Salon HIMALAYA
Suite à la publication de ses nouveaux éléments sur l’affaire Tomo Cesen (voir Vertical 61), qui confirment le doute quant à la véracité de ses ascensions, et suite à un article de Cédric SapinDufour dans Montagnes Magazine, Rodolphe Popier s’interroge su
Alpinisme et vérité, qui jugera ?
« Quelle que soit l’issue de ces investigations, quel que soit la philosophie et le degré de contrôle, le mal est fait. Dès lors qu’un doute a été jeté sur une réalisation, elle en sera définitivement entachée » dixit Cédric Sapin- Dufour. On peut tout de même s’interroger : la remise en cause d’une ascension par des « juges » est-elle intrinsèquement néfaste et son résultat toujours négatif ?
Tout d’abord il faut bien entendre que ce ne sont pas les juges qui sont amenés à interroger directement des ascensions mais le plus souvent les alpinistes eux-mêmes qui font émerger l’info. Après cela, le doute n’est qu’un des résultats possibles de l’enquête. Or si les faits s’interprètent au final davantage en défaveur qu’en faveur des dires de l’alpiniste, pourquoi s’en départir? Une ascension peut être au choix confirmée (oui, « recognized »), infirmée ( non, « claimed/ unrecognized » ) ou questionnée (ni oui ni non, « disputed »). Dans ce dernier cas, basé sur la notion de « scénario plausible » ( voir prochaine partie), la conclusion peut être grosso modo « plutôt oui » (croyance), « plutôt non » (doute) ou impossible de trancher.
Si le doute discrédite ensuite effectivement les performances du grimpeur, ce n’est donc pas le fruit de la vindicte populaire ou d’une volonté délibérée de nuire de l’enquêteur, mais bien ultimement du travail d’enquête lui-même, plus ou moins approfondi et qui peut toujours se débattre! Du fait de ce paradoxe intrinsèque au doute (défaut de preuve ultime de (non)réalisation d’une ascension) et au titre légitime du dommage moral causé aux alpinistes potentiellement honnêtes en cas d’ « erreur judiciaire », faudrait-il du coup abandonner le principe de tout examen et tout accepter en bloc? « Errare humanum est » : le juge peut faire des erreurs comme l’alpiniste peut mentir, mais si le juge à l’instar de l’alpiniste est intègre, ses erreurs le discréditeront et lui pèseront autant le cas échéant.
LA NOTION DE SCÉNARIO PLAUSIBLE
Si la photo sommitale reste « l’objet culturel et universel de certification et d’attestation » décrit par Cédric SapinDufour, du côté des enquêteurs il est loin d’être le seul critère utilisé pour appréhender une ascension. Dans le cas d’Ueli Steck, ses ascensions ont d’ailleurs été « validées » sans faire exclusivement référence à ce seul type de preuve, du côté de l’Himalayan Database puis des Piolets d’Or. Son usage n’est donc pas le seul et il sera toujours d’actualité demain, autant que l’objet laissé au sommet ou le piton au passage clé, le témoignage d’autres grimpeurs sur place, le tracker … Dans les cas où un type de preuve fait défaut, les historiens testent en fait l’ascension en se basant sur la notion de « plausible scenario » (Lindsay Griffin). Celle-ci est établie comme suit : à partir d’un faisceau de paramètres permettant d’appréhender plus et moins objectivement l’ascension (grosso modo preuves objectives versus tous éléments de description), les historiens, théoriquement impartiaux, estiment si le scénario proposé est plausible ou non, à l’aune de leurs seules facultés d’analyse et d’expérience. Si un des critères pris à seul ne permet pas de trancher (photos, objet, traces jusqu’au sommet ou non, descriptions fausses du sommet…), les historiens prennent en compte l’ensemble des critères de façon interdépendante pour établir leur analyse.
Les ascensions mises en doute, à tort ou à raison, ne sont donc qu’un des résultats des méthodes employées par les historiens
dans leur quête de vérité. Vouloir supprimer le « flou artistique » de ce résultat côté juges reviendrait précisément à vouloir tuer une part essentielle de ce (même) « flou artistique » de la pratique côté alpinistes ! En ce sens, la non maîtrise ultime des faits côté juges n’empêche en rien de chercher à mieux appréhender l’objet de nos désirs, c’est même ce qui le rend mystérieux et motivant! Par ailleurs, hors de tout cadre institutionnel dédié à ces questions, pourquoi une légitimité tacite ne répondrait-elle pas à l’autre?! Si les alpinistes doivent continuer à pouvoir « pipeauter en paix », l’historien et sa quête de vérité aussi ! De même que « l’action est indissociable de sa représentation », la réalisation de l’alpiniste est indissociable du regard de l’historien. En ce sens, l’histoire restera toujours un tissu patrimonial commun, responsabilité conjointe des alpinistes, des historiens et des politiques.
À QUI INCOMBE LA RESPONSABILITÉ DE LA PREUVE ?
Le problème qui se pose concrètement à la communauté alpine jusqu’alors est qu’en l’absence d’un quelconque cadre institutionnel dédié à cette question, sans devoirs quelconques du côté des alpinistes comme des juges, difficile de pouvoir parler de responsabilité ou même de justice ! Tout le monde est en fait exposé aux excès
potentiels de la subjectivité des uns et des autres. C’est avant tout la « loi du consensus » et l’aura des alpinistes comme des juges qui fait écrire l’histoire officielle.
« Ce système réclame de l’exceptionnel, des exploits, de hautes réalisations car il paye et que le public aime ça. A cela, l’acteur doit donner des garanties. Notamment d’authenticité des ascensions. Si l’ambiguïté fait parler elle ne rapporte rien. ». Cette obligation n’existe que de manière strictement tacite, car rien (aucune institution « chez nous » en tout cas, a contrario de ce qui se pratique en Corée du Sud ou en Russie) n’oblige l’alpiniste jusqu’alors à donner des garanties pour authentifier son ascension. Cela pose évidemment problème en cas de réalisation majeure : sans retour de preuve répété de la part de l’alpiniste et à défaut de preuve apportée par le juge pour pouvoir trancher en doute/croyance/neutralité, dur de rester dans l’expectative ! Hormis ce genre de cas exceptionnel, pour le reste une majorité d’alpinistes sont cependant de plus en plus transparents : ainsi du fleurissement des trackers dans les expéditions depuis deux saisons, sinon de la déclaration de plus en plus assumée de cordées disant s’être arrêtées 30, 50, 100m sous le sommet…
À mon sens, le fond du problème du côté « juges » réside dans le fait qu’en écho à la relative opacité méthodologique précitée réponde une opacité institutionnelle et politique bien réelle. Au nom de notre liberté, ni les historiens en charge d’appréhender l’histoire ni les institutions en charge de faire valoir leur avis ensuite ne fonctionnent jusqu’alors de façon assumée et transparente. Les « artisans de la mémoire », que sont les quelques institutions non officielles en charge d’appréhender directement puis d’écrire l’histoire de l’himalayisme (Himalayan Database, 8000ers, Mountain Info…), juges officieux à l’instar des journalistes d’investigation, fonctionnent de façon analogue aux « juges de paix » des institutions officielles (Piolets d’Or, GHM…) quand ce ne sont pas les mêmes ! Or aucuns n’assument officiellement leur pouvoir de contrôle à l’exception de Jurgalski (8000ers). Du côté de Miss Hawley, « on n’est juridiquement et donc officiellement pas des juges » quoique l’on ait toujours agi de la sorte! Du côté des Piolets d’Or, pas de règles explicites dans la charte jusqu’alors, quoique la sélection se base bien sur un processus de contrôle et que les récompenses légitiment au final les performances aux yeux du grand public… Par la force des choses, à une liberté de pratique totale répond de fait l’hypocrisie d’un pouvoir réel non assumé, dont le modus operandi associé montre bien a posteriori ses limites. Partialité ainsi d’un Messner ayant préféré légitimer la réalisation de Miss Oh plutôt que celle d’Edurne Pasaban, quand le point de vue même de Miss Hawley n’allait pas dans ce sens ( s’agissant du Kangch’ de la Coréenne)… Pouvoir reposant donc avant tout sur l’aura et le libre-arbitre des juges ! N’est pas Miss Hawley ou Reinhold Messner qui veut… A contrario, en l’absence de ladite aura, légitimité en péril et discrédit à prévoir pour les juges officieux! Ainsi Eberhard Jurgalski l’a-til en partie perdu dans le milieu après avoir remis en cause la non validité du challenge des seconds Seven Summits de Hans Kammerlander ! Idem pour Andreas Kubin : sceptique vis- à- vis des performances d’Ueli Steck, non sans arguments, l’Allemand est dénigré depuis par une bonne partie du milieu! Celui-ci demeure pourtant un des piliers des historiens en territoire germanique (3 décennies rédacteur en chef de Bergsteiger), grimpeur de 8a à la fin des années 80 aux côtés d’un certain Wolfgang Güllich, Kurt Albert ou plus tard des frères Huber… Greg Child quant à lui, suite à son enquête sur Cesen, a également eu à subir des pressions des « supporters de Cesen ». Comme il le résume lui-même : « Si le messager apportait des mauvaises nouvelles, il fallait alors tirer sur le messager. Or j’étais le messager et certains m’en voulurent de présenter une version des faits qui allait à l’encontre de celle de leur héros », « L’histoire de Cesen a fini par devenir ceci : c’est désormais la responsabilité des critiques de devoir prouver que ce qui fonde leur doute est vrai ! ».
QUELS CHOIX COLLECTIFS POUR DEMAIN ?
Quelle liberté voulons- nous assumer ensemble demain ? Quelles responsabilités ?! Bien que la liberté des uns doive toujours engendrer le contrôle des autres, je doute que l’on n’arrive jamais à un alpinisme directement réglé ou contraint. De fait celui des stades est déjà historiquement intégré à nos pratiques depuis les années 80, ce qui n’a rien changé ou presque au tableau qui nous intéresse depuis. Ce sont toujours les alpinistes qui ont la main sur le contrôle de leur performance, avec plus ou moins de transparence. Si rien ne change cependant, vu l’impact contemporain d’Internet, une certaine dénaturation de l’histoire de l’alpinisme se profile potentiellement, car tout le monde est juge aujourd’hui sur la toile. Qui plus est, communication et marketing dirigeant le monde, certains ou certaines alpinistes rompus à l’exercice pourraient fort bien s’en accommoder et la vérité passer à la trappe.
Comment anticiper ces évolutions et défendre la vérité? Peut-on encourager au niveau institutionnel les bases d’une coexistence plus saine entre alpinistes, politiques et historiens? L’idéal serait de pouvoir organiser une table ronde avec les responsables des institutions concernées afin d’en débattre et tenter de lancer quelques pistes d’éléments régulateurs du milieu.
À UNE LIBERTÉ DE PRATIQUE ET DE PAROLE RÉPOND DE FAIT L’HYPOCRISIE OU LA PARTIALITÉ.