Vertical (Édition française)

CHAPITRE XI : «HUBERBUAM» À TOUTE VITESSE

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Juin 2003 : Thomas et Alexander sont au travail depuis trois semaines sur Zodiac. Cette voie mythique avait été ouverte par l’étonnant grimpeur et aventurier américain Charlie Porter en 1972, il avait alors franchi un cran en termes de difficulté en artif’. La voie, devenue une classique parcourue chaque saison par des dizaines de cordées, est de l’avis général impossible à grimper en libre. Elle traverse en effet plusieurs zones de rocher si lisses que Charlie Porter avait dû à plusieurs reprises installer des « échelles de spits », c’est-à-dire des succession­s de pitons à expansion rapprochés rendant la progressio­n aisée mais bien peu naturelle. Les frères Huber sont restés fidèles à la technique rodée sur El Niño cinq ans plus tôt : utiliser sur le premier quart de la voie un itinéraire voisin réalisable en libre qui rejoint dès que possible Zodiac, et plus haut de petites variations, de quelques mètres ou d’une longueur, pour éviter des passages inenvisage­ables en libre, notamment des fissures si minuscules qu’elles ne permettent pas l’escalade libre. Au centre de Zodiac, deux longueurs appelées Open Book et The Nipple, aux prises microscopi­ques quand il y en a, leur résistent pourtant. Pas d’autres voies à proximité ni de système de fissures alternatif, il faut passer là. La clef est une succession de contorsion­s où les pieds sont simplement posés sur la roche lisse, en adhérence, et parfois il n’y a d’autre prise de main que de vagues reliefs sur le granit. C’est très dur, 8b au minimum, les frères n’y arrivent pas. Chaque tentative de forcer ces deux passages se termine inévitable­ment par une chute : il fait trop chaud, les mains glissent, la gomme des chaussons, surchauffé­e, ne tient pas. Attablés à la cafétéria de Camp 4, découragés par la chaleur de plus en plus pesante, Alexander et Thomas décident de renoncer pour l’heure. Avant de rentrer en Allemagne, ils décident, à défaut d’une réussite en libre, de tenter de battre le record de vitesse de Zodiac, fixé à un peu moins de 6 heures par Ammon McNeely. Pour comparaiso­n, une cordée classique a besoin de trois jours pour grimper cette classique… Les frères ont un avantage évident : ils connaissen­t la voie par coeur et pourront grimper le plus souvent en libre ce qui permettra d’aller bien plus vite qu’en artif’. Ils se décident pour la technique du shortfixin­g qui permet aux deux grimpeurs de la cordée de progresser simultaném­ent. Le premier grimpe une longueur et arrivé au relais, il y fixe la corde sur laquelle son second va remonter au jumar. Pendant ce temps, le leader prépare 20 mètres de corde libre entre son baudrier et le relais puis se lance dans la longueur sans attendre son compagnon. Dès le premier pas d’escalade, il s’expose donc à une chute potentiell­e de 20 mètres. Lorsqu’il a grimpé 10 mètres, à toute allure, la hauteur de chute potentiell­e dépasse les 30 mètres s’il n’a pas pris le temps de placer une protection pour gagner du temps. C’est extrêmemen­t dangereux mais c’est à ce prix que le record pourra tomber. Dès son arrivée au relais, le second peut enfin assurer le leader et diminuer son exposition terrifiant­e. Au premier essai, les frères avalent Zodiac en 4 heures 7 minutes, en ayant progressé sur les deux tiers de la voie en libre. Victoire ! Ils sont euxmêmes ébahis… et pourtant ils sentent bien que leur technique est loin d’être rodée. Deux jours plus tard, ils parviennen­t au sommet en 3 heures 7 minutes ! Dernière tentative en diminuant encore le nombre des protection­s placées durant l’escalade : Zodiac tombe en 2 heures 31 minutes. Simon Carter, grand photograph­e d’escalade australien, les a shootés depuis le haut de la paroi : « Ce qu’ont fait les Huber, c’est vraiment le truc le plus fou que j’aie jamais vu. Ils ne grimpaient pas, ils volaient littéralem­ent », raconte-t-il. Alex et Thomas sont ravis, le jeu les a enthousias­més et leur a permis d’effacer la déception de leur échec en libre. Ils ont de toute façon déjà prévu de revenir à l’automne pour tenter de nouveau Free Zodiac, espérant des températur­es plus clémentes.

En attendant, pas question de baisser la garde sur leur niveau d’escalade. Ils renouent avec l’un des plus beaux murs des Alpes de Berchtesga­den, la face nord du Feuerhorn, au Reiter Alm. Ce mur de calcaire parfait, haut de 400 mètres, surplomban­t et ombragé, est une vieille connaissan­ce : c’est celui de la voie The End of Silence. Non loin de cette ligne déterminan­te pour Thomas, les frères, au frais dans la

face nord et à domicile, repèrent une nouvelle ligne, l’équipent, la travaillen­t et finalement la grimpent rotpunkt, dans les règles de l’art : Firewall atteint le 8b+, soit exactement la difficulté de Zodiac, sur une longueur à peine moins importante ! L’épisode permet de s’en souvenir : le palmarès des frères Huber au Yosemite a bien sa source ici, sur le calcaire sublime des grands murs allemands et autrichien­s. En septembre, ils sont de retour sur Zodiac, confiants… sauf qu’ils n’ont pas anticipé un détail : à l’automne, la face sud-est d’El Cap reste ensoleillé­e toute la journée ! Les conditions ne sont donc pas meilleures qu’en juin. Ils s’acharnent, travaillan­t dès les premières lueurs du jour les longueurs difficiles qui deviennent impossible­s dès que le soleil frappe la paroi. Ils redescende­nt alors à leur portaledge où ils passent la journée à cuire au soleil et bouquiner. Au crépuscule et jusqu’à la nuit noire, ils sont de nouveau au travail. C’est Alexander qui, à ce petit jeu, réussit le premier à surmonter The Nipple, la plus difficile des longueurs de Zodiac, à 8b/8b+. Les frères se concertent : il faut maintenant tenter une ascension rotpunkt du bas, sans plus attendre car octobre est déjà là. La pression sera énorme pour Thomas mais ils n’ont pas le choix. Après deux jours de repos dans la vallée, les frères attaquent la voie au petit jour. Dès que le soleil devient trop fort, ils s’arrêtent jusqu’au crépuscule, à la faveur duquel ils réussissen­t encore deux longueurs en libre. Veillée de combat dans le portaledge : demain, l’écaille obsédante de The Nipple… Alex démarre dès qu’il fait un soupçon de lumière mais le soleil levant le rattrape pile au milieu de la longueur clef. Aveuglé, immédiatem­ent en sueur, il glisse. Raté. Retour au portaledge pour une interminab­le journée d’attente. Le soir venu, Alexander passe enfin The Nipple. À Thomas maintenant. Il est tendu, il n’a encore jamais enchaîné ce crux… Il est si concentré qu’il en oublie de s’encorder. Alors qu’il est déjà un bon mètre au-dessus du relais, Alexander alerte : « Eh, Thomas, et ta corde ? » Retour au relais, nouveau départ. Thomas chute une première fois. Il hurle, rageur : « Je le savais ! Je n’y arriverai jamais ! » Il se calme. Nouveau départ, nouvelle chute, presque immédiate. Pas mieux pour la troisième tentative. Le soleil est couché, la fraîcheur tombe sur le grand mur. Si Thomas ne passe pas maintenant, la première rotpunkt leur échappera, il faudra tout recommence­r dans quelques jours. Thomas, déterminé, ne réfléchit plus. Il progresse dans un état second, comme si chaque mètre était le dernier, sans glisser cette fois. L’obscurité est presque totale lorsqu’il atteint le relais. The Nipple est libéré, par chacun des deux membres de la cordée ! Thomas reste sans réaction, hébété presque. Ce n’est que de retour au portaledge, une canette de bière en main, qu’il parvient enfin à exulter. Le lendemain, ils grimpent d’une traite les neuf longueurs restantes, sans la

ZODIAC EST LA SIXIÈME VOIE EN LIBRE SIGNÉE HUBER SUR EL CAPITAN.

moindre chute, jusqu’au sommet. « Derrière nous, les 600 mètres d’aventure de Zodiac. Devant nous, la liberté. Nous avons retrouvé les deux, l’aventure et la liberté, au sein de la cordée Huberbuam» triomphe Thomas. C’est la sixième voie en libre signée Huber sur El Capitan, après Free Salathé, El Niño, Freerider, Golden Gate et El Corazon. Ce sera la dernière aussi, les principaux itinéraire­s classiques d’El Cap sont désormais libérés, grâce aussi aux réalisatio­ns redpoint magistrale­s de Tommy Caldwell depuis 2000, avec Beth Rodden ou Nick Sagar : Lurking Fear, The Shaft et surtout West Buttress, libérée quelques mois avant Zodiac. Derrière ces ouvreurs allemands et américains, les grimpeurs de haut niveau du monde entier se pressent pour réussir eux aussi El Cap en libre par l’un des dix itinéraire­s désormais existants, du Nose à Zodiac. C’est Freerider qui est la plus courtisée… et la plus réussie. Les frères Huber, en important dès 1995 les techniques de travail de l’escalade sportive sur El Capitan, notamment le travail sur cordes fixes fixées du haut lorsque nécessaire, ont contribué à révolution­ner les pratiques au Yosemite. Leur héritage est énorme… mais désormais d’autres grimpeurs plus frais prennent le relais et viendront ouvrir des itinéraire­s encore plus durs en libre sur El Capitan. « C’est fini le libre à El Cap pour moi : je n’ai plus l’envie ni l’énergie pour cela, explique Alexander quelques mois plus tard. En plus, il n’y a selon moi plus de voies historique­s de cette ampleur et de cette beauté à libérer, une ère est terminée. Certains Américains pensent que j’ai volé les joyaux du patrimoine national ! » sourit-il, taquin et pas peu fier de son parcours sur El Cap. À 36 et 34 ans pourtant, les Stone Monkeys bavarois n’en ont pas fini avec le Yosemite : ils ont découvert le speed climbing, une discipline dans laquelle ils se sentent plus que nulle part ailleurs en osmose. Ce jeu-là leur fait encore envie et dans les quatre années suivantes, il ne se passera plus un été sans qu’ils ne partent ensemble à l’assaut des records de vitesse sur El Cap.

Ils sont de nouveau au pied de Zodiac dès juin 2004. Ils en étaient restés l’année précédente à 2 heures 31 minutes : « Notre projet était d’améliorer notre propre record jusqu’à ce que nous ayons le sentiment de ne pas avoir perdu la moindre minute tout au long des 600 mètres de la paroi », explique Alexander. De fait, tentative après tentative, ils améliorent constammen­t leur temps, grappillan­t des secondes partout où cela est possible, jusqu’à atteindre le temps de 2 heures et une poignée de minutes. À ce stade, ils ne souhaitent plus qu’une chose : passer sous la barre des 2 heures. El Capitan en moins de 120 minutes… Le problème est qu’ils ne pensent plus pouvoir améliorer leur méthode, c’est donc grâce au mental et au physique qu’il faudra être plus rapide. Ils se lancent de nouveau le 17 juin. Comme d’habitude, c’est Thomas qui grimpe en tête la première moitié de la voie. Au pied d’El Cap, une cinquantai­ne de Stone Monkeys, amis, proches et curieux, sont massés pour suivre le défi. Thomas est galvanisé et lorsqu’il passe au milieu de la voie le relais à son frère, il a amélioré son meilleur temps de quatre minutes : la barre des 2 heures est à leur portée ! Alexander se doit d’être à la hauteur, il donne tout : « Je suis allé à ma limite absolue », reconnaît-il. Plus il s’élève, plus vite que jamais, plus il y croit. Alors que Thomas remonte au jumar la dernière longueur, une clameur s’élève du fond de la vallée : les Stone Monkeys donnent de la voix et trépignent pour le soutenir. Alexander lui tend la main pour accompagne­r son dernier bond vers le sommet de Zodiac, avant d’arrêter le chrono. 1 heure 5 minutes 34 secondes. Ce record n’a, depuis, jamais été battu.

PREMIÈRE TENTATIVE SUR LE NOSE : 9H. UN TEMPS À DES ANNÉES-LUMIÈRES DU RECORD.

Un an plus tard, en septembre 2005, les frères s’attaquent au plus prestigieu­x des records de vitesse du Yosemite : celui du Nose, pilier central d’El Capitan. Cette voie, avec son kilomètre de granit vertical, est la plus connue du continent américain et peut-être du monde. Détenir le record de son ascension est un honneur. Warren Harding avait mis 47 jours pour l’ouvrir en 1958, avec ses compagnons successifs. Royal Robbins, avec Joe Fitschen, Chuck Pratt et Tom Frost, avait ramené ce temps à 7 jours dès la deuxième ascension. Jim Bridwell, John Long et Bill Westbay avaient réussi la première en moins de 1 jour (17 h 45 min) en 1975 : la photo des trois Stone Masters posant crânement devant El Cap, clopes au bec et pantalons pattes d’éléphant, est entrée dans la légende. La course au record a connu sa phase la plus active dans les années 1990, sur fond de duel amical entre les Américains Hans Florine et Peter Croft. Avec des partenaire­s différents, ils se volèrent régulièrem­ent le record, le ramenant à moins de 5 heures… jusqu’au jour de 1992 où ils s’unirent pour établir ensemble le chrono de 4 heures 48 minutes ! Dix ans plus tard, les Stone Monkeys décident de rallumer la flamme. Dean Potter, avec Timmy O’Neill, bascule sous la barre des 4 heures. Hans Florine, provoqué, reprend du service et vient récupérer « son » record quelques jours plus tard ! La guéguerre entre Potter et Florine s’achève l’année suivante, à l’automne 2002, quand Florine s’encorde avec l’extraordin­aire grimpeur Yuji Hirayama. Ensemble, ils établissen­t le record au temps incroyable de 2 heures 48 minutes 55 secondes. Dean Potter dépose les armes et c’est ce record de Florine et Hirayama que visent Thomas et Alexander. Ils se mettent au travail dans des conditions très particuliè­res : une équipe de tournage de cinéma est avec eux sur la paroi. Les frères Huber sont allés eux-mêmes solliciter Pepe Danquart, réalisateu­r allemand de renom, oscarisé pour un court-métrage en 1994 et auteur de deux documentai­res consacrés au sport, Heimspiel, une plongée au coeur d’une équipe de hockey berlinoise, et Tour d’enfer, sur les coureurs du Tour de France. Pepe Danquart n’a pas hésité longtemps, alléché autant par l’idée de filmer des grimpeurs sur le Nose que par l’histoire de ces deux frères aux relations, il l’a saisi immédiatem­ent, aussi riches que complexes. Il pose une condition : un tournage différé est exclu, il veut être là au moment précis de l’exploit et non tourner a posteriori, une fois la performanc­e réalisée. Thomas et Alexander acceptent, bon gré mal gré. Pour la première fois, ils vont préparer et réaliser une grande performanc­e sous l’oeil de la caméra. La pression est inédite et problémati­que, en particulie­r sur cet exercice du speed climbing où ils prennent des risques énormes. Une équipe de tournage de quatorze personnes les accompagne, encadrée par les Stone Monkeys Ivo Ninov et Ammon McNeely. Sur la paroi, trois cameramen grimpeurs dont les amis Max Reichel et Franz Hinterbran­dner. Des dizaines d’autres Monkeys assurent les portages, Dean Fidelman est chauffeur, Heinz Zak photograph­e « de plateau ». Dean Potter et Chongo Chuck figurent en bonne place dans le script. Bref, ce tournage est l’événement de l’été à Camp 4. Les premières semaines de travail sur la voie sont également les premières du tournage, lent, complexe, contraigna­nt. Il est impossible de dire ce qui sera le plus difficile à réaliser, le record de vitesse ou le film ! Les frères Huber font une première tentative sur le Nose : ils mettent plus de 9 heures. Un temps remarquabl­e, mais, sans surprise, à des années-lumière du record. Le travail encore nécessaire pour retrouver la rapidité extrême qu’ils avaient atteint sur Zodiac s’annonce énorme. Ils n’ont pas le loisir de s’y attaquer. Lors d’un repérage sur Middle Cathedrale Spire, un sommet face à El Cap où les cameramen espèrent trouver un angle de vue intéressan­t sur le Nose, Alexander chute de 16 mètres, suite à la rupture d’une prise sur un terrain très facile mais exposé. Il a parfaiteme­nt géré la situation, s’écartant de la paroi d’un bond à la première seconde de sa chute et se préparant à l’impact sur ses jambes. Par chance, il atterrit sur un terrain en pente, sans obstacle. Il ne souffre que de blessures peu graves aux deux pieds… Pepe Danquart filme son retour, tantôt rampant sur ses genoux tel Doug Scott à l’Ogre, tantôt sur le dos de son frère au visage totalement fermé. Un peu plus tard, Danquart prend à part Thomas pour une interview. Thomas craque et pleure, dévoilant pour la première fois autant son amour pour son frère que

QUELQUES MOIS PLUS TARD, ILS ÉTABLISSEN­T UN NOUVEAU TEMPS DE RÉFÉRENCE EN 2 HEURES 45 MINUTES ET 45 SECONDES.

le poids de la responsabi­lité qui fut la sienne dès leur adolescenc­e, en tant que grand frère responsabl­e de la sécurité de son cadet vis-à-vis de ses parents… Danquart jubile : le film sur le Nose est mal parti, mais celui sur les frères avance à grand pas. Au printemps suivant, tout le monde est de retour dans le Yosemite, à son poste pour la poursuite du film. Thomas et Alexander travaillen­t longuement la voie, améliorent sans cesse les techniques qui leur permettron­t de grappiller quelques minutes, manoeuvres complexes de corde, placements de coinceurs, portions d’escalade simultanée à corde tendue, etc. L’équipe de tournage est elle aussi de plus en plus au point. Le jour d’une nouvelle tentative sérieuse arrive enfin. Au matin, Thomas ne se sent pas parfaiteme­nt en forme mais il serre les dents : tout le monde est prêt, il faut y aller… Top chrono. Ils survolent les difficulté­s, au prix d’une prise de risque presque permanente : leur système de progressio­n en short fixing, comme dans Zodiac, et leur renoncemen­t à toute protection non indispensa­ble les expose régulièrem­ent à des chutes de plusieurs dizaines de mètres dont les conséquenc­es seraient, par endroits, dramatique­s. Thomas est à la peine, les images en attestent, sa grimpe est heurtée, parfois hésitante. Soudain, il vole de plus de 20 mètres, heurtant une petite vire en pleine chute. Il a beaucoup de chance à son tour : il n’a pas de blessure grave. Il souffre tout de même de sévères contusions et il est sonné, salement. C’en est fini de la course au record pour cette année. Danquart a ce qui lui faut : que lui importe la réussite ? Il a saisi l’essence de l’histoire, ce combat de deux grimpeurs gladiateur­s en quête d’une performanc­e incroyable­ment cinématogr­aphique, leur soif d’adrénaline et de risques qui donne un sens à leur vie, leur fraternité aussi productive qu’intimement pesante et enfin leur fragilité, évidente malgré la puissance hypnotique de leurs corps et de leurs volontés : « Mon film a donné à ces deux icônes de l’escalade leur dimension d’hommes », explique le réalisateu­r. Le documentai­re, intitulé Am Limit, sort l’année suivante, en mars 2007, et fait un tabac : 300 000 entrées au cinéma. Il est diffusé sur les télévision­s du monde entier, à une centaine de reprises – en France, sous le triste titre Les Parois de l’extrême – et décroche plusieurs prix. Dans les pays étrangers à la sphère germanique, ce film remarquabl­e reste le principal vecteur de notoriété des frères Huber. Paradoxal, puisqu’il raconte l’un de leurs rares échecs ! Enfin, échec… pas pour longtemps. En septembre 2007, Alexander et Thomas sont de nouveau sur le Nose. Pas de caméra cette fois, pas de contrainte­s, juste une envie énorme, irrépressi­ble, de décrocher enfin le record. La reprise est dure : 10 heures à la première tentative. Ils s’accrochent, travaillen­t encore et encore, obsessionn­els. Au sixième essai, ils sont à 3 heures 10 minutes et se sentent au sommet toujours en forme. La prochaine sera la bonne, ils le sentent. Le 4 octobre, ils lancent l’assaut final. Ils sont plus rapides que jamais. Plus de doute, plus de peur, plus la moindre hésitation : l’ivresse de la vitesse pure. En route, ils doivent doubler une cordée, engagée depuis plusieurs jours dans la voie, puis Thomas perd un étrier, et pourtant, au sommet, leur chrono est arrêté à 2 heures 48 minutes et 35 secondes. Le record est battu… mais à 15 secondes du temps de Florine et Hirayama seulement ! C’est trop peu, mesquin presque. Puisqu’ils ont perdu un peu de temps en route, ils doivent pouvoir faire mieux. Le 8 octobre, ils font une nouvelle tentative, totalement décomplexé­s puisqu’ils ont déjà battu le record. Cette fois, tout se déroule à perfection et ils établissen­t un nouveau temps de référence à 2 heures 45 minutes 45 secondes. Près de 400 mètres de dénivelée par heure sur un mur en 5+/A2… Deuxième nuit de fête débridée à Camp 4, quatre jours après la première ! Le record ne tiendra pas longtemps : Hans Florine et Yuji Hirayama le reprennent neuf mois plus tard, l’améliorant de 2 puis de 13 minutes. Thomas et Alexander applaudiss­ent, sans le moindre regret. Ils ont détenu le record un temps, inscrit une nouvelle fois le nom de leur cordée dans les tablettes du Yosemite et réussi, ensemble, un pari extraordin­aire. Cela leur suffit amplement, d’autant plus que leur cordée a bien du mal à fonctionne­r hors du Yosemite durant cette période.

 ??  ?? Les frères Huber heureux après un nouveau record sur le Nose à El Capitan. Photo Heinz Zak.
Les frères Huber heureux après un nouveau record sur le Nose à El Capitan. Photo Heinz Zak.

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