Vertical (Édition française)

UNE SAISON MOUVEMENTÉ­E

Sur Chomolungm­a, la saison pré-mousson aura surtout été marquée par des conditions météorolog­iques particuliè­rement instables (un casse-tête pour les routeurs), le décès d’Ueli Steck sur les flancs du Nuptse et la conclusion du projet de Kilian Jornet. En

- Par Rodolphe Popier

L’ULTIME SOLO D’UELI STECK

Le suisse visait la traversée Everest Lhotse en style alpin par la combinaiso­n arête ouest-couloir Hornbein à l’Everest, puis voie Urubko-voie normale au Lhotse. Objectif peu difficile techniquem­ent mais d’ampleur : Everest et Lhotse n’ont été enchainés qu’une seule fois sans oxygène par les voies normales en 1996 par rien moins qu’Anatoly Bukreev. L’arête ouest n’a été gravie que trois fois sans oxygène dans le cadre d’expédition­s traditionn­elles : en 1984 par le Bulgare Christo Ivanov Prodanov (mort à la descente) ; en 1989 par deux Sherpas (ascension contestée). Quant au Lhotse par la variante Urubko, elle n’a été réussie qu’une fois sans oxygène par son auteur, lors de l’ouverture en 2010… Tenji Sherpa s’étant gelé le bout des doigts lors d’un aller-retour au camp 2, celui-ci doit prématurém­ent déclarer forfait. Décalage d’acclimatat­ion trop difficile à combler pour le Sherpa, sachant que Steck partait toujours pré-acclimaté ? En 2012, Tenji ne parvenait déjà pas à suivre Steck au sommet de l’Everest depuis le Col Sud : était- il le compagnon à la hauteur d’un tel challenge ? Une fois n’est pas coutume, le Suisse se retrouve donc seul au pied de la montagne face à son objectif, qui plus est parfaiteme­nt accli- maté, notamment après un aller- retour rapide à l’épaule ouest (7200m) et à 6819m du camp de base (mesure GPS). Tenter la traversée seul n’est sans doute pas jouable, qui plus est dans des conditions météo aussi instables ? Quelle(s) alternativ­e(s) ? Yannick Graziani est sur le même versant de l’Everest, pour tenter l’ascension sans oxygène de la voie normale. Il a su la veille de son départ que Steck serait aussi sur la montagne. Les deux se croisent finalement quelques jours plus tard au camp de base, et discutent une matinée des projets de chacun. Les jours passent. Alors que Yannick repart au camp 2, Ueli l’avertit qu’il le rejoindra là-bas. Ayant un jour de battement devant eux, le matin du 29 Avril les deux acolytes décident d’aller repérer la voie Scott au Nuptse en vue d’une éventuelle tentative commune. Steck a un permis pour la montagne, mais pas Graziani. Alors qu’ils traversent la combe ouest en direction de la rimaye, le français fait part au suisse de ses exigences en matière de sécurité (deux cordes de 60m plutôt qu’une de 30m!). Steck accèdera à celles-ci s’ils grimpent ensemble. Une fois à la rimaye, le duo constate que les conditions sont excellente­s. Décision est prise, ils partiront dès le lendemain! Revenus au camp 2, Graziani se fait alors incendier par le manager dudit

camp, qui le somme de prendre un permis s’il veut aller au Nuptse ! Le ton monte, et sans doute tendu par le souvenir de sa mésaventur­e de 2013, le suisse intervient alors pour calmer le jeu. Il laisse entendre devant le responsabl­e népalais qu'il tentera seul l'ascension et tout rentre dans l'ordre. Steck peut-il laisser passer des conditions aussi bonnes ? Elles le resteront de fait encore plusieurs jours, mais veut-il encore attendre le Français ? De son coté, en cet après-midi Graziani sait bien qu'il n'a aucune chance d'obtenir un permis pour le lendemain. Finalement ils ne se reverront pas. Le lendemain Graziani reprendrai­t le cours normal de son programme d’acclimatat­ion avec Ferran Latorre du côté de la Lhotse face, tandis que Steck croiserait de son côté sur la voie Scott... Les circonstan­ces de la chute demeureron­t un mystère, car malgré une opération héliportée qui comprenait Mingma Gyalbu Sherpa à son bord - la personne ayant découvert le corps, le seul point de départ de la chute n’a pu être clairement identifié. Pour Messner, une chute de glace pourrait l’avoir entrainée ; l’Italien émet aussi l’hypothèse que Steck serait allé repérer le Nuptse en vue de tenter le « fer à cheval » dans son intégralit­é. Mais le Nuptse était censé conclure l’expédition, indépendam­ment de la traversée - la seule arête sud-ouest du Lhotse étant à ce jour toujours vierge et pour cause : c’est l’une des plus effilées qui soit sur les 8000 !

ENCHAINEME­NTS MUTANTS SANS OXYGÈNE

Sur le versant nord-ouest de la montagne, la superstar du trail et du ski alpinisme Kilian Jornet, héritier de Stéphane Brosse, allait réaliser un nouvel exploit qui clôturerai­t son projet « Summits of my Life ». Peu de temps auparavant, il s’était déjà « acclimaté » sur la voie normale du Cho Oyu avec sa compagne, menant seul un assaut final dans des conditions difficiles. Transparen­t, le Catalan affirme ne pas savoir s’il a réellement atteint le sommet ou non, ayant atteint ce qu’il croit l’être en plein brouillard. Marc Batard relate une expérience analogue : en 1988 avec Sungdare Sherpa, dans des conditions similaires, impossible de savoir s’il était arrivé au sommet ou pas ! Une éclaircie salvatrice de dernière minute lui avait alors fourni une réponse heureuse. À défaut d’avoir eu cette chance, le Catalan met alors le cap sur Chomolungm­a. L’année d’avant, seule expédition sur la montagne, Jornet découvrait ses aptitudes à la haute altitude en ouvrant notamment une nouvelle voie dans la face nord-est de l’épaule nord-est avec Sébastien Montaz-Rosset et Jordi Tosas. Cette saison, l’Espagnol testerait ses aptitudes sur une voie normale bien équipée. Après un « run » décoiffant le 15 mai qui laissait présager une ascension en une dizaine d’heures (entre 10 h et 12 h, de l’avis même de l’intéressé), il réalise à quatre jours d’intervalle et à un rythme très rapide deux ascensions de la voie normale tibétaine. Le vétéran Ralf Dujmovits, qui le repère haut sur l’arête nord, croit voir évoluer un animal (bouquetin, chamois ?) plus qu’un être humain ! Jornet est le premier non Sherpa à réaliser l’ascension deux fois dans la même saison, qui plus est en battant le record de sept jours d’intervalle détenu jusque-là par Pemba Dorji Sherpa (les 8 et 15 mai 2007). Bien qu’il ne batte pas également les deux fois le record de Christian Stangl (16 h 42 en 2006 du camp de base avancé), sa première ascension réalisée en 26 h au départ de Rongbuck constitue un nouveau record en soi, car personne n’était jamais parti d’aussi loin ! Mais surtout, la performanc­e annonce une nouvelle ère, cumulant dénivelé, vitesse et enchaineme­nt à un niveau jamais vu jusque-là.

 ??  ?? Sur cette photo, Ueli Steck grimpe sur le versant ouest de l’Everest lors de sa phase d’acclimatat­ion. Derrière lui, le Nuptse, où il trouve la mort quelques jours plus tard, dans la voie Scott. Celle-ci contourne par la gauche les séracs au pied de la...
Sur cette photo, Ueli Steck grimpe sur le versant ouest de l’Everest lors de sa phase d’acclimatat­ion. Derrière lui, le Nuptse, où il trouve la mort quelques jours plus tard, dans la voie Scott. Celle-ci contourne par la gauche les séracs au pied de la...

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