VISAGES PÂLES
ALORS QUE LA SCULPTURE EST MISE À L’HONNEUR AU SALON FINE ARTS PARIS, ALORS QU’ELLE REVIENT EN MAJESTÉ DANS LES GALERIES DU PETIT PALAIS, DÉCOUVRONS UN DÉPÔT EXTRAORDINAIRE... OÙ SONT CONSERVÉS LES ORIGINAUX DES STATUES QUI ORNENT PLACES ET JARDINS DE LA VILLE. VISITE INÉDITE.
Qu’une telle collection existe tient du miracle. Il y a là, entreposés, deux mille plâtres originaux qui ont servi à la réalisation des sculptures de plein air disséminées dans Paris ! « Ces modèles ont échappé à la benne » , se réjouit Anne-Charlotte Cathelineau, qui veille sur ce Conservatoire des oeuvres d’art religieuses et civiles ou COARC. « Longtemps on a déconsidéré les plâtres, ils n’étaient qu’une étape dans le processus de fabrication d’une sculpture. Une fois le bronze coulé, ou le marbre reproduit, on se débarrassait des modèles préparatoires. Aujourd’hui, on les regarde d’un autre oeil. On y voit le témoin le plus proche de l’intention du maître, sorte d’esquisse » . Depuis 1888, cet ensemble dormait dans un dépôt à Auteuil. Au cours des années 1970, la Ville de Paris souhaitant récupérer le terrain, on pensa à briser ces oeuvres encombrantes et poussiéreuses. Il fallut l’enthousiasme et la force de persuasion de Thérèse Burollet, directrice du Petit Palais, pour qu’elles soient sauvées. Action héroïque, en ces temps où la sculpture était ignorée, ou mal aimée. La collection quitte la capitale pour être transférée à Ivry-sur-Seine, dans une ancienne usine de traitements des eaux. Nous y sommes, bien que l’endroit soit inaccessible au public. Il s’entrouvrira pour une petite poignée d’amateurs privilégiés à l’occasion du salon Fine Arts Paris et de la Semaine de la sculpture. Ici, tout est spectaculaire : la gigantesque architecture industrielle, la lumière entrant par les vitraux, l’accumulation des oeuvres, l’éclectisme des styles. Émouvants fantômes de plâtre. Au premier rang, se dressent les figures religieuses, sereines, pour l’éternité. Procession silencieuse que forment une sainte Agathe, un moine en prière, le curé d’Ars, un ange de l’Annonciation... Les oeuvres datent, pour la plupart, de la IIIe République. L’âge d’or de la sculpture de plein air. Les municipalités sont prises, alors, de « statuomanie » . Il s’en installe partout, au milieu des places, au fronton des façades, sur les boulevards, dans le moindre square... L’administration repère les oeuvres dans les salons officiels, commandite des reproductions, lesquelles sont financées par souscriptions. Les monuments chantent
la grandeur de la France, ses écrivains, ses peintres, ses tragédiennes. Elles exaltent les vertus traditionnelles : la famille, la patrie, le travail. Une Fermière du Plougastel surgit derrière une pile de caisses en bois, tandis qu’au détour des allées on croise quantité de Mère à l’enfant et autres délicates maternités. L’époque chérit les allégories symbolisant les arts, les sciences, l’héroïsme de nos soldats en 1870 ou 1914-1918. Ces effigies ont souffert ; certaines ont perdu leur tête, ou laissé un pied, au cours de déménagements. Elles arborent, parfois, une couleur grisâtre, une surface desquamée. « Pour présenter les plâtres en extérieur lors de l’Exposition de 1889, on les a recouverts d’un badigeon censé les protéger, il a mal vieilli, s’est craquelé » , explique Anne-Charlotte Cathelineau. Qu’importe. Ces modèles sont d’autant plus précieux que certaines sculptures définitives ont disparu, détruites durant l’Occupation. Il s’agissait de récupérer des matériaux non ferreux, nécessaires à l’armement ou bien, leur sujet ne correspondait pas à l’idéologie du gouvernement de Vichy... Un exemple ? Le bronze de Maria Deraismes, journaliste, engagée dans l’émancipation des femmes, première franc-maçonne, qui fut démoli en 1943. Une oeuvre de Louis-Ernest Barrias. Quarante ans plus tard, c’est une association féministe qui s’offrit une nouvelle fonte. Maria Deraismes, fière, a regagné son piédestal, square des Épinettes, dans le xviie arrondissement. Vingt-quatre des figures se sont refait une beauté. Après avoir été rafraîchies par une équipe de restaurateurs, un an durant, elles ont quitté la réserve pour rejoindre le Petit Palais. Rappelons-le, ce bâtiment édifié pour l’Exposition universelle en 1900 et converti deux ans plus tard en musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, abritait deux vastes galeries de sculpture. Les voici reconstituées (et visitables à partir du 7 novembre). L’âme du lieu nous est revenue.