Je trouvais dans ces itinéraire­s du Vercors — ces chemins noirs du grimpeur — un cheminemen­t (4) Expédition nationale française au Huscaran, l’ascension débute le 22 juin 1966. L’expédition comptait 9 membres : Claude Jaccoux, Yannick Seigneur, Dominique Leprince-Ringuet, Robert Jacob, Robert Paragot, Lucien Bérardini, Fernand Audibert, Georges Payot et Guy de Haynin le médecin. Seul Fernand Audibert ne pourra arriver au sommet, blessé au début de l’ascension.

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