À CORDE TENDUE, LA BIO DES FRÈRES HUBERP.
Déjà auteur d’une biographie remarquée de Pierre Béghin (éd. Paulsen), François Carrel s’est attelé à celle des frères Huber, une tâche d’autant plus ardue qu’il s’agit de leur première biographie. Le travail de François Carrel éclaire aussi d’un jour nou
— Vertical : D’où viennent les frères Huber ? — François Carrel : Ils ont été d’abord initiés à la haute montagne par leur père. Alex Huber fera ainsi la Walker à seize ans encordé avec lui. Par la suite, ils deviennent tous deux guides de haute montagne. Les frères Huber sont les héritiers d’une école menée par Kurt Albert et Wolfgang Güllich (auteur du premier 9a) : l’escalade libre extrême ou « rotpunkt », des couennes aux grandes parois, qui se développe depuis les années 70 puis 80 sur la scène germanique. Il s’agit d’ouvrir, ou de « jaunir » les voies d’artificielle existantes, de mettre en place des procédures d’entraînement. On peut y voir un parallèle avec des grimpeurs comme Patrick Berhault, en gardant à l’esprit qu’il y a eu peu d’échanges entre grimpeurs de culture germanique (Allemands, Autrichiens, mais aussi certains Suisses et Italiens du Tyrol) et les grimpeurs français. Les Huber s’inscrivent dans cette démarche de libération de grandes voies, tout en ouvrant des couennes extrêmes. Alex Huber a probablement ouvert le premier 9a+ de la planète avec Weisse Rose au Schleier Wasserfall en 1994 — ceci après avoir ouvert le second 9a au monde en 1992 avec Om (Höher Göll). Ensuite, très vite, ils ouvrent des voies de plusieurs longueurs totalement extrêmes : Thomas libère The End of Silence, (8b+/11 longueurs) au Reiter Alm, sans doute l’une des voies les plus dures d’Europe en 1994 ! Quand Alex Huber réalise la première véritable en libre de Salathé sur El Capitan (8a+, 1000 m), ce n’est pas un hasard puisqu’il est sans doute en 1995 le meilleur grimpeur du monde.
— D’où vient cette méconnaissance des réalisations germaniques ? — En France, il y a sans doute un certain mépris des Préalpes calcaires du Tyrol ou de la Bavière aux noms imprononçables, et un vieil antagonisme dû à deux guerres mondiales. Et ce, malgré l’importance historique (premier sixième degré) de massifs comme le Wilder Kaiser. Au pied de ce massif se trouvent des falaises comme Schleier Wasserfall, ce sont les Alpes de Berchtesgaden, où habitent aujourd’hui, à quelques kilomètres l’un de l’autre, les frèresHu ber. Au vieil antagonisme francoger maniques’ ajoute l’ incompréhension, ou du moins la confusion avec les cotations locales (Om, 9a, est coté XI), mais surtout Weisse Rose, initialement cotée 8c+/9a n’est reconnue comme un 9a+ que quinze ans plus tard avec le passage d’Adam Ondra. Sûrement timoré à propos des cotations, Alex Huber s’est fait un nom avec la Rambla à Siurana – et pas pour ses nombreuses voies extrêmes chez lui. Auparavant, ils oeuvraient déjà en grande voie, avec Scaramouche (8a, 8 longueurs) libérée en 1989.
— Comment les Huber ont-ils transposé ce qu’ils faisaient en calcaire sur le granit du Yosemite ? — La scène US a vécu un choc avec la première du Nose par une femme, Lynn Hill, puis c’est un barbu quasi inconnu, Alex, qui libère Salathé. Ensuite, il y aura la version en libre du North America Wall, El Nino (8a+, 800 m), en 1998, par Alex et Thomas, et Freerider ( la version « facile » , en 7c+, de Salathé), la même année. Mais après un court apprentissage de l’escalade en fissure, les Huber n’ont pas eu de mal à s’acclimater à l’escalade au Yosemite grâce à leur habitude de l’engagement : leurs voies au Höher Göll comme Scaramouche sont très engagées, avec des spits lointains et sans possibilité de mettre des coinceurs. Cet entraînement aussi mental que physique les conduira à devenir ceux qui ont le plus libéré de voies à El Capitan, puisqu’ensuite s’ajoutent aussi à la liste Golden Gate (8a) en 2000, El Corazon (8a+) en 2001 et Free Zodiac (8 b+) en 2003. Ils se mettent au speed climbing pour s’amuser... mais leur record à Zodiac, 1 h 51, est réellement incroyable. Ils influencent la génération des Stones Monkeys, Dean Potter, Caldwell, Cedar Wright, Honnold, qui vont, comme les Huber, travailler les voies pour passer en libre. En retour, Thomas est influencé par eux, pratique la highline puis le BASE jump.
— Quid de la haute-montagne ? — En transposant leurs capacités énormes sur des falaises inconnues jusqu’aux parois les plus prestigieuses, les frères Huber s’inscrivent dans la même démarche qu’un Kurt Albert. Comme lui, ils veulent grimper les plus belles montagnes, Thomas réussissant l’Ogre III (VIII/A2) en 2001 après 25 buts... Thomas va d’ailleurs développer une passion pour les montagnes du Pakistan, en grimpant régulièrement dans le Karakoram, à l’Ogre, au Latok, au Baintha Brakk, tandis que son frère Alex poursuit une quête de solos d’ampleur : Brandler-Hasse à la Cima Grande (Dolomites, 7a+ mais sans repos les 150 premiers mètres...), ou encore le Grand Capucin par la voie des Suisses en aller- retour en solo intégral, et relance une tradition du solo en montagne. Alex craint les risques objectifs et l’altitude, mais pas l’engagement en rocher, ouvrant Bellavista au Tre Cime, d’abord en artif puis en libre, puis avec Pan Aroma (8c, 500 m, 2007), son chef d’oeuvre engagé qui est une réponse à ceux qui avaient pitonné Bellavista. En 2012, il libère Nirwana (8c+, 7 longueurs) au Sonnenwand, au Loferer Alm dans le Tyrol, et en 2014, Wetterbock (8c, 9 longueurs) à côté de chez lui, en Bavière, sur le Höher Göll. En 2016, à 50 ans, Thomas était l’été dernier dans la face nord du Latok I...
— Comment s’est déroulée ta rencontre avec les frères Huber ? — Au total, je les ai rencontrés quatre fois. Je suis resté chez eux, en famille, le fait de parler allemand ayant beaucoup aidé. Voir l’ampleur du double parcours de ces deux grimpeurs exceptionnels est fascinant : ils n’ont pas tout fait ensemble, ils se tirent la bourre parfois. J’ai découvert la complexité de leur relation faite de complicité (qu’on voit dans leur pratique du speed climbing) et de concurrence parfois. Quand l’un fait des voies dures en paroi, l’autre ouvre en Himalaya. Ils se poussent l’un l’autre ; les défis de l’un devenant ceux de l’autre. Et quand ils se retrouvent, comme pour le record de Zodiac, cela fait des étincelles !