Le bal des objets
Pour l’Américain WILLIAM FORSYTHE, les installations d’art contemporain qu’il a créées sont le prolongement de sontravaildechorégraphe. Des massifs robots à une installation autour d’un plumeau aérien, une exposition de ses oeuvres à la galerie Gagosian d
William forsythe le sait bien, quand un artiste se lance, il ignore où cela le mènera. «Je crois que l’art ne connaît pas de limites, nous confie-t-il lorsque nous le rencontrons à la galerie Gagosian de New York. À mes tout débuts, Glen Tetley, un magnifique chorégraphe, est venu vers moi avec une mine de conspirateur et m’a dit (il se met à chuchoter) : “Il n’y a pas de règles.”» Manifestement, pour le chorégraphe, toujours mince et juvénile à 67 ans, le conseil s’est transformé en mantra. «Aujourd’hui, je dirais plutôt qu’il y a trente-six mille règles, et que la question est de savoir lesquelles on décide de suivre. À chacun de le découvrir. On procède par tâtonnements, quitte à faire des erreurs.»
William Forsythe a passé sa vie à s’efforcer de ne jamais faire la même chose. En tant que directeur du Ballet de Francfort (19842004), il a exploré jusqu’aux extrêmes l’aspect purement physique de la danse, avant de former la compagnie Forsythe, laboratoire visant à élaborer une oeuvre théâtrale plus expérimentale. «Au fond, par là, je réalisais mon rêve de faire des comédies musicales, dit-il en riant. Des comédies musicales avantgardistes.» Il s’est éloigné de sa compagnie en 2015, mais n’a pas ralenti la cadence pour autant. Ces derniers mois, Forsythe a renoué avec le ballet, en travaillant notamment avec l’Opéra de Paris, le Ballet de Boston et celui de San Francisco. Conseiller artistique de l’USC Choreographic Institute, il supervise en parallèle la construction d’un studio de danse dans le Vermont où il réside. Et continue à travailler sur un ambitieux projet qui l’occupe depuis le début des années 90 : une passionnante série d’installations qu’il a intitulées «Choreographic Objects». Cet automne, la galerie Gagosian du Bourget la dévoile pour la première fois. Dans ces pièces envoûtantes, Forsythe repousse encore les limites ; malgré l’absence de danseurs, les oeuvres ont toutes trait au corps. Au nôtre. Au vôtre.
L’installation Nowhere and Everywhere at the Same Time invite les spectateurs à se faufiler entre des centaines de fils à plomb oscillant comme des pendules. Dans Scattered Crowd, des ballons blancs se déplacent avec lenteur: splendide et troublante, cette installation évoque une sorte de blizzard à la fois paisible et angoissant. Dans The Fact of Matter, le spectateur se voit investi d’une mission : imaginer une chorégraphie, suspendu à des anneaux de gymnastique. Comme l’a constaté Louise Neri, la directrice de la galerie Gagosian, la tâche est plus difficile qu’elle n’y paraît. «Je suis plutôt en forme et, face aux anneaux, je me suis dit : facile ! Nous avons tous fait, enfant, ce genre d’exercice, mais là, l’environnement est terriblement déstabilisant et épuisant. Cette expérience vous fait tout de suite prendre conscience de votre corps. C’est une leçon d’humilité. Ça a l’air tellement simple à première vue…» Pour Forsythe, c’est en partie le but: «On mesure à quel point nous pesons lourd, à quel point nous manquons de coordination et de force. Soudain, le corps sort de sa zone de confort. Par l’expérience physique, ces objets changent votre image, qui est souvent le fruit d’une construction mentale.»
Ces Objets Chorégraphiques sont aussi des spectacles, tel l’impressionnant et imposant Black Flags, pièce maîtresse de l’exposition. Deux robots industriels y agitent des drapeaux noirs et leur va-etvient contradictoire compose un ballet sombre. Si de nombreuses installations de Forsythe ont un côté ludique et offrent une interaction directe avec le spectateur, celle-ci sous-entend un danger et fonctionne comme un miroir de l’époque. «Ces robots sont comme Cendrillon. On les a sortis de leur cadre habituel pour les emmener au bal, mais à la fin du bal ils retourneront à l’usine. Nous ne les possédons pas ; nous les louons. Donc, dans un certain sens, on leur accorde ici un statut spécial, puis ils disparaîtront.»
En tout cas, l’espace d’un instant, explique Forsythe, ils déploient leur beauté. «Non seulement leur précision, non seulement leur caractère indestructible, mais dans ce décor, nous pouvons admirer leur raffinement. Ils bougent selon des angles parfaitement calibrés dénués de toute fluctuation. C’est passionnant, comme chorégraphe, de travailler dans un environnement purement géométrique. Ces objets-là ne sont jamais utilisés de manière sophistiquée et organisée. Or, quand on se retrouve dans la salle avec eux, on a l’impression de regarder des orques dans un aquarium. C’est beau et en même temps terrifiant.»
Est-ce qu’ils sont inoffensifs ? Est-ce qu’on peut s’approcher un peu plus? Développer des stratégies pour observer ces objets massifs fait intrinsèquement partie de l’expérience. Pour Forsythe, l’oeuvre fait écho à la menace terroriste et à son influence sur nos vies. Récemment, le chorégraphe était à Paris avec un ami ; ils marchaient dans un centre commercial : «C’était peu de temps après la dernière attaque, je me suis tourné vers mon ami et je lui ai dit : “Tu ne crois pas que c’était une mauvaise idée d’entrer là ?” Et il a répondu : “Tu as raison.”» En d’autres termes, poursuit Forsythe, la peur fait désormais partie de notre quotidien et, que cela nous plaise ou non, nous devons développer des stratégies de survie. Les robots de Black Flags affectent physiquement le spectateur et suscitent chez lui une réaction viscérale : «On se positionne littéralement en fonction de ce qui serait le plus à même d’assurer notre survie face à la menace de ces robots.»
L’exposition fait dialoguer, comme en miroir, Black Flags avec une installation plus petite d’une indéniable délicatesse intitulée Towards the Diagnostic Gaze. Un plumeau est posé sur un bloc de pierre. La tâche consiste à s’en emparer et à réussir à le tenir sans le faire bouger d’un iota. Comme en attestent les plumes qui frémissent, c’est impossible. Là encore, Forsythe interroge le corps : «Nous nous concevons soit comme au repos, soit comme en mouvement, explique-t-il. Quand, en réalité, nous sommes constamment en mouvement. Je ne m’en étais même pas aperçu moi-même. Les plumeaux enregistrent le moindre tremblement.»
«La peur et, que cela nous plaise ou non, nous devons de survie.»
Forsythe a fait cette découverte un jour où, dans son atelier, il utilisait un plumeau pour épousseter le charbon sur un dessin au fusain. L’ustensile tremblait et une terreur l’a soudain envahi : est-ce que, comme son père, il souffrait de la maladie de Parkinson ? «J’ai constaté que je pouvais rester parfaitement immobile, mais que je ne pouvais pas contrôler les micro-mouvements de mon corps, dus à la simple réaction des muscles à la gravité, dit-il. Est-ce pathologique ? Ce tremblement est-il excessif ? Est-il contrôlable ?» Les stratégies que chacun met en place entrent en jeu ici encore. Certains spectateurs retiennent leur souffle, d’autres ajustent leur position du bras. Or le frémissement persiste. «Le tremblement est associé à la faiblesse, à la vulnérabilité ou à l’échec, mais d’après moi, il indique avant tout que nous faisons partie d’une même communauté.» La communauté des vivants. Si Towards the Diagnostic Gaze est une miniature par rapport à Black Flags, ces deux installations partagent une même intention chorégraphique : isoler des états du corps et permettre ainsi au spectateur de vivre le geste chorégraphique comme pourrait le faire un danseur. Et, plus important encore, les oeuvres génèrent une réaction authentique. Rien, dans la série des «Objets chorégraphiques», ne va de soi. Malgré son époustouflante beauté, le geste artistique que représente cette installation n’est pas censé être admiré mais vécu.
Le monde de l’art contemporain est obsédé par la performance, donc fasciné par la danse. Qui, mieux que Forsythe, pour faire le lien entre les deux domaines, lui qui cite Marcel Duchamp et
John Cage comme des influences majeures ? «Je ne pourrais pas être assis dans cette pièce avec vous s’il n’y avait pas eu John Cage et Marcel Duchamp. Le fait de mélanger les genres artistiques n’est pas nouveau.» Il poursuit, après avoir marqué une pause : «J’ai, d’une certaine façon, participé à l’évolution de la danse. J’aimerais apporter ma pierre dans le domaine des arts visuels. Peut-être cette exposition contribue-t-elle à développer une autre façon de voir le corps… C’est une approche que personne n’a jamais eue, me semble-t-il…» Avant de conclure, en souriant : «Rester à la pointe. Ça doit être ça, mon truc.»
«Choreographic Objects», galerie Gagosian Le Bourget, du 15 octobre au 22 décembre. www.gagosian.com. William Forsythe x Ryoji Ikeda «Nowhere and Everywhere at the Same Time No 2», festival d’Automne, Paris La Villette/Grande Halle, du 1er au 31 décembre.
Malgré l’absence de danseurs, cesoeuvres onttoutes trait au corps. Au nôtre. Au vôtre.