SOLO INTÉGRAL, UNE HISTOIRE DE FOU
Avec l’ascension en solo intégral de Freerider, une combinaison d’escalade libre sur la mythique paroi d’El Capitan au Yosemite, Alex Honnold a signé sans doute le solo de la décennie. Quelques photos glaçantes et une maigre vidéo apportent la preuve que
Durant les 30 secondes disponibles sur YouTube, on peut voir l’homme, seul, calme comme à son habitude, en tee-shirt et pantalon, muni d’une simple paire de chaussons et d’un sac à magnésie. Pieds et mains se coincent avec méthode dans des fissures parfaites, lignes de fuite impressionnantes vers un vide insondable. « L’escalade n’est pas un sport, disait Patrick Edlinger, c’est un mode de vie. Et dans l’escalade, le solo c’est la vérité. Et le solo intégral, c’est le style le plus pur qui soit. » Nous étions tous restés bouche bée devant le film La vie au bout des doigts . Une mise en scène parfaite qui mettait en exergue la simplicité du geste et de l’élément : l’escalade à mains nues avec pour seuls attributs, un short, des chaussons et un sac à pof. En 2017, l’ascension d’Honnold ne porte pas les mêmes symboles, mais l’émotion est toujours la même devant la simplicité de ce jeu où l’homme est seul dans l’élément, tel un acrobate sans filet, haut perché, avec un tel degré de maîtrise. Se rajoute à cela une bonne dose de performance : une succession de pas aléatoires qui ont longtemps fait douter Honnold sur la faisabilité de ce projet, 7c+ tout de même, mais aussi des longueurs moins chiffrées, mais bien délicates ! « L’ascension la plus dangereuse de l’histoire » pour National Geographic... Dans notre société obnubilée par la sécurité, qui voudrait enfermer l’escalade dans des règles bien établies, ce genre de performance dérange autant qu’il éclabousse. Et le solo intégral a cela de paradoxal qu’il fascine autant qu’il effraie… Cet homme est-il normalement constitué ? A-t-on le droit de risquer sa vie comme ça ? Pourquoi fait-il cela ? Que doit penser sa mère ? D’éternelles questions qui ne manqueront pas d’alimenter les brèves de comptoir et qui n’auront jamais de véritable réponse. Elles cachent souvent l’essentiel : comment parvient-on à ce degré de performance et que faut-il en retenir ?
DES SOLOS QUI ONT FAIT LE BUZZ
Comme le mur du son des années 30, le premier pas sur la Lune, beaucoup de solos ont bousculé les idées reçues et remis les pendules à l’heure. Preuss, Comici, Barbier, Messner, Edlinger, Profit, Berhault, Robert, Hüber, Steck… Nombreux sont les virtuoses dont on a entendu parler. Plus nombreux encore sont ceux qui sont restés dans l’ombre et ont préféré garder pour eux cette expérience intime. Par leur degré de performance et/ou par la médiatisation qui en a été faite, certains solos ont néanmoins jalonné l’histoire de l’alpinisme et de l’escalade. Tel fut le cas le 28 juillet 1911, avec l’ascension de la face est du Campanile Basso par un certain Paul Preuss. Un aller-retour sans corde dans une paroi de 300 mètres, cotée 5. La meilleure manière pour ce jeune alpiniste autrichien, prêcheur d’une éthique pure, de démontrer à ses contemporains que la corde n’était ni plus ni moins qu’une tricherie. À l’heure où Hans Fiechtl et Otto Herzog perfectionnaient l’emploi du piton et du mousqueton, Preuss incarnait la contre-culture et avait le mérite d’argumenter ses propos. Vingt ans plus tard, toujours dans les Dolomites, une autre ascension va bousculer les consciences, en pleine compétition germano-italienne. Le 2 septembre 1937, Emilio Comici gravit en 3 h 45 les 500 mètres verticaux de la face nord de la Cima Grande di Lavaredo, voie qu’il avait ouverte quatre ans auparavant avec les frères Dimai et qui cote honorablement TD sup. Preuve cette fois-ci que les pitons alors largement usités par Comici n’enlevaient rien à ses qualités de grimpeur. L’escalade encordée avait trouvé un style avec le Maestro et ce style était efficace ! Dans la même veine, celle de l’escalade libre sans artifice, Claudio Barbier, alpiniste belge, inventera le « jaunissement » des points, ce refus de se tirer aux clous. Mais surtout, il enchaînera le 20 août 1961, seul et sans corde, pas moins de cinq faces dans le massif du Lavaredo : voie Cassin à la Cima Ovest, voie Comici à la Cima Grande, voie Preuss à la Piccolissima, voie Dülfer à la Punta di Frida et Innerkofler à la Cima Piccola. 13 h 5 pour le tout… À la prouesse technique, il divino Claudio ajoute alors l’endurance et préfigure les enchainements (ou link-up) dont on entendra parler plus tard dans les Alpes et au Yosemite. Les années 80 verront de dignes héritiers, parmi lesquels Christophe Profit à qui l’on doit la trilogie solitaire hivernale des trois faces nord de l’Eiger, du Cervin
et des Grandes Jorasses. Le 30 juin 1982, il se lance aussi dans un solo de la Directe Américaine en face ouest des Drus qui fera date : verticalité et prise de vue depuis l’hélico inviteront le spectateur dans ce combat mental et technique, en vis-à-vis avec la capitale de l’alpinisme. Tous ceux qui ont vu le film Christophe se souviennent encore de cet instant de faiblesse au départ du dièdre de 90 mètres… L’être humain face à ses doutes : grand spectacle et boule au ventre garantis ! Avec d’autres, Christophe médiatise un alpinisme sportif qui inspirera à son tour Ueli Steck, comme Peter Croft (auteur de l’enchainement solitaire d’Astroman et Rostrum au Yosemite en 1987) et Dean Potter inspireront Alex Honnold. Chaque génération a créé son style et sa médiatisation, mais ce qui a changé, au fil du temps, c’est la taille du public. L’intimité du milieu, les quelques photos et les chroniques alpines ont laissé place aux écrans, à internet, à la diffusion instantanée et à grande échelle. Les vues plongeantes des objectifs ont peu à peu invité tout un chacun dans l’émotion du solo, exacerbant le vide grâce à d’habiles prises de vue. Aujourd’hui, tout est mis en scène de façon quasi instantanée. Mais en voulant se rapprocher du solo, on ne perçoit qu’une partie de la démarche.
L’ENVERS DU DÉCOR
Une grande part d’incompréhension du solo vient du fait que tout un chacun s’imagine du jour au lendemain être à la place du grimpeur. Tout comme le ski de pente raide ou la wingsuit, le solo exige un long parcours sanctionné parfois d’échecs sans appel. Or le niveau technique, l’entraînement, la détermination et l’engagement qui caractérisent les performances de ce genre s’inscrivent dans une échelle de temps incompatible avec la tendance actuelle. Le solo intégral c’est avant tout une maîtrise totale de sa pratique. La quintessence du haut niveau… Et tous ceux qui ont un jour expérimenté ce jeu ont parfaitement conscience du prix à payer et de l’enjeu. Alex Honnold, en réalisant le premier solo de Freerider n’a peut-être pas fait l’ascension la plus dangereuse de l’histoire, si on la compare à ses précédentes aventures où, plus vulnérable, en pleine progression, il n’était pas encore au sommet de son art. Il s’est peu à peu préparé à ce genre de perfor-
mance, méthodiquement, repérant les voies en cordée, minutant son ascension à l’aide d’une playlist sur son iPod et dernièrement en marquant les passages clés d’El Capitan avec de la magnésie. Chaque prise était devenue « un vieil ami » comme il le confiait récemment dans une interview de National Géographic. On oublie qu’avant de débuter sa carrière de soliste, un grimpeur comme Ueli Steck a progressé encordé au plus haut niveau. Rappelons-nous ces enchainements en compagnie de Stefan Siegrist dans les faces nord de l’Oberland, ses expéditions himalayennes avec Simon Antamatten et sa détermination à aider les autres dans les pires situations (sauvetage de l’alpiniste espagnol sur l’Annapurna en mai 2008). Prudent, réfléchi, il ne cachait pas ses doutes et ne présentait pas le solo comme une vérité. « La montagne, tu dois y aller avant tout pour toi » nous confiait-il. Le solo est un accomplissement récompensant des années de préparation et d’effort. Une performance certes ultime, mais qui fait écho à n’importe quel projet que suscite l’alpinisme avec ou sans corde : un juste équilibre entre risque et raison. Ce qui distingue en revanche le solo, c’est la précision et les paramètres qu’il exige. Hansjörg Auer, à qui l’on doit l’incroyable ascension de la voie du Poisson, en face sud de la Marmolada, décrit cela comme une parfaite alchimie : « Le grimpeur qui sera couronné de succès sera celui qui pourra trouver la bonne combinaison entre la conscience du risque, l’itinéraire optimal et le jour parfait. » Or cette alchimie, ce feeling sont souvent difficiles à programmer… Alors, imaginez lorsque le solo est planifié et lorsque des objectifs s’invitent dans ce moment de grande intimité. Certes, ce paradoxe de la solitude partagée éloigne ce type de réalisation des grandes épopées d’un Herman Buhl, d’un Casarotto ou d’un Moulin… Mais elle implique aussi et surtout une tout autre forme de maîtrise et de préparation. Le grimpeur et réalisateur Jimmy Chin a suivi Honnold pendant plus d’un an autour du monde, dans ses différentes entreprises, avec le projet « fou » de l’ascension de Freerider en ligne de mire. Dans le massif du Mont-Blanc, dans les aiguilles de Taghia ou en Chine, Honnold a multiplié des premières aussi variées que difficiles. Et le 3 juin, avec des photographes et cameramen soigneusement repartis le long de la paroi, il était bien au rendez-vous. Voilà qui en dit long sur la gestion de projet et la marge nécessaire à sa réalisation.
ENTRE NÉANT ET ÉTERNITÉ
On peut considérer tout simplement que l’homme a les capacités de gravir sans corde tout ce qu’il gravit avec. Alain Robert l’avait prouvé en réussissant La nuit du lézard, 8a/b, à Buoux, en 1991. Une voie qui était alors à son niveau technique maximum et toujours considérée aujourd’hui comme l’une des plus grandes réalisations en solo intégral. Au-delà de l’entraînement physique, c’est dans l’entraînement psych ique que la performance semble aussi se situer. Cette capacité à faire abstraction du vide, d’une possible issue fatale, de la présence de tout autre élément. Savoir à loisir débrancher son cerveau… Le switch off si bien décrit par Hansjörg Auer. Un interrupteur que semble également avoir trouvé Honnold. Et n’en déplaise aux détracteurs, il ne s’agit pas là de folie ou d’inconscience. Néanmoins, quelques grimpeurs comme Alain Robert ont fait part de moments d’incertitude, comme ce jour d’octobre 1996 où dans le crux de Polpot (7c), à 200 mètres du sol, un mouvement très aléatoire l’avait fait osciller entre néant et éternité, « les minutes les plus décisives
UN SOLO OUS L’OEIL DES CAMERAMEN SOIGNEUSEMENT REPARTIS LE LONG DE LA PAROI, VOILÀ QUI EN DIT LONG SUR LA MAÎTRISE ET LA PRÉPARATION D’ALEX HONNOLD.
de mon existence . » Poussés au plus profond de leurs retranchements, d’autres se sont vus doués de capacités jusque-là ignorées, dans une sorte d’état second. Un phénomène qui rappelle curieusement la « dissociation péritraumatique », décrite par les spécialistes de notre masse cérébrale et qui permettrait au grimpeur (comme à une victime d’accident) de se soustraire à la frayeur qui résulte de la confrontation avec la mort. Un état pouvant amener l’esprit à se dissocier du corps… Jusqu’où peut-on aller dans l’exploration de nos limites ? Nombreux sont ceux qui après avoir atteint leur Graal ont été victimes de dépression… A-t-on la possibilité de vivre durablement à cette intensité ? Une chute de pierre, une petite inattention au mauvais moment, une de ces innombrables erreurs dont l’être humain est spécialiste suffit à mettre un terme à toutes les prouesses. « Le plus important dans le solo c’est de savoir abandonner », confiait récemment Alex Honnold à National Geographic. Dans le film On n’a marché qu’une fois sur la Lune de Christophe Raylat, Ueli s’était livré avec une incroyable sincérité, lâchant que l’issue du solo au plus haut niveau était claire : « c’est une route à sens unique, c’est la mort à la fin et c’est ça qui est dur à gérer ». Beaucoup en ont payé le prix, à commencer par Preuss, retrouvé mort au pied de la Nordliche Manndlkogel, dans le massif du Dachstein, un matin d’octobre 1913. Son éthique sans concession venait de disparaître avec lui. Ueli aurait mérité quant à lui de connaître un apaisement à la hauteur de sa personne, de son engagement, de ses performances et de tout ce qu’il nous a laissé. Car derrière un apparent égocentrisme, le solo lègue plus que ce qu’on croit. En bousculant notre milieu, il lui permet d’avancer. L’ascension express de la face nord des Droites par Reinhold Messner en 1969 a ouvert les yeux des glaciéristes sur l’efficacité du cramponnage frontal, Edlinger dans le Verdon a dépoussiéré l’alpinisme pour mettre en lumière l’escalade, Ueli Steck a montré que le chrono ouvrait de nouvelles portes. Honnold révolutionne les big walls à sa façon et écrit une nouvelle page dans l’histoire du Yosemite. Le solo intégral est aussi l’un des derniers emblèmes de la liberté absolue, autrefois cher à l’alpinisme, mais largement dénigré aujourd’hui.
Certains ont critiqué les apparitions télé du French Spiderman, alias Alain Robert, tout en pointant sa médiatisation et son style. Mais, avec des prises vissées dans son salon et interdit bancaire, il s’est battu contre vents et marées pour vivre pleinement de ses projets... Au nom de l’esprit de cordée, l’alpinisme solitaire est souvent évalué et publiquement critiqué. Mais à l’inverse, peu de solistes font de leur pratique un dogme. C’est une affaire personnelle que l’on choisit de partager ou pas, mais qui appartient à chacun. Bien au-delà des chiffres et du sommet, le solo intégral exprime une forme artistique, une quête d’absolu qui force le respect. L’escalade y trouve sa forme la plus pure et la plus précise, l’homme y trouve un plaisir rare et une plénitude inégalable. Certains y verront toujours une forme de folie, je préfère y voir un acteur au sommet de son art. Un acte qui, à défaut d’être compris, mérite d’être souligné et respecté plutôt que d’être jugé… Que dirais- je à mes enfants s’ils m’annoncent vouloir en faire ? C’est une autre question…Certains n’auront fait qu’un passage éclair ou auront nourri une carrière entière de cette forme de pratique. Mais les kilomètres de paroi, les dizaines de projets et les centaines de doutes qui auront précédé ces réalisations soulignent une grande ambition et une démarche qui tranche aujourd’hui avec nos comportements consuméristes. Le film sur Alex Honnold qui verra le jour dans quelques mois va, espéronsle, dérouler une partie de cette terra incognita et au-delà du grand spectacle, donner plus de hauteur au discours. À la question « que vas-tu faire après cela ? », Honnold a répondu : « Je suis heureux de retourner grimper “normalement” en escalade sportive sans penser au solo. Je pars pour l’Alaska dans quelques mois pour gravir des big walls. J’espère qu’il neigera tout le temps et que je serai juste obligé de rester sous la tente et de lire tout le temps (rires) » Preuve irréfutable, si besoin était, que l’homme est bien humain. Alex a inscrit une page de plus dans l’histoire de sa vallée, celle qui l’a inspiré et construit, ni plus ni moins.
LE SOLO EST L’UN DES DERNIERS EMBLÈMES DE LA LIBERTÉ ABSOLUE, LARGEMENT DÉNIGRÉ AUJOURD’HUI.