LES NÉO-BATIGNOLLES, RACINES DU FUTUR
L’authentique village des Batignolles, son kiosque à musique et manège en bois, son marché bio, se double d’un éco-quartier préfigurant la ville du futur. Une véritable étape de yin et de yang.
Seule la future station de la ligne 14 attend les beaux jours pour s’inaugurer ! L’authentique village des Batignolles, avec sa place de l’église bordée de terrasses de cafés, son square abritant kiosque à musique et manège en bois, son marché bio, se double d’un éco-quartier préfigurant la ville du futur. Un yin et un yang architectural pour un quartier où il fait bon vivre.
HISTORIQUE ET ARTISTIQUE
«Sa spécificité, c’est son esprit village. Il n’est pas traversé par les grands boulevards, ses rues sont assez étroites, il se pratique à pied. Un peu comme le Marais mais en moins étendu. Il existe toujours un excellent réseau d’artisans, sans cesse renouvelé.» Tanguy Blanchard, chef de cabinet adjoint du maire du XVIIe, cite en exemple Bruno Desbois, trentenaire, Compagnon du Devoir, qui a repris et transformé, dans une version très déco et conviviale, une ancienne cordonnerie, rue Biot. On peut ajouter les tapissiers Catherine et Samuel Hadjajd de l’Endroit du Décor qui ont habillé de rouge carmin les banquettes du mythique restaurant Lapérouse et de tentures l’hôtel Neva, le duo Top Cadres qui travaille pour de nombreux musées, la céramiste Sophie des Courtis, pour n’en citer qu’une infime partie. Ce caractère fleurant bon la province, rémanent d’un passé de grenier de Paris avant d’être rattaché à la capitale en 1860, imprègne l’air ambiant. On y trouve même un club de pétanque le long du square: La Batignollaise. Moins connue est son empreinte artistique. Il exista «le groupe des Batignolles» fondé par Manet, avec Bazille, Fantin-Latour, Sisley, Monet. Renoir avait son atelier rue de la Condamine, Max Jacob logeait rue Nollet. Les écrivains investissaient le quartier, Stéphane Mallarmé recevait ses amis, Paul Verlaine, Oscar Wilde, André Gide, Paul Valéry, Paul Claudel pour ses «mardis de la rue de Rome», au 89. Aujourd’hui, l’art s’affiche à tous les coins de rue. Au dos du théâtre L’Européen, multiples collages, pochoirs, dessins à la craie font le mur: les bêtes sauvages de Mosko et associés, les hommes blancs de Jérôme Mesnager, les autruches de Matt_tieu… en voisins de Gainsbourg et Rimbaud par Jef Aérosol. Les fresques géantes de William MacKendree à l’angle des rues des Dames et Lemercier partent à l’assaut du ciel. Sur terre encore peu de galeries d’art contemporain mais un lieu reconverti: le fameux kiosque à musique du square des Batignolles s’envisage en scène d’installations artistiques à l’initiative de l’association K.A.B créée par la plasticienne Nathalie Borowski et Hélène Lassalle, conservateur en chef honoraire du patrimoine. Face à ce jardin dessiné par Adolphe Alphand s’étendent les dix hectares du parc Martin Luther King. «Plus de 15000 salariés, 3400 habitations créées autour de cet immense espace vert, le quartier MLK constitue une réponse significative à l’une des problématiques majeures des Parisiens: celle du logement et de l’équité sociale », souligne le maire Geoffroy Boulard. Ce deuxième poumon des Batignolles relève les défis environnementaux du XXIe siècle et ouvre la voie d’un grand Paris. Ses paysages herbeux et forestiers, peu nécessiteux en eau, encerclent la Petite Ceinture, et réenchantent déjà le périphérique intérieur.
LA FUTURE CITÉ DU THÉÂTRE
L’autre «palais Garnier». En 2024, elle verra le jour au sein des Ateliers Berthier, seule réalisation industrielle de Charles Garnier en 1895, architecte de l’Opéra de Paris. Vouée à abriter les ateliers de fabrication et les décors de l’Opéra de Paris – rôle toujours dévolu, leurs volumes exceptionnels, immense verrière, façades en meulière rehaussée de pilastres en pierre et en brique, appellent tous les rêves. Aujourd’hui reliés aux Batignolles par le parc Martin Luther King, les trois bâtiments formeront la Cité du Théâtre, vingt-deux mille mètres carrés avec l’implantation du Conservatoire National d’Art Dramatique, de la Comédie Française avec sa salle modulable tant désirée et de l’Odéon-Théâtre de l’Europe déjà présent depuis 2003. Ces trois institutions culturelles mutualiseront leur bibliothèque créant ainsi un outil de travail sans pareil pour les chercheurs et une cantine-restaurant publique, unique, mêlant les comédiens, les étudiants, les visiteurs. La Cité du Théâtre se dresse face au complexe cinématographique les 7 Batignolles, qui fête sa première année. Dans ce temple de l’image d’un nouveau genre, entre programmation de concerts, multiples festivals : Policier de Beaune, Paris Courts Devant, conférences, master class notamment
Eloquentia, il a été aussi question d’alliance de personnalités et de visions. Les 7 Batignolles a été imaginé par le producteur et réalisateur Djamel Bensalah (Le ciel, les oiseaux et… ta mère !, Beur sur la ville, Neuilly sa mère !), la famille Font (Ciné-Movida Perpignan) fondatrice du seul multiplex centenaire et Pathé Gaumont. Djamel Bensalah imagine le cinéma de ses fantasmes, entre Art et Essai et films populaires, pour les petits et les grands, avec une salle aux poufs colorés consacrée aux goûters-ciné, une de trois cent cinquante places, immersive, la Sphera et cinq autres. « Je suis un amoureux de tous les cinémas. J’aime Lubitsch, Capra, Sautet, Oury, Lautner. Je regarde au moins cinq films par semaine. Je veux que les 7 Batignolles soit un lieu de transmission, de culture et de brassage. Il se situe aussi géographiquement entre ma vie d’aujourd’hui et celle d’avant. J’habite Paris et j’ai grandi à Saint-Denis. On voit d’ici la tour Pleyel et ce cinéma s’inscrit dans la configuration du Grand Paris qui gomme les frontières entre la capitale et la banlieue », déclare-t-il lors de l’ouverture. L’architecture d’intérieur signée Ana Moussinet enflamme aussi l’oeil. Plafond miroir or poli et éclairs de laiton, graphisme cinétique aux murs, terrazzo au sol, mur végétal, ce cinéma mime un lobby de grand hôtel, avec «balcon sur le parc».
L’ÉCO-QUARTIER MARTIN LUTHER KING
« Ce projet est très novateur : aménager sur une ancienne friche ferroviaire de 54 hectares un quartier totalement précurseur, pour sa qualité de vie, ses usages, sa volonté de développement durable, jusqu’à sa façon de le concevoir ». Jean-François Danon, directeur général de Paris & Métropole Aménagement, rappelle que « cette aventure urbaine et humaine rare » se raconte dans un livre édité par Gallimard L’Atelier des Batignolles. Ce processus de travail a permis la coproduction de ce vaste chantier. Architectes, promoteurs, aménageurs, services techniques, citoyens et élus se sont associés pour traduire ensemble la ville de demain. Résultat: un horizon zéro carbone. Uniquement pour 2019, Jean-François Danon a accueilli pour des visites d’études plus de soixante délégations du monde entier. Géothermie avec le creusement d’un puits de six cents mètres de profondeur, gestion collective de l’énergie dite « smart grid» digitalement mise en place par le laboratoire de recherche des Mines, première collecte pneumatique des ordures à Paris… L’innovation se retrouve aussi dans les architectures avec pour chaque bâtiment des espaces partagés, salles de sport ou serres, une orientation axée sur l’ensoleillement et la vue sur le parc, la mixité des usages: résidences étudiantes, seniors, privé, social, commercial, culturel, éducatif… jusqu’à la morphologie des voies en courbe. Le Chinois Ma Yansong, star précoce de l’architecture, à la tête de son agence MAD à 29 ans, réalise pour Emerige son premier édifice européen. Sa philosophie de conception s’appuie sur le principe de la «Shan-shui City», c’est-à-dire l’intégration des formes organiques et des principes de conception orientaux – Shan-shui signifie «montagne, eau» en chinois. La structure presque totalement vitrée aux terrasses ondulantes évoque le vallonnement du paysage environnant de la« butte des Batignolles ». Sa silhouette blanche, organique, jouxte dans une confrontation harmonieuse les bureaux de BNP Paribas, Java, réalisés par Chartier-Dalix et Brenac & Gonzalez dont les façades aux multiples reflets sont faites de plaques de terre émaillées. Les artistes sont aussi de la partie dans le cadre d’«un immeuble, une oeuvre », incitant les promoteurs au 1% d’investissement dans l’art. Il s’agit aussi de penser autrement la relation à l’art, l’apport de l’artiste est intégré dès l’ébauche du projet. L’entrée de la future station de la ligne 14 se confondra avec l’oeuvre monumentale de l’allemand Tobias Rehberger. L’autre inauguration printanière sera celle du Belvédère, le restaurant du Hasard Ludique surmontant la Petite Ceinture.
GALERIES DESIGN ET LIEUX HYBRIDES
Quand la rue Boursault prend des allures de rue Vieille-du-Temple et que les autres, Legendre, Cardinet, Jacquemont deviennent le triangle de la décoration. Didier Teissonnière, galeriste spécialiste de Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Le Corbusier, Charles & Ray Eames et collectionneur de la lampe Gras (auteur du livre
Le Corbusier et la lampe Gras, éditions Norma), quitte le Marais en
2014: « Dès 2012, je n’étais plus à ma place, dans ce “mall” à ciel ouvert. Venir aux Batignolles, pour mes collectionneurs, c’est encore franchir la gare Saint-Lazare mais cela change ». Dans sa vaste boutique entre rue et cour, l’impression qui gagne, une fois la porte franchie, est celle de pénétrer chez un esthète enjoué. Il explique l’histoire de chaque meuble, extirpe des ouvrages de sa bibliothèque, fait humer l’intérieur d’une armoire réalisée par Hans Wegner de ses propres mains et qui demeura dans sa maison de Copenhague: « Sentez le pin d’Oregon ». Enchanté par ce bout de Paris, il convie son ami styliste Nicolas, ex de la marque de prêt-à-porter APC, à investir le local d’en face. D’essentiels basiques unisexes, denim japonais, colorama de sweats et pièces vintage californiennes s’alignent dans ce minishowroom, baptisé Village! Fabien Pigio les rejoint, avec sa sélection pointue de mobilier post 1950. Pour une «chine» en dehors des noms iconiques, rendez-vous chez Suzanne, marchande d’objets qui affiche son amour pour les matières: céramique, tapisserie, tables en rotin et bambou, lampes et miroirs en corde d’Audoux-Minet. Des concept stores «comme à la maison» voisinent dans les rues perpendiculaires : Blou avec sa pléthore de marques de référence USM, Vitra, Flos… et de jeunes éditeurs. Le dernier arrivé, Jo & Léon participe à l’émergence du nouveau quartier Martin Luther King. Dans ce vaste loft, les deux architectes Amandine Gommez-Vaëz et Arnaud Lenoir, co-auteurs de l’enseigne, vont jusqu’à imaginer une vraie cuisine aménagée. Tout est à emporter, les chaises Fritz Hansen, les ustensiles Serax, les accessoires high-tech Kreafunk. De jolies découvertes accrochent le regard et engendrent de belles rencontres. Derrière chaque création, ce n’est plus la marque qui compte, mais le designer. Changement de paradigme. Chez Rouge Ardoise, le showroom agence d’Anne Portheault, fait la part belle aux lampes en vannerie de Marine Hunot, aux tapis de Louise Roe, aux tables et bougeoirs de Pia Chevalier. Les artisans participent à cet aspect très humain du quartier. « On n’invente pas, dit la céramiste Sophie des Courtis, on crée des émotions. » Ses mugs en terre semblent de cuir, comme cousus, en souvenir des gobelets du jeu de Jacquet.
DES CHAMPS À L’ASSIETTE
Est-ce le marché bio du samedi matin, petit frère de celui du boulevard Raspail dominical, qui impulse aux Batignolles cette aptitude à privilégier les circuits courts, l’agriculture raisonnée, les mets délaissés? Peu de revendications vegan ou sans gluten, a contrario des ris de veau revisités au menu de plusieurs restaurants, de la poitrine de porc, des légumes oubliés. Tout en briques vernissées blanches, Gare au Gorille et son chef Marc Cordonnier, ex-Arpège et Septime, propose cet abat le soir, quant à la chef mexicaine Beatriz Gonzalez, ex Lucas Carton et Grande Cascade, elle l’acidule façon Senderens. Crousti-fondant, il attendrit toutes les papilles, même celles des herbivores. «Le but des restos comme le nôtre, c’est que la brigade s’exprime». Et de sa cuisine ouverte, voltige un fumet de convivialité. Pionnière du parc Martin Luther King, elle a ouvert Coretta, du nom de l’épouse du pasteur afro-américain : deux étages, baies vitrées cadrant les arbres, chêne clair, tables avec plateau de marbre ou de granit, une décoration signée Brune de la Guerrande. Tous s’attellent à révéler le terroir et la mer. Au Petit Boutary, les oeufs d’esturgeon se prêtent aux interprétations du chef asiatique Jay Wook Hur, ex Jean-François Piège. Certains vont jusqu’à transmettre leurs recettes. Dans l’antre très pop art d’Isabelle Luzzato, l’ancienne styliste passée par le centre de formation Alain Ducasse, manie toujours les couleurs et les textures. Dips au citron, à la betterave… légumes rôtis entiers au four. Des natures mortes à croquer, soulignées de graines de courge, d’épices au fumet voyageur. Avec générosité, elle délivre ses secrets : l’utilisation du ghee (beurre clarifié indien), du sucre de bouleau… «je pratique la cuisine povera, simple et saine» et n’hésite pas à donner ses fournisseurs. Donc, Au Bout du Champ pour leur arrivée journalière de légumes, fruits, oeufs des fermes labellisées bio d’Ile-de-France, Profil Grec pour l’huile d’olive de Kalamata, les épices de Rollinger… Cette appétence pour les bons produits se transmet au berceau chez Fan de Carottes, premier restaurant pour bébé, avec petits pots faits maison. Rue des Batignolles, le café devient solidaire. Depuis plus de vingt ans, celui des Petits Frères des Pauvres, tenu par des bénévoles, ne cesse de pratiquer le petit noir à quarante-cinq centimes et le petit-déjeuner complet à un euro soixante. Tout le quartier se croise, on peut y déposer des magazines, des livres, et surtout converser. Même chaleur version azulejos pour la pâtisserie de Belem, avec les meilleurs pastéis de nata, qui accueille l’importante communauté portugaise du quartier et attire les touristes du monde entier. Les Batignolles ne se transforment pas, ils s’agrandissent côtoyant la modernité du nouveau quartier Martin Luther King, Une famille recomposée pour le meilleur… art de vivre.