SÈVRES-BABYLONE ARCHI CHIC
Du Bon Marché au Lutetia, ce triangle de la Rive gauche navigue librement entre lieux historiques réinvestis, passages couverts, galeries-manifestes, boutiques-écrins, ateliers sur cours, jardins à la française... offrant au promeneur ses partis pris affi
Ancien pré-carré des abbayes et des séminaires, le quartier SèvresBabylone a conservé de nombreux édifices religieux : les trois chapelles des Missions étrangères de Paris, créées en 1658 – la crypte des martyrs, la chapelle Notre-Dame de la Médaille Miraculeuse et la chapelle Saint-Vincent-de-Paul –, l’ancien couvent des Récollettes ou encore la chapelle de l’hôpital Laennec. Au coeur d’importants projets immobiliers, ces bâtiments historiques font peau neuve entre les mains de célèbres architectes.
LE LUTETIA, L’ART DÉCO RÉACTIVÉ
Boulevard Raspail, l’hôtel Lutetia gagne en éclat, à la lumière du génie de Jean-Michel Wilmotte, des meilleurs artisans et de l’artiste Fabrice Hyber. Le rayonnement du soleil sur la façade 1910, restaurée à l’identique, se déploie par les verrières jusqu’à la cour intérieure, hier aveugle. Dans ses reflets vogue le navire, emblème de l’hôtel emprunté à Lutèce dont il tire son nom et sa devise : Fluctuat nec mergitur, « flotte mais jamais ne sombre ». On sentirait presque un pétillement d’écume s’emparant du bâtiment. Jean-Michel Wilmotte se joue du vocabulaire Art déco, l’écaille, le losange, les volutes, en changeant d’échelle, explosée, dilatée, au sol comme aux murs, en le conjuguant avec un bar ultra-contemporain en verre galbé. Il demande aussi à Fabrice Hyber d’imaginer un vitrail sur la verrière du restaurant. Quand on connaît l’artiste et sa famille d’« hyber-héros », il fallait oser. Mais un palace Rive gauche
a forcément de l’esprit ! Flottant sur des bulles roses, jaunes, bleues, son homme cellulaire, son bibendum, son cosmonaute – « parce que la clientèle du Lutetia sera celle des voyages dans l’espace » – se reflètent dans les couverts en argent et les verres en cristal. Ils semblent faire de l’oeil aux convives. Il a réalisé cette peinture « au ciel » avec un nouveau procédé à base de poudre de verre, une aquarelle qui se révèle donc… à la cuisson. Quant à Jean-Michel Wilmotte, il ressuscite, dans l’immense bar Joséphine, des fresques datant de 1910 signées d’Adrien Karbowsky, perdues sous des dizaines de couches de peinture. Ces décors de chérubins, de vignes, de moutons, d’abondance rappellent que l’hôtel fut construit sur les jardins de l’Abbaye-aux-Bois par la famille propriétaire du Bon Marché, qui y logeait ses fournisseurs et clients. Et rien n’est trop beau pour ceux d’aujourd’hui. L’architecte n’hésite pas à faire creuser le sol de 20 m afin de loger une piscine, dessine des baignoires dans des blocs de marbre massif, baptise les suites de noms d’illustres résidents du siècle passé (Joséphine Baker…) et réinstalle dans les bibliothèques leurs oeuvres : sculptures d’Arman, d’Hiquily, de Takis, de César. L’unique palace de la Rive gauche à cultiver son esprit.
HERMÈS DANS LE GRAND BAIN
Cela fait huit ans déjà qu’Hermès a fait le grand saut, après plus de cent soixante-dix ans de fidélité à la Rive droite, et plongé dans la piscine Lutetia. Ouverte en 1935, classée « monument historique », elle
servait de bassin aux clients de l’hôtel et aux habitants du quartier, sous ses immenses toits de verre, dans les tréfonds de ces mosaïques aqueuses. Hermès et l’agence d’architecture RDAI ont su conserver cette magie, sans nostalgie, avec l’alchimie qui est propre à la maison. Le volume est structuré par trois grandes huttes en frêne clair tressé. Trois cabanes convient à un parcours découverte des univers Hermès, une vraie chasse aux trésors. Comme pour son voisin l’hôtel Lutetia, l’architecture originelle est respectée mais aussi transportée dans la modernité. Pierre-Alexis Dumas souligne dans son édito de la publication de lancement : « Ces architectures nomades viennent animer la rigueur de l’espace dessiné en 1935. Une façon pour Hermès de relier l’émotion familière issue de la tradition et le souffle de l’innovation ».
VIVIER DE CRÉATEURS
Quelle institution, mieux que Le Bon Marché, témoigne de cette évolution du luxe vers l’expérientiel et l’immatériel ? Ce pilier du quartier Sèvres-Babylone a su, depuis la fin du xixe siècle, s’imposer en véritable creuset de la création. Ses fondateurs, le couple Boucicaut, initient à l’époque un espace réservé aux artistes. Aujourd’hui, tableaux et mobilier design continuent d’investir le magasin, dans le cadre notamment de la collection Rive Gauche. Tout autour s’installent les esprits libres de la mode et de la création, du couturier Rabih Kayrouz, aux créations hautement architecturées, jusqu’à Sir Paul Smith, incontournable styliste qui fêtera bientôt les 25 ans de sa boutique installée boulevard Raspail.
L’ANCIEN HOSPICE DES I NCURABLES
Restaurés dans le cadre d’un vaste projet de plus de 17 hectares – issu de la cession de l’hôpital Laennec par l’État et réalisé par l’agence Valode & Pistre –, les bâtiments historiques de l’hospice des Incurables, qui datent du xviie siècle, se destinent au siège de deux enseignes majeures du luxe, Kering et Balenciaga. Les travaux doivent rendre à chaque mur, chaque voûte, chaque pierre son aspect d’origine, lors de l’édification des bâtiments sous Louis XIII. Les jardins aussi, pour lesquels Philippe Raguin, paysagiste, a pratiqué une archéologie verte : « Au tout début des études, on a retrouvé des végétaux qui avaient perduré à l’état de friches, pratiquement des vestiges. Ces petits miracles ont constitué un point de départ, des bribes de mémoire à conserver et à faire renaître. Une autre source d’inspiration a été l’atmosphère unique des lieux. (…) J’ai vu émerger une espèce de pépite, un lieu hors du commun et comme hors de Paris. » Le cadran solaire existe toujours, surmonté de l’inscription, en latin, « l’heure que tu regardes est peut-être, pour toi, la dernière »… À l’intérieur, sous 7 m de hauteur, l’aménagement, hautes bibliothèques et sorte de cage à oiseau démesurée dans l’entrée, laisse parler les volumes initiaux, jusqu’au passage couvert qui mène à l’étage de la direction. Pierre Yovanovitch a été choisi pour l’architecture d’intérieur. Mobilier monacal, nature morte de Mapplethorpe, sculpture de Camille Henrot… Autant d’échappés de la collection Pinault, qui investit également la chapelle. Quelle influence ces lieux chargés d’histoire ont-ils sur la création ? François-Henri Pinault, président de Kering, souligne l’importance de la sauvegarde d’un des joyaux architecturaux de la capitale, et sa cohérence avec les valeurs de son entreprise.
L A MAIN VERTE PAGE DE GAUCHE
La maison de verre rue Saint-Guillaume, construite entre 1928 et 1931 par les architectes Pierre Chareau et Bernard Bijvoet, est classée monument historique. Sa façade sur cour est totalement vitrée grâce à une structure métallique soutenant les pavés de verre.
CI- CONTRE
1, 2, 3. Le jardinpotager sur le toit du Bon Marché a été initié par la start-up Topager. Il est cultivé par les salariés de l’enseigne. Chacun peut repartir avec sa récolte. 4. Caché derrière un long mur de la rue de Babylone, le jardin Catherine Labouré est l’un des plus secrets de Paris. Cet ancien potager tient son nom d’une jeune religieuse qui aurait été témoin d’apparitions de la Vierge au xixe siècle. Sept mille mètres carrés de pelouse, d’arbres fruitiers, de vignes…
BABYLONE, BABYLONE
La Rive gauche se dote enfin d’un passage, à ciel ouvert, entre les rues de Grenelle et du Bac et le boulevard Raspail. Baptisé BeauPassage, il revendique le titre d’« association de bienfaiteurs ». Mais que se cache-t-il donc dans cette allée boisée qui mène à l’ancien couvent des Récollettes, à l’arrière du Musée Maillol ? Au rez-de-chaussée d’une succession hétéroclite de constructions, datant du xviie siècle à aujourd’hui, logent les chefs les plus exquis, les artisans de bouche les plus engagés, et quelques artistes agitateurs. Sur un concept du promoteur Laurent Dumas, président du groupe Emerige, BeauPassage est « une opération de couture urbaine ». L’architecte Franklin Azzi évoque un projet complexe, une traversée de différentes époques architecturales, qu’il fallait respecter et lier. On pénètre dans la forêt de l’artiste Eva Jospin après avoir salué les drôles de mangoustes de Stefan Rinck, l’arbre neuronal de Marc Velay ou celui, tentaculaire, de Fabrice Hyber. Le chef triplement étoilé Yannick Alléno livre son Allénothèque, contraction de ses plaisirs favoris : cuisine bistronomique, 700 vins différents et une galerie d’art. Thierry Marx rompt le pain, biologique bien sûr, dans sa boulangerie graffitée. Oliver Bellin, de l’Auberge des Glazicks, accompagne le second Mersea et, d’après Laurent Dumas, offre le meilleur fish & chips du monde. Anne-Sophie Pic lance le Daily Pic et ses verrines à emporter. Pierre Hermé ouvre son premier café. Quant au torréfacteur japonais, Junichi Yamaguchi, star en son pays, son procédé maison reste inégalé. Le boucher Alexandre Polmard crée son restaurant et ne parle que de sa blonde d’Aquitaine. Et le design n’est pas en reste. Chacun a convoqué son alter ego, Mathieu Lehanneur pour Anne Sophie Pic ou le studio Onndo pour %Arabica. Ligne Roset à sa fenêtre sur le passage, en vitrine les rééditions de Pierre Paulin, et l’enseigne Sentou, une des premières à s’être installée à l’angle du boulevard Raspail, dispense couleurs, graphisme et bonne humeur. Sèvres-Babylone… et vice versa.