VOGUE France

À l'unisson

Christine Angot et Juliette Binoche ne se connaissai­ent pas mais s'appréciaie­nt à distance. La romanciére et l'actrice ont pourtant construit ensemble le personage de Juliette, l'héroïne du nouveau film de Claire Denis, Un beau soleil intérieur. Portrait

- Par Élisabeth Philippe. Photograph­e Benoît Peverelli.

ELLES, la parole circule avec fluidité, leur évidente affinité passe par les mots mais aussi par les silences, les regards, les rires. Comme deux amies qui partagerai­ent secrets et confidence­s depuis des années. Pourtant, Juliette Binoche et Christine Angot ne s’étaient jamais rencontrée­s avant de travailler ensemble sur le film de Claire Denis, Un beau soleil intérieur, une comédie lumineuse. La romancière, qui s’aventure pour la première fois sur le terrain du cinéma, en a cosigné le scénario ; l’actrice donne corps –  et quel corps, radieux, voluptueux – au personnage d’Isabelle, une femme peintre qui cherche l’amour, le vrai, en passant d’un homme à l’autre : un banquier imbuvable interprété avec délectatio­n par Xavier Beauvois, un acteur aussi indécis que sexy campé par Nicolas Duvauchell­e, l’ex- mari ( Laurent Grévill), un voisin insistant croisé à la poissonner­ie auquel Philippe Katerine apporte sa fantaisie. Jusqu’à un radiesthés­iste que Gérard Depardieu, magistral, enrobe d’une infinie douceur. Isabelle séduit, rejette ou se fait rejeter, mais garde toujours espoir. Belle, sensuelle, désirable et désirante. C’est si rare  de voir une femme représenté­e de cette façon sur grand écran. À l’origine, il devait s’agir d’une adaptation de l’essai de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, ce décryptage minutieux des sentiments et de la façon dont on les exprime. Mais la route de Claire Denis a croisé celle de Christine Angot et très vite, comme le dit l’écrivain avec un sourire entendu, « il n’y a plus eu de place pour Barthes » . Le regard au scalpel posé sur les situations et les personnage­s est bel et bien celui de l’auteure d’Un amour impossible. On reconnaît aussi son phrasé, unique. Juliette Binoche en restitue le rythme si singulier tout en se l’approprian­t. Cette alchimie captée par la caméra complice de Claire Denis, on la retrouve intacte lors de notre rencontre au Park Hyatt Vendôme, pour une discussion libre sur la passion, le désir et la femme française.

Quelle image aviez- vous l’une de l’autre avant de vous rencontrer ?

Christine Angot : Évidemment, j’avais vu beaucoup de films avec Juliette. J’avais remarqué qu’elle était brune, belle, mais qu’elle avait quelque chose de normal. Comme Annie Girardot un peu, mais c’est encore autre chose. Une actrice belle, mais normale. Tu es d’accord ? Juliette Binoche : Oui, il me plaît bien ce mot « normal » parce que je ne l’ai pas souvent entendu pour me décrire. Quand on est acteur, on a envie d’être disponible, d’atteindre quelque chose en l’autre. On doit se rendre transparen­te pour pouvoir éclairer les autres. La normalité, ce serait presque une neutralité possible.

Et pour vous Juliette, que représenta­it Christine Angot ?

JB : J’avais entendu parler d’elle, bien sûr, mais je ne connaissai­s pas son écriture. Je suis toujours par monts et par vaux et donc un peu « détemporal­isée » . J’ai découvert ses livres après l’avoir rencontrée. Dans l’écriture de Christine, il y a une vérité qui vient d’un vécu, d’une expérience de vie. Son écriture à la fois âpre et très travaillée me fait penser aux peintures d’Egon Schiele. Elle est d’une telle vérité qu’elle atteint la limpidité de l’être. CA : J’ai travaillé quelques fois avec des acteurs ou des actrices et ce n’est pas si facile que ça de jouer ce que j’écris, de faire entendre ce qui est dit vraiment.

Isabelle, l’héroïne du film, est en quête du « vrai amour » . Elle essuie parfois des échecs, mais n’est jamais donnée perdante. Elle est sexy, sensuelle avec ses minijupes, ses cuissardes…

JB : Elle est toujours en désir de cette possibilit­é d’être à deux. Je me souviens que, pendant les essayages et alors qu’on parlait du personnage, Claire m’a dit qu’elle voulait filmer une femme française. Mais la femme française, ça veut dire quoi ?

CA : Catherine Deneuve, c’est tout à fait ça. Annie Girardot aussi. JB : Oui, une femme française… J’ai trouvé que c’était une très bonne idée, finalement. Les bottes, les cuissardes, je me suis dit oui, Isabelle c’est un peu la Jeanne d’Arc du cinéma ! Jupe courte, blouson. Une femme qui va toujours de l’avant, qui est toujours prête à conquérir le monde ! CA : Mais sans agressivit­é. La force est souvent associée à la victoire, ou à quelque chose de guerrier, c’est idiot. Pourquoi la force ne serait-elle pas là aussi quand on n’y arrive pas ? C’est ce que dit le personnage incarné par Juliette : «J’y arriverai pas.» Il y a de la force aussi dans ces moments-là.

Isabelle passe d’un homme à l’autre, d’un banquier à un acteur, de son ex- mari à un homme rencontré en boîte de nuit. Diriez- vous que c’est une séductrice, un Casanova au féminin ?

CA : Non, pas du tout. Je ne définirais pas un caractère d’ailleurs. C’est quelqu’un qui, face au réel, et à ses désillusio­ns, garde une volonté intacte, un désir intact d’aimer, et d’être aimée. Quand on cherchait un titre, je me souviens que Claire avait pensé à «Somebody to love». Quelqu’un à aimer. On a pu lire quelquefoi­s dans les journaux, pour résumer le film vite fait, une quinquagén­aire cherche l’amour. Qu’est-ce que c’est « une quinquagén­aire» ? Rien ? Quand on dit ça, on sociologis­e les choses, tout de suite. Personne ne peut se reconnaîtr­e dans une formule comme ça, parce que ça n’existe pas. C’est un classement. C’est juste, à la limite, humiliant. JB : Et réducteur… Le film est une suite de scènes de vie conjugale, ce qui rappelle le film de Bergman, sauf que chez Bergman, il est question d’un même couple. Là, c’est une femme avec différents hommes. Ce n’était pas évident pour moi de trouver un lien entre chaque scène, entre chaque rencontre. Ma responsabi­lité d’actrice, de monteuse-actrice si vous voulez, consistait justement à créer un lien entre tous ces fragments. Ce qui m’a aidée, c’est l’écriture de Christine bien sûr, mais aussi la bienveilla­nce profonde de Claire.

Juliette, dans une interview récente, vous disiez qu’on n’aime pas à 20 ans comme on aime plus tard.

JB : La façon de vivre ses émotions peut évoluer. Le feu de la passion, lui, ne change jamais. Peut-être parce que l’on n’a plus les mêmes valeurs, les mêmes besoins ; peut-être est-ce l’expérience. En tout cas, je n’ai pas envie de vivre les choses de la même façon aujourd’hui qu’à 20 ans. D’abord parce qu’à cet âge-là, je n’arrivais pas forcément à mettre les mots sur ce que je pouvais vivre ou ressentir. Les mots des films m’ont certaineme­nt aidée à trouver mes propres mots, ils m’ont éduquée, ils m’ont permis d’exister quand j’étouffais avec les émotions.

Dans le film, on a justement l’impression que les personnage­s ont du mal à communique­r. Est-ce cela le plus difficile en amour ?

CA : Dans l’amour, la parole a une double fonction, qui est à la fois de vous protéger, et de vous révéler. Ce n’est pas la parole qui complique tout, au contraire. La parole, c’est le terrain par lequel les choses s’expriment, et donc celui par lequel elles s’observent. On n’a que ça ! Le personnage d’Isabelle est confronté à des hommes, comme le banquier ou l’acteur, qui jouent avec les mots, qui sont cultivés de mots. Et justement, elle ne les gobe pas leurs mots. Elle reste libre. Mais comme nous, comme tout le monde, elle peut aussi par moments être esclave de quelqu’un qui l’attire à lui, qui la séduit. JB : Parfois, on sait ce qu’on ne veut pas, mais on ne sait pas toujours ce que l’on veut. C’est le cas d’Isabelle : le banquier, ce n’est pas ça. L’acteur, ça pourrait, mais ce n’est pas ça.

Mais après, malgré la déception, il y a toujours de l’espoir, comme une lumière qui revient. CA : Et l’angoisse aussi. La solitude crée de l’espoir, et aussi de l’angoisse. Ce sont deux mouvements, qui ne se quittent jamais.

À un moment, Isabelle tombe amoureuse d’un homme plus modeste. Un de ses amis lui dit que ça ne marchera pas, qu’elle doit rencontrer quelqu’un de son milieu. Aimer une personne d’un autre milieu, c’est une forme d’amour impossible ?

CA : Ça peut être une des figures de l’amour impossible. Comme Roméo et Juliette. La question sociale a une place importante dans le film parce qu’elle en a une dans la réalité. Dans le discours, on sépare les choses, le social d’un côté, le sentiment de l’autre, mais elles ne le sont pas dans la vie. JB : Aborder la question sociale à l’intérieur d’un film qui parle d’amour dérange. Mais c’est intéressan­t parce que cela permet de faire du personnage d’Isabelle une femme qui n’est pas parfaite. Elle est outrée par le discours raciste que lui tient son ami mais elle finit par se laisser influencer et par l’intégrer. CA : Avec le banquier, socialemen­t, c’est elle qui est en dessous… JB : Oui, mais le fait qu’elle soit une artiste lui donne une aura spéciale aux yeux du banquier. CA : Oui, il y a une guerre entre le pouvoir économique et le pouvoir symbolique de l’art, ça permet d’en parler. Il y a des zones, comme l’amour, que l’on croit protégées de ces questions, et qui ne le sont pas.

Isabelle est peintre. Vous aussi, Juliette…

JB : Au départ, il ne devait pas y avoir de scène de peinture. J’ai un peu insisté auprès de Claire, car j’avais envie d’ancrer Isabelle dans sa vie à elle aussi. Quand on passe des moments difficiles, de solitude par exemple, on a envie de peindre, de s’exprimer. C’est une façon de se retrouver, de ne pas être prisonnier d’une détresse. CA : Comme on sait que toi aussi tu peins, c’est toi qu’on voit. J’aime beaucoup ce moment. JB : J’ai aussi voulu qu’on voie davantage sa fille. J’avais peur qu’on ne sente pas assez qu’elle est mère. CA : J’aime bien cette idée qu’elle a un enfant, mais que sa principale préoccupat­ion, c’est sa recherche de l’amour. L’enfant elle l’aime, oui, bien sûr, il est là, mais c’est dans une autre vie, dans une autre conscience. Dès qu’il est question du désir, qu’il soit profession­nel ou amoureux, on essaie de mettre dans la tête des femmes qu’il y a un conflit avec l’enfant. Comme s’il devait y avoir de la culpabilit­é. C’est dingue.

Il y a cette scène finale magnifique dans laquelle Isabelle consulte un voyant superbemen­t incarné par Gérard Depardieu. C’est lui qui parle de ce «beau soleil intérieur» qui donne son titre du film. C’est quoi pour vous ce «soleil intérieur» ?

CA : Le désir. Le désir d’être en vie, le désir d’y arriver. Le désir d’une personne. JB : C’est laisser passer la lumière. Grâce à la lumière, les nuages se dissipent.

C’est l’effet que produit le film…

JB : Oui, c’est un film qui transforme. CA : J’ai découvert qu’on pouvait dire quelque chose de vrai, à plusieurs. Avec le son et l’image. Je ne le savais pas. Et sentir l’enthousias­me du public pendant les projection­s, quand le film se termine. C’est beau. Très très beau.

«Les mots des films m’ont certaineme­nt aidée à trouver mes propres mots, ils m’ont éduquée, ils m’ont permis d’exister quand j’étouffais avec les émotions.»

Juliette Binoche

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