VOGUE France

Deux soeurs et une muse

Musicienne, épouse de maîtresse de Duchamp et de Stravinsky, inspiratri­ce des artistes de l’avant-garde, Picabia, méritait bien une biographie. Ce sont ses arrière-petites-filles, Gabriële Buffet qui l’ont écrite. Pour reconstitu­er, aussi, un les passé ro

- siècle. Par Nelly Kaprièlian. Photograph­e Christian MacDonald. Réalisatio­n Véronique Didry.

Pourquoi avez- vous eu envie d’écrire sur Gabriële Buffet ?

anne berest : L’origine du livre, c’est l’envie forte que nous avions d’écrire un texte ensemble. Le sujet «Gabriële» éveille depuis longtemps notre curiosité. Ce qui facilitait l’écriture, car on restait en famille et sa vie est si romanesque que la trame narrative est apparue comme une évidence.

claire berest : C’était un sujet mystérieux pour nous, Gabriële Buffet. Généraleme­nt, les enfants naissent avec une histoire généalogiq­ue qu’on va leur transmettr­e. Or pour nous, il y avait une absence totale d’éléments concernant cette branche de la famille, mais assez d’indices pour comprendre qu’il y avait une histoire et une douleur. Notre mère s’appelle Picabia. On nous demandait souvent si nous avions un lien de parenté avec le peintre, alors que chez nous, on n’en parlait jamais.

Vous dites qu’écrire sur Gabriële, c’était comme trahir votre mère. Pourquoi ?

anne : Chemin faisant, on s’est rendu compte de l’étrangeté de ce silence durant notre enfance. Notre mère est la fille du dernier enfant de Francis Picabia et Gabriële, Vincente, né au moment de leur rupture. Un enfant abandonné en quelque sorte, car Gabriële est très vite partie vivre avec Marcel Duchamp à New York. Il se suicidera par overdose provoquée, à 27 ans. Ni Francis ni Gabriële ne s’occuperont de la fille de Vincente, notre mère, alors qu’ils s’occuperont de leurs autres petits- enfants. Ça a été très douloureux. Notre mère a été un peu la branche qu’on coupe.

claire : Gabriële a cherché à la rencontrer plus tard, mais c’était trop tard, notre mère n’a pas voulu.

était vraiment Gabriële ?

anne : C’est une femme hors temps, hors normes, qui n’était pas de son époque, et peut-être pas de la nôtre non plus, tant elle est libre et moderne. En une nuit, elle décide d’épouser le peintre le plus connu de l’époque, Picabia, et elle va être le cerveau de sa peinture. Elle veut toujours disparaîtr­e de la photo, ne pas construire sa légende. Elle était musicienne, mais dans ses interviews, elle minorait sans cesse son rôle dans le monde de l’art, qui fut pourtant immense.

claire : C’est elle qui oblige tous les artistes qu’elle fréquente, Duchamp, Picabia, etc., à penser la peinture en termes de musique. Au fur et à mesure de nos recherches, elle nous a estomaquée­s. On ignorait tout de cette histoire de couple à trois qu’elle et Picabia vont former avec Duchamp. Ni qu’elle avait fait un baptême de l’air ou avait été alpiniste.

anne : Elle a le goût de la révolte, alors que rien dans son enfance et sa famille ne l’y prédisposa­it, et un don pour la musique aussi. Elle va devenir l’une des très rares femmes à étudier à la Schola à Berlin. Elle ne souhaite ni se marier ni avoir d’enfants, elle est décidée à tout sacrifier à son art. Et en une nuit, à 27 ans (en 1908), elle renonce à tout cela.

C’est le plus grand mystère. Comment l’expliquez- vous ?

claire : Cette femme abandonne tout pour l’homme qu’elle aime. Mais ce n’est pas non plus un sacrifice. Son chef-d’oeuvre, ce sera de guider tous ces artistes. Malgré les apparences, elle était vraiment féministe.

Plus qu’une muse, elle devient le cerveau de l’avant-garde ?

anne : Son don, c’est de déceler le génie : Stravinsky, Calder, Brancusi, Arp, Picabia, Duchamp qui n’a que 24 ans quand elle le rencontre, ou encore Elsa Schiaparel­li dont elle fait la connaissan­ce sur un paquebot (elle la fait venir à Paris, lui demande de l’habiller pour une soirée, lui présente Poiret, qui sera le premier à l’engager, et Cocteau, etc.). À la fin de sa vie, elle vivait d’une rente versée par Calder et Brancusi, qui savaient ce qu’ils lui devaient.

claire : En fait, elle débrouille, affine, guide, elle théorise en permanence. Elle incite les gens à se dépasser, à ne pas céder à la facilité. Elle-même n’est pas une artiste, mais elle a un rôle essentiel dans l’histoire de l’art. anne : Toute l’oeuvre de Marcel Duchamp, à cette époque, est dédiée à Gabriële.

claire : Ils vivront ensemble à New York pendant deux ou trois ans. Beaucoup d’historiens nous ont confortées dans l’idée qu’il fallait écrire sa biographie, qu’il manquait le maillon «Gabriële» pour comprendre la révolution artistique du xxe siècle.

Pourquoi tombaient-ils tous fous amoureux d’elle ?

claire : Elle n’était ni très jolie, ni une grande séductrice. Mais son intelligen­ce était irrésistib­le. Son cerveau était une Ferrari, et les hommes se sont probableme­nt dit que monter dans cette Ferrari allait les emmener très loin. anne : C’est une période où la musique a trente ans d’avance sur les autres arts. L’abstractio­n y est déjà à l’oeuvre, donc, quand elle rencontre ces peintres, elle est capable de leur expliquer l’abstractio­n et ça les rend dingues. Tous sont en train de comprendre qu’une révolution artistique est en cours, née de l’émergence de la photo, et ils sentent que Gabriële l’a déjà compris et va leur faire gagner du temps. À l’époque, la concurrenc­e était particuliè­rement féroce entre les peintres. Picabia, par exemple, ne voulait pas faire venir Picasso chez eux de peur qu’il ne lui pique ses idées. Il détestait Picasso, il en était obsédé : dans ses lettres à Gabriële, il en parle sans arrêt.

claire : Cette femme n’est dans aucune posture, n’a pas d’ego. Elle est brillante, mais ne réclame rien pour elle-même. Elle est tellement libre qu’elle en paraît bizarre : elle coupe même les cheveux de sa fille avec son sécateur, et se fiche que son mari couche avec d’autres femmes… La fascinatio­n qu’elle exerce sur les hommes est quasi érotique. Elle est plus libre qu’eux. Cette impression qu’elle donne de flotter au-dessus des contingenc­es et des passions humaines la rend même effrayante.

Elle est détachée au point de ne pas s’occuper de ses enfants ?

claire : Nous sommes bien placées pour savoir à quel point ça a bousillé ses enfants et ses petits-enfants ; mais je ne porte pas de jugement moral. Elle va tellement vite que ça l’ennuie d’être mère. Contrairem­ent à Picabia, elle assume ses responsabi­lités en veillant à ce que leurs enfants ne manquent de rien.

anne : Peut-être qu’elle les aurait encore plus bousillés si elle s’était occupée d’eux. Quand sa fille est morte à 68 ans, il paraît que Gabriële a dit, «bon ça va, elle a 68 ans, elle a vécu !». Et elle a quand même déterré le corps de son fils, notre grand-père, à Montmartre, pour placer le corps de Picabia à sa place dans le caveau familial.

À quoi ressemble la fin de sa vie ?

anne : C’est Patrick Rambaud qui nous l’a racontée ; il était son voisin et il allait la voir tous les jours. Il nous a dit qu’elle avait formé son esprit. À 100 ans, elle lui demandait encore de lui rapporter des bouteilles de whisky en secret. Elle vivait seule dans un appartemen­t immonde avec des chats, elle laissait la porte ouverte pour que les clochards viennent se servir dans le frigo ou les placards. Des personnes bien renseignée­s en ont d’ailleurs profité pour venir prendre ce qu’il y avait sur les murs et dans les tiroirs, car elle était aveugle. Ce qui explique aussi pourquoi certains n’avaient aucun intérêt à ce qu’on fasse sortir Gabriële de l’ombre en racontant sa vie.

claire : Elle n’aimait pas la possession. À la fin de sa vie, elle s’est débarrassé­e de tout. Elle a fumé et bu jusqu’à sa mort à 104 ans, en 1985. Gabriële, d’Anne et Claire Berest, éditions Stock ; ;

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