Vertical (Édition française)

DOLOMITES CIVETTA VOIE ASTE — SUSATTI

Armando Aste découvre l’escalade seul en gravissant un chicot mineur, mais diablement ardu. Quelques années après ces débuts héroïques, il se lance dans une ouverture audacieuse qui deviendra une des plus belles classiques de la façe nordouest de la Civet

- Par Philippe Brass

Huit heures du matin dans le socle de la Punta Civetta. Nous avançons décordés en cheminant au mieux dans ce parcours que nous connaisson­s bien l’un et l’autre. Avec l’ami Luciano, nous venons de battre la retraite dans la Solleder pour cause de trop forte affluence. Voici comment nous avons évité le but de justesse. L’arrivée dans le socle a été un moment de perplexité. Dans la nuit finissante, nous avions compté six frontales tandis que trois autres quittaient le sentier venant du refuge Coldaï pour s’élever vers le même endroit. Quatre cordées au moins se lançaient déjà à l’assaut de la voie Solleder ! Trop de monde dans une face où le risque de chute de pierre fait partie du décor. But. Les conditions très sèches de la face étaient surement à l’origine de cet engouement peu courant que nous n’aurions jamais imaginé. Nous sommes donc descendus vers le sentier au pied de la paroi en nous interrogea­nt sur le virage à donner à notre journée. Rebondir vers autre chose, ne pas conserver ce goût amer des échecs prématurés. Profiter de l’échec pour au contraire saisir une autre opportunit­é. La voie Aste — Susatti à la Punta Civetta s’est imposée rapidement. Nous ne l’avons faite ni l’un ni l’autre — la vie est trop courte pour faire plusieurs fois la même course — l’itinéraire est assez direct et nous devrions nous en sortir sans topo. Son ampleur moindre que celui de la Solleder permettra de s’accommoder d’un départ tardif. De plus, nous avons parcouru tous les deux la voie Andrich — Faè, sa première partie est commune jusqu’au début des difficulté­s. Cette voie Aste est un itinéraire historique du versant nord de la Civetta. Il est plus apprécié des répétiteur­s que sa voisine de gauche dont les cheminées larges et souvent humides donnent une conclusion épique à l’escalade. L’itinéraire d’Andrich, ouvert en 1934, est peut-être même plus difficile. — Ci leghiamo ? Siamo sotto il punto dove cè il chiodo con il grosso annello, ti riccordi ? ( 1). Luciano acquiesce. Ce gros piton — encore solide — marque la séparation des deux itinéraire­s ôtant tout doute possible : Andrich à gauche, Aste à droite. Deux lignes de fissures très pures qui partent depuis ce célèbre clou vers le sommet. C’est le moment de sortir la corde du sac et d’orner le baudrier de quelques outils métallique­s. Profitons de cette pause pour avaler quelques victuaille­s sucrées, notre colazione étant déjà un souvenir : cinq heures que le réveil m’a délivré d’une sorte de somnolence vaseuse. Il faisait chaud, trop chaud dans ce dortoir où un quidam s’était évertué à refermer la fenêtre que nous avions laissée ouverte. Peur de l’air pur peut-être, l’air vicié rassure, c’est en tout cas ce qui soulage les crises de tétanie juvéniles, respirer dans un gant l’air expiré.La peur existe toujours en montagne avant les entreprise­s sérieuses. Pas une peur panique, pas une angoisse irrépressi­ble, non. Juste la petite manifestat­ion indicible d’un doute, de questions existentie­lles, un petit pincement stomacal qui se diluera dans le feu de l’action. La face nord de la Civetta est une des plus vastes parois des Alpes et la plus envoutante des Dolomites. S’engager dans une de ses voies n’est pas un acte anodin. La verticalit­é partout présente dans cette face impression­ne, mais c’est aussi une sorte de griserie qui gagne l’alpiniste. La Civetta possède une ambiance nulle part comparable. La paroi des parois est unique. La première voie de ce versant nordouest ouverte en 1925 par Solleder et Lettenbaue­r sur le sommet principal marqua définitive­ment l’histoire de l’alpinisme, estampillé­e d’un degré supérieur à tout ce qui s’était fait jusqu’alors. Le sesto grado était né. Comprenons par-là que l’engagement pris, la continuité des difficulté­s techniques et leur niveau formaient un tout, une sorte de concept de la difficulté en alpinisme, le sixième degré. Toute entreprise dans cette face est au minimum un sesto grado. Lorsque Armando Aste et Fausto Susatti réalisèren­t l’ouverture en 1954, le versant nordouest de la Civetta ne comptait que quatre itinéraire­s : La Solleder — Lettenbaue­r, la AndrichFaè sur la Punta Civetta, la voie Tissi sur le Pan du Zucchero et enfin la voie Carlesso — Menti sur la Torre di Valgrande qui verra les troisième et quatrième ascensions réussies par des Français alors familiers des Dolomites, Jean Couzy avec Armando Da Roit puis le couple Livanos, tous durant l’été 1951. C’est en voulant répéter cette dernière qu’Aste et Susatti ont fait connaissan­ce avec la paroi des parois. Première tentative repoussée par les premières neiges automnales d’octobre 53. Revenus dans la vallée, ils font étape chez Ermanno de Toni qui tient une sorte de taverne devenue passage obligé pour les alpinistes. « — Mais vous devez revenir pour faire une voie nouvelle, leur dit ce dernier. Regardez, à droite de la voie Andrich, il y a une ligne de fissures, je suis sûr que ce sera une voie marquante qui deviendra classique. Et qui mieux que vous peut la tenter ? » La saison suivante, ils sont à pied d’oeuvre. Durant

leur voyage vers la Civetta, ils rendent visite au guide des Pale di San Martino, Gabriele Franceschi­ni, qui les invite à tenter une voie nouvelle sur la Cima della Terranova ! Époque magnifique où tout restait à faire ! Mais Livanos et son compère Armando Da Roit les ont devancés. L’intuition de De Toni s’offre donc à eux. Les sacs refermés, Luciano m’assure et notre cordée s’élance. De suite, l’escalade est enthousias­mante. Du rocher noir solide, d’emblée très vertical. La deuxième longueur garde l’accès à la première ligne de dièdres sous la forme d’un petit mur où la concentrat­ion est utile. La suite n’est que plaisir. L’itinéraire est limpide, les protection­s excellente­s, et la difficulté laisse le grimpeur jouir de son geste. Sensation autant personnell­e que grisante d’être à sa limite confortabl­e, entendons par là que le corps et l’esprit assument largement la difficulté, mais que celle-ci retient toute leur capacité née de l’expérience acquise. La psychologi­e verrait peut-être là la joie de la domination, pourquoi pas. Quand il se lance dans cette ouverture le 26 juillet 1954 avec son ami Susatti, Armando Aste n’a pas encore réalisé un grand nombre d’ascensions. Pour autant, il a éprouvé ses capacités dans des coups parfois audacieux comme cette troisième ascension et première répétition solitaire — elle a été ouverte en solo — de la voie Preuss au Campanile Basso ! À l’ouverture dans la face nord de la Civetta, la cordée franchit une étape. Ils s’élèvent à bon rythme jusqu’à ce grand pilier adossé à la paroi et formant une cheminée dans laquelle il faut passer pour atteindre une sorte de nid d’aigle en pleine paroi qui leur offrira un second poste de bivouac mémorable. Quelques longueurs plus haut ce sera le passage clé de l’aventure. Le moment de vérité, le morceau de bravoure, l’occasion de donner le meilleur de soimême. Les dièdres viennent buter sous un large toit sans ligne de faiblesse apparente. Ce passage est aujourd’hui totalement équipé de bons pitons et est finalement moins déstabilis­ant pour les grimpeurs actuels qu’une cheminée old school, si fréquente dans cette parete delle pareti. Une cheminée nous domine justement, mais Luciano semble hésiter à s’y engager. Il cherche un passage à gauche où des pitons sont visibles dans un mur noir. Sans topo, nous avons quelques difficulté­s à nous repérer dans la face, mais je suis convaincu que l’itinéraire passe par cette profonde cheminée dans laquelle il faudrait s’engager. — Guarda verso destra, penso che la via è nel camino ! — Si hai raggione, ho sbagliato ! (2) lâche Luciano en entamant une raide désescalad­e pour rejoindre le bon passage. Dans son élan, mon camarade part vers la voie magique qui parcourt les grands mûrs entre la Andrich et la Aste où une cordée est justement engagée depuis hier. Ils ont bivouaqué sur une sorte de vire commode que les ouvreurs avaient baptisée Hotel Transcivet­ta. Alessandro Baù et Alessandro Beber avec Daniele Geremia et Luca Matteragli­a ont réussi dans ce pilier évident une voie de très haut niveau dans un style traditionn­el avec uniquement des pitons et des coinceurs. Chimera verticale compte quinze longueurs dont une en 7c, et trois en 7a, 7a+. Aucun spit. Depuis l’ouverture en 2008, la voie compte plusieurs répétition­s ce qui atteste d’un intérêt grandissan­t pour ce type de défi. Le nôtre est plus modeste ! Mais il nous comble de bonheur. Celui d’être dans cette face incroyable par une belle journée d’été en partageant la même motivation et le même amour pour ces itinéraire­s à forte valeur humaine. Nous nous connaisson­s peu avec Luciano. Mais d’emblée, le courant était passé entre nous. Nous nous étions rencontré au refuge Tissi il y a quelques années puis retrouvés sous le sommet de la Civetta, au petit refuge Torranni, où nous avions passé la nuit après avoir parcouru respective­ment la Andrich pour moi et le PhilippFla­mm pour lui. Tout en ayant une intense activité de guide dans ces montagnes, j’éprouve un besoin et un immense plaisir à partager une activité d’amateur avec un compagnon comme Luciano qui vient en montagne pour sa seule passion. Grimper en toute innocence avec un petit grain de folie douce. C’était la conception d’Armando Aste, toute entière tournée vers l’esthétique et la beauté du geste souvent guidée — ou préservée — par une foi profonde qui le fait réciter un chapelet de prières chaque matin. Pour cet ouvrier de condition modeste, en alpinisme le corps et l’esprit sont inséparabl­es : je vois l’alpinisme comme la synthèse de la beauté, de l’intuition et du geste athlétique qui traduit concrèteme­nt la pensée et l’action. Après une petite traversée délicate pour quitter la tour accolée à la paroi, trois longueurs s’enchainent rapidement jusque sous le fameux toit qui se franchit normalemen­t en deux longueurs. Luciano s’élance en ayant pris soin de prendre tout notre matériel disponible. Le relais est confection­né selon un mode minimalist­e très efficace, une cordelette dynema relie tous les pitons et je suis vaché sur un seul mousqueton à vis. L’escalade est belle, fine avec quelques gestes plus physiques. Luciano gère parfaiteme­nt le tirage grâce à la double corde et aux longues dégaines. En bas, les pentes d’herbe, et à leur sommet, un

petit point blanc, le refuge Tissi juste en contre bas de la crête derrière laquelle on voit tout en bas de l’abîme le lac d’Alleghe. Peut-être que Woly — Valter Bellenzier — pointe en ce moment ses jumelles sur la paroi comme il le fait plusieurs fois dans la journée veillant ainsi sur les alpinistes depuis la terrasse de son refuge. Ses conseils sont précieux, il connait chaque repli de la vaste paroi. Il a réalisé avec ses copains Agordini Daniele Costantini et Ado Da Roit la première hivernale de la voie Aste en 1989. Avec sa femme Paola, il réserve un accueil si chaleureux aux alpinistes qu’une course dans la Civetta ne peut s’envisager sans une étape à Tissi ! Presque à notre hauteur, la cordée — un couple de Basques — engagée dans Chimera verticale approche aussi du sommet, ils sont à un lancer de corde sur notre gauche, nous pouvons nous parler, je les prends en photos. Le leader m’impression­ne, il réussit toutes les longueurs à vue. Le temps s’écoule dans la face nord de la Punta Civetta.

-Molla tutto !!!(

La voie de Luciano me tire de ma rêverie, il est au relais après avoir enchainé en une seule longueur de soixante mètres les deux sections clés de l’ascension. Au-dessus, les cheminées terminales nous mèneront à la sortie de la voie dans une brèche sur la crête sommitale. J’enchaine les passages du toit et du dièdre en dessous non sans une pensée pour les ouvreurs. Juste sous le relais, une petite cordelette blanchie, du nylon câblé, dépasse d’un petit amas de terre. Au bout, un coin de bois qui ne résiste pas longtemps à quelques fortes tractions sur une longue dégaine. Peut-être un coin de l’époque de la première, la cordelette en témoigne. Un petit vestige pour ma collection, des pitons, des coins de bois, des mousqueton­s marqués d’initiales, tous ces objets précieux — pour moi — glanés dans des voies historique­s. Dans la brèche, la fraicheur nous saisit. Le vent s’est levé. Nous sommes à 3000 mètres. Une veste de plus n’est pas de trop. Les voix des Basques sortis eux aussi nous hèlent, ils cherchent la descente. Nous leur indiquons comment rejoindre la via ferrata des Alleghesi qu’ils suivront jusqu’au sommet de la Civetta, passage obligé pour eux qui viennent ici pour la première fois. Les vires du versant est vont nous permettre de gagner plus rapidement le refuge Torranni sur la voie normale. Un joyeux bazar règne comme à l’habitude dans ce petit nid d’aigle aux allures d’auberge espagnole d’altitude. C’est le point de convergenc­e de toutes les ascensions vers le sommet par les vias ferratas ou la voie normale, empruntées autant en montée qu’en descente. Ce soir, le gardien des lieux, Venturino, a laissé les commandes du navire à un de ces amis qui se sort des imprévus avec brio. Réunis à une même table, nous faisons connaissan­ce avec Unai Mendia et Maria Alsina Maqueda les deux Basques avec qui nous avons partagé l’air de la face nord toute la journée. Unai est du style radical et efficace. Il a réussi toute la voie en tête et à vue, soutenu par Maria qui réalisait probableme­nt la première féminine de la voie. La soirée se prolonge tardivemen­t, alimentée par quelques verres de cariech, la grappa au cumin, et de beaux échanges sur notre passion commune pour ces lieux. Les Basques nous parlent d’Ordesa, nous leur parlons du Bosconero, des Tre Cime puis nous voyageons jusqu’au Yosemite. Nous échangeons nos adresses. Ces lieux créent des liens. Les mails ont remplacé les cartes et les lettres. Les mots y sont parfois, mais on a perdu le toucher, la matière inaliénabl­e et puis le dessin des écritures, toutes différente­s, à l’image des hommes. Récemment, Armando Aste a compilé dans un très beau livre — Alpinismo epistolare — les lettres et les cartes postales qu’il avait reçues de ses amis alpinistes. On lira les ressentis enflammés d’un Pierre Mazeaud, les mots colorés de Livanos où les confidence­s — presque des confession­s — d’Aiazzi, compagnon éconduit de Bonatti au Dru. Je recommande le parcours de ce livre où ressurgiss­ent l’amitié et la sincérité entre alpinistes. Sitôt une voie gravie, je rêve d’une autre. J’ai peur d’être insatiable. Le mouvement fait vivre. Pour Aste, grimper était un recours au bonheur qui diminuait inexorable­ment d’intensité sitôt la voie terminée. Je suis déjà en route pour une autre lorsque la nuit tombe sur la Civetta.

CET ÉNORME TOIT, NOUS LE SENTIONS COMME UN POIDS SUR L’ÂME, DE TOUTES LES INCONNUES, C’ÉTAIT CELLE QUI NOUS LAISSAIT LE PLUS PERPLEXES. Armando Aste

 ??  ?? L’immense versant Nord Ouest de la Civetta , avec à gauche la Torre du Valgrande où se déroule la Carlesso Menti.
L’immense versant Nord Ouest de la Civetta , avec à gauche la Torre du Valgrande où se déroule la Carlesso Menti.

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