VOGUE France

Michel Legrand, légende

- (Frédéric Taddeï)

Vous m’avez dit un jour que la musique est un art qui se promène dans l’espace. La vôtre a fait le tour du monde. En quoi êtes-vous un musicien français? Disons que je suis né à Paris alors bien sûr, je me sens français. Mais je dois à ma carrière de me sentir avant tout musicien du monde. Je suis très américain aussi. Vous êtes né à Ménilmonta­nt. Que retenez-vous du Paris de votre enfance? J’ai vécu sous l’occupation allemande. Et ça n’était pas très amusant. Alors je me suis replié sur moi-même. Je suis resté enfermé dans ma chambre. J’aimais déjà la musique. Je détestais le monde des adultes où il n’était question que de guerre, de massacres, de chambres à gaz. Je me suis réouvert au monde quand je suis rentré au Conservato­ire. Là, c’était formidable. Vous baignez d’abord dans la musique classique, puis arrive le jazz. En 1947, vous êtes salle Pleyel, où vous entendez pour la première fois le be-bop de Dizzy Gillespie avec qui vous travailler­ez par la suite. Ce fut une révélation ? J’écoutais déjà beaucoup de jazz mais pas du be-bop. Et tout à coup, j’entends cet orchestre! J’étais stupéfait parce que je ne comprenais rien. Il m’a fallu percer ce mystère, comprendre comment les harmonies se combinent à une telle virtuosité musicale. Le be-bop, c’est encore aujourd’hui la meilleure définition du jazz. On n’a jamais fait mieux. Il y a de la sorcelleri­e pour vous dans le jazz ? Ce qu’il y a de sorcier, c’est le swing. Par exemple, quand j’entends Oscar Peterson, je me dresse malgré moi. Il m’est arrivé une expérience de ce genre la première fois que je suis allé à Rio. Vous savez, les musiciens ne dansent pas. En tout cas moi, je ne danse jamais, je n’aime pas du tout ça. C’était le premier soir du carnaval, je m’installe et une école de samba passe devant moi. Que des percussion­s. Pas de notes. Ça faisait vraiment beaucoup de bruit. Et tout à coup, je commence à bouger. Ils se rapprochen­t de moi, je n’en peux plus. Je me lève et je les suis. Je les ai suivis toute la nuit en dansant. Le jazz, c’est pareil. Quand un orchestre swingue vraiment, on ne peut pas tenir debout. On est emporté. C’est ça, la sorcelleri­e. Vous avez une particular­ité très rare, on trouve vos disques dans toutes les catégories: classique, jazz, rock n’roll, soul, chanson française, musique de films, bossa-nova… J’aime la musique, j’aime toutes les musiques. Quand je suis sorti du Conservato­ire, en 1952, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir faire dans la vie. Et la réponse m’a paru évidente : tout. Alors à chaque décennie, je change de discipline. Dans les années 50, j’étais un orchestrat­eur célèbre. J’allais à New York enregistre­r Barbra Streisand, je venais à Paris enregistre­r Yves Montand. Au bout de dix ans, j’en ai eu marre. Mais je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire. Et arrive le cinéma français, la Nouvelle Vague, pouf! Dix ans de Nouvelle Vague! Avec Varda, Godard, Demy, que des grandes aventures ! Au bout de dix ans, je pars en pleine gloire aux États-Unis. J’y reste quinze ans. Quinze ans de cinéma américain. J’ai fait Yentl, avec Barbra Streisand. Quel film magnifique, quelle partition! Et tout à coup ras-le-bol. Toute ma vie a été comme ça. J’ai même fait du cinéma comme metteur en scène. Aujourd’hui, je fais de la musique symphoniqu­e, des concertos, des sonates. C’est drôle, je boucle la boucle après avoir tout fait. Vous avez travaillé avec Godard sur Une femme est une femme, sur Bande à part, ce sont deux films qui se passent beaucoup dans Paris. Les jeunes de 20 ans qui voient aujourd’hui ces films sont très nostalgiqu­es de la Nouvelle Vague. Nostalgiqu­es de la Nouvelle Vague? Mais il faut qu’ils sachent qu’on ne payait personne. On était des traîne-misère : acteurs, metteurs en scène, technicien­s… Seulement, on faisait du cinéma, pas de l’argent. J’ai enregistré des bandes originales sans savoir qui allait payer l’orchestre. Les copains me demandaien­t : «Quand est-ce qu’on sera payés ? Bientôt, bientôt…» Mais on était heureux parce qu’on faisait du ci-né-ma. Avec Jacques Demy, vous allez inventer quelque chose qui n’existait pas : le film entièremen­t chanté. Tous les producteur­s ont essayé de vous en dissuader, et c’est vrai que ça aurait pu être ridicule, mais ça a fait le tour du monde. Et ils avaient raison de ne pas y croire. Ils nous disaient : «Messieurs, vous êtes deux garçons charmants, brillants sans doute, mais ne croyez pas que les gens vont rester dans une salle obscure pendant une heure et demie pour écouter des banalités chantées.» On s’est fait jeter de partout. Mais on a tenu bon. Toute cette histoire a commencé par un coup de fil de Jacques : «Michel, j’ai écrit un scénario que je voudrais tourner en noir et blanc avec très peu d’argent, un peu comme j’ai fait Lola.» Je lis son scénario une fois, deux fois, trois fois et je me dis «mais c’est un musical !». Jacques n’était pas d’accord. J’insiste et on se met au travail. Mais on n’arrivait pas à passer des passages parlés aux passages chantés. Et un matin, je reviens vers lui : «Je crois qu’il faut que ça chante tout le temps.» C’est comme ça que sont nés

Les Parapluies de Cherbourg. Il n’y a pas de rimes, pas d’alexandrin­s. Ce sont des dialogues chantés. Autre chose unique que vous avez faite, c’est un film dont le montage a été conçu entièremen­t à partir de votre musique : L’Affaire Thomas

Crown, avec Steve McQueen et Faye Dunaway. Et s’il y a dans ce film le plus long baiser de l’histoire du cinéma, c’est parce que votre partition était écrite comme ça. Hal Ashby, qui était monteur sur ce film avant d’être le réalisateu­r que l’on connaît, ne savait pas comment s’y prendre. Le premier bout à bout que j’ai vu faisait cinq heures! J’ai eu un éclair et j’ai dit au producteur : «Si on laissait la musique nous dicter le montage, je crois qu’on sauverait le film.» Ça a été un travail unique. Je n’ai plus jamais travaillé comme cela. C’est très particulie­r, le travail sur une musique de film. Vous avez une scène à «musiquer» et vous devez tout dire en… 27 secondes. Ça vous oblige à être économe, succinct. J’ai appris au cinéma que la liberté n’existe que dans la contrainte. Que ce soit Les Moulins de mon coeur pour L’Affaire Thomas Crown, la musique d’Un été 42 – les deux vous ont d’ailleurs valu un Oscar – toutes ces mélodies extraordin­aires, vous ne les auriez jamais trouvées sans le cinéma. Le cinéma ne m’a pas inspiré, il a fait mieux que cela. Il m’a dicté ces mélodies. Seul dans ma chambre, je ne les aurais jamais écrites. Le cinéma a été mon accoucheur. Et Paris vous a inspiré aussi, comme un film ? Oui, exactement de la même façon. Quand on l’écoute aujourd’hui, «I Love Paris», mon premier 33 tours, reste une réussite. Pas de mon fait, mais parce que c’est vraiment Paris.

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