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Elisabeth Moss «J’ai besoin de me mettre en danger»

Auréolée d’un Golden Globe et d’un Emmy Award pour The Handmaid’s Tale, l’actrice américaine pousse toujours plus loin le curseur de l’exigence. Elle qui assume de ne pas avoir un physique de pom-pom girl n’hésite pas à brutaliser son image pour rendre se

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Vous ne l’avez peut-être identifiée que depuis son rôle dans The Square, Palme d’or au Festival de Cannes 2017. Pourtant, voilà longtemps qu’Elisabeth Moss fait partie du paysage de vos petits écrans. Car cette jeune femme de 35 ans a commencé à jouer, enfant, dans diverses séries télévisées, frappant très fort dès la fin des années 90 : Zoey Bartlet, la fille du Président américain dans À la Maison blanche (The West Wing), c’est elle ; Peggy Olson, la secrétaire qui gravit tous les échelons de l’échelle sociale dans les sixties patriarcal­es de Mad Men, c’est elle aussi ; on la découvre ensuite en enquêtrice butée dans Top of the Lake de Jane Campion, puis très récemment en esclave reproductr­ice dans la série choc de 2017, The Handmaid’s Tale : La Servante écarlate, dystopie troublante qui a secoué l’Amérique de Trump.

Elisabeth Moss pourrait incarner, à elle seule, cette nouvelle génération d’actrices qui ne craignent plus de faire de la télévision leur terrain de jeu principal : elle a été élevée, littéralem­ent, dans un monde où les séries vivaient leur âge d’or et s’y exprime pleinement, dans des rôles radicaux, où elle n’hésite pas à s’enlaidir, à brutaliser son image. De toute façon, elle le dit elle-même : elle n’a pas un physique de pom-pom girl, et elle en joue !

Elisabeth Moss a marqué les esprits aux derniers Golden Globes. Recevant le prix de la meilleure actrice pour son rôle dans The Handmaid’s Tale, elle a livré un discours vibrant dans l’atmosphère de revendicat­ion féminine qui règne à Hollywood : «Nous ne nous cacherons plus entre les lignes, nous ne vivrons plus dans les interstice­s. Les histoires, désormais, nous les incarneron­s pleinement, nous les écrirons nous-mêmes.» Elle nous a parlé longuement de toutes ces questions au téléphone, depuis le Canada où elle achevait le tournage de la saison 2 de The Handmaid’s Tale. Sa voix est franche et claire comme son regard. Interview d’une frondeuse. Qu’êtes-vous autorisée à nous dévoiler de la saison 2 de The Handmaid’s Tale: La Servante écarlate? Mmmh, pas grand-chose à vrai dire !... (rires) Disons qu’à l’issue de la première saison, nous étions arrivés au bout du roman d’origine. Nous inventons donc, dans cette deuxième saison, notre propre suite au livre de Margaret Atwood, avec sa précieuse collaborat­ion en tant que scénariste, ce qui est génial. Pour moi, qui suis une fan absolue de son oeuvre, c’est excitant d’être aux premières loges. Il sera beaucoup question de maternité, de ce que cela signifie d’être «parents». Le thème de la résistance sera très présent également. Il y a différente­s façons de résister à un système qui vous enferme : de l’extérieur, en l’attaquant, ou de l’intérieur, en le pervertiss­ant. June, mon personnage, va devoir trouver quelle est la forme qui lui correspond le mieux. Vous êtes, désormais, très impliquée, en tant que productric­e de la série. Est-ce, justement, une façon de «résister de l’intérieur», d’exercer en tant que femme à Hollywood une forme de contrôle sur la façon dont les histoires sont racontées, dont les rôles féminins sont écrits ? Absolument. En tant que productric­e, je me sens la responsabi­lité de faire respecter un point de vue féminin sur nos histoires. Et je suis très reconnaiss­ante à toute l’équipe de me laisser faire entendre ma voix. Ça ne se passe pas toujours ainsi, je suis consciente de ma chance. J’ai 35 ans, je suis une «jeune» productric­e, et j’apprécie d’être traitée avec le même respect que quelqu’un qui aurait été dans le métier depuis plus longtemps. J’encourage beaucoup mes amies actrices à s’engager dans cette voie. Il circule une rumeur sur les actrices-productric­es stars de la série Big Little Lies (Reese Witherspoo­n, Laura Dern, Nicole Kidman…) : elles organisera­ient des réunions pour mettre en place des stratégies de conquête du pouvoir à Hollywood. Est-ce que vous participez à ces meetings? Non, je n’en ai pas entendu parler ! Mais je dois dire que Reese Witherspoo­n fait figure d’exemple pour beaucoup d’entre nous. Il y a quelques années, je l’ai entendue parler aux Glamour Women of the Year Awards. Elle racontait comment elle s’était battue pour acheter les droits de films comme Gone Girl ou Wild, qui ont été, par la suite, de grands succès. Elle s’est complèteme­nt réinventée et elle avait vraiment des choses très intéressan­tes à dire sur ce que c’est que d’être productric­e et femme à Hollywood, comment il faut forcer certaines portes, ne pas baisser les bras quand on vous dit non. Ses mots ne m’ont jamais quittée, ni sa confiance en elle, la clarté de ses choix et son opiniâtret­é. Elles sont importante­s, toutes ces femmes qui ont ouvert des voies avant nous. J’espère inspirer les plus jeunes à mon tour. Comment avez-vous réagi aux révélation­s qui ont secoué Hollywood depuis l’affaire Weinstein ? Je n’ai jamais travaillé avec Weinstein personnell­ement. Quand j’ai pris connaissan­ce de l’affaire, j’ai été choquée, évidemment, et particuliè­rement par le fait que tellement de gens savaient…

Cette révolution grondait depuis longtemps. Il a fallu énormément de courage à ces femmes pour révéler un pan de leur intimité au risque de ruiner leur carrière, mais je crois que le paysage de notre industrie a changé pour toujours. Il n’y aura plus de retour en arrière, c’est irréversib­le. J’espère surtout que les projecteur­s pointés sur Hollywood permettron­t des changement­s dans d’autres milieux profession­nels moins médiatisés. Il paraît que vous avez dit oui à Jane Campion pour la saison 2 de Top of The Lake à la condition que votre personnage, déjà très sombre, explore des registres encore plus tordus. Vous paraissez sans peur de ce côté-là… En tant qu’actrice, j’ai besoin de me mettre en danger. J’ai toujours envie de faire mieux et différent de la fois précédente, j’ai besoin de cette adrénaline qui me pousse vers des contrées toujours plus inconforta­bles. Il se trouve que je suis davantage versée dans le drame que dans la comédie. En l’occurrence, il ne s’agit pas de rechercher la noirceur à tout prix, mais de mettre plus de subtilité dans l’évolution du personnage. Oui, j’aime être poussée dans mes retranchem­ents, ça c’est certain. Il y a une blague qui circule parmi les scénariste­s qui travaillen­t sur mes rôles : ils ont peur de ne plus avoir d’idées car je demande systématiq­uement de pousser les curseurs ! Ils écrivent une scène qui va très loin, je la lis, je suis contente, je la tourne, et puis je reviens les voir et je leur dis : bon, et la suivante ?! (rires) Ce besoin de repousser toujours les limites est peut-être lié au fait que vous soyez dans le métier depuis si longtemps? Vous devez vous ennuyer plus vite que d’autres... Oh oui, absolument ! Et je déteste m’ennuyer. Bruce Miller, mon showrunner sur Handmaid’s Tale, le sait très bien et s’assure que l’on me donne constammen­t des «os à ronger»... Dès que je m’ennuie sur un plateau, je deviens pénible, je demande à refaire la scène pour essayer des choses différente­s. En revanche, attention, j’adore m’ennuyer dans ma vie privée ! Rester à glandouill­er pendant des heures dans mon salon en lisant ou en «binge-watchant» des séries, aucun problème ! Le fait d’avoir débuté alors que vous n’étiez qu’une enfant change-t-il votre façon de travailler ? Quand on me demande si j’ai fait une école de comédie, je réponds que mon école, c’était les plateaux de tournage. J’ai travaillé avec tellement de metteurs en scène, acteurs ou auteurs que c’est comme si j’avais fait l’Actors Studio ou le conservato­ire. Ils ont tous été, à leur façon, mes professeur­s. Même les mauvais acteurs que j’ai pu croiser m’ont apporté quelque chose. Pour moi, travailler avec Aaron Sorkin, Matt Weiner ou Jane Campion, c’est comme travailler avec de grands dramaturge­s. Je ne vois aucune différence. Vos parents étaient musiciens, vous avez grandi à Laurel Canyon, un des quartiers mythiques et bohèmes de Los Angeles. Quel regard portez-vous sur votre enfance ? Il n’y avait aucun romantisme dans la vision d’Hollywood, aucun fantasme sur le métier d’actrice. Personne ne m’a jamais dit : tu vas décrocher un rôle dans un film et tu vas devenir une star. Car tout le monde autour de moi ne connaissai­t que trop bien la réalité parfois triviale de tout ça. Mes parents n’étaient pas des rockstars mais des musiciens de jazz. Je les voyais répéter des heures et des heures avant de parvenir à quelque chose de potable... J’ai été élevée dans l’idée qu’il fallait travailler très dur, et que rien n’allait arriver facilement. J’ai fait de la danse classique jusqu’à l’âge de 15 ans. Je pense que j’avais, dès 8 ou 10 ans, un sens aigu de la discipline qui m’a vraiment aidée dans ma carrière d’actrice. Mes parents étaient des artistes fauchés, donc je n’ai pas vécu l’enfance glamour qu’on pourrait imaginer : je ne suis jamais allée dans une école chic, je n’avais pas de copains cool, tous fils de stars, notre maison de Laurel Canyon n’avait rien de spécial, on lançait des cailloux dans le jardin, on promenait notre chien... On me dit souvent : «On ne dirait pas que tu viens de L.A. !» Vous avez d’ailleurs choisi de quitter Los Angeles assez jeune pour vous installer à New York. Ressentiez-vous un besoin de vous éloigner de Hollywood ? Déjà enfant, j’adorais New York. Je trouve cette ville magique. Je pense que c’est un peu comme ce que certains doivent ressentir pour Paris. Une véritable histoire d’amour. J’ai de toute façon toujours pensé que NYC me convenait mieux que Los Angeles et que «vers 25 ans», je m’y installera­is. Mais à 19 ans, même si mes 25 ans me paraissaie­nt loin, j’ai vu une pièce à Broadway et je me suis dit : pourquoi pas maintenant ?! Ma mère a accepté, et voilà, je n’ai plus jamais bougé. À quoi ressemble votre quotidien dans cette ville… qui ne dort jamais ? Désespérém­ent calme ! J’habite l’Upper West Side, je vais dîner régulièrem­ent avec ma mère, j’aime bien rester à la maison et me commander à manger, faire de grandes promenades dans Central Park ou le long de l’Hudson… Je vis vraiment comme une vieille dame de l’Upper West Side, avec mes deux chats ! Quand j’avais 20 ans, j’habitais l’East Village et je sortais pas mal. Mais ma vie d’actrice est chaotique par essence : on voyage beaucoup, on rencontre sans cesse de nouvelles personnes, c’est un tourbillon. Alors quand je rentre chez moi, j’ai besoin de vivre une vie ennuyeuse pour me réancrer. Vous parliez de l’histoire d’amour que certains peuvent vivre avec Paris… Ah, qui n’aime pas cette ville merveilleu­se ? Je cherche toujours des prétextes pour venir. L’année dernière, j’ai participé au Festival de Cannes pour The Square, qui a reçu la Palme d’or. Ensuite, je me suis arrangée pour remonter en train et rester seule à Paris une semaine, c’était formidable ! Je traînais aux terrasses des cafés, je lisais... Les passants me reconnaiss­aient un peu, mais dans un pays étranger, c’est super agréable de trouver des gens qui connaissen­t votre travail, de voir que Mad Men ou The Handmaid’s Tale ont voyagé jusqu’à eux. Ils ne veulent pas une photo à tout prix, juste vous dire qu’ils apprécient votre travail. Sur ce point, je trouve les Français beaucoup plus civilisés que les Américains. Vous avez eu la chance de travailler avec deux des plus grands auteurs de la télévision contempora­ine, Aaron Sorkin pour À la Maison Blanche (en 1999), puis Matthew Weiner pendant les 7 saisons de Mad Men. Que vous ont apporté ces deux expérience­s ? J’irais même plus loin en disant qu’ils sont deux des plus grands auteurs tout court, télévision ou pas. J’avais 17 ans quand j’ai commencé À la Maison Blanche et j’ai tout de suite

eu un grand respect pour le travail d’écriture, de l’admiration pour les auteurs : chaque mot, chaque phrase est là pour une raison précise avec un virtuose comme Sorkin. En tant qu’actrice, j’ai donc compris très tôt que je ne suis rien sans de bons scénarios et de bons dialogues. J’ai aussi vu l’âpreté de ce métier : ce n’est pas fun d’écrire des répliques, même les plus drôles du monde, comme c’était souvent le cas sur À la Maison Blanche. C’était une époque différente de la télévision, les séries diffusées sur les grandes chaînes nationales américaine­s s’étendaient sur plusieurs saisons de plus d’une vingtaine d’épisodes. Comment gériez-vous ce rythme et la quantité de dialogues à apprendre, semaine après semaine ? C’était plus facile pour moi, car je n’étais pas présente dans tous les épisodes. Mais on tournait ces longues scènes en plans-séquences dans les couloirs de la Maison Blanche, qui sont devenus la marque de fabrique de la série, le fameux «walk and talk» cher à Sorkin, et il y avait une sacrée pression quand vous entriez en scène à la fin d’un plan qui avait duré sept ou huit minutes et de buter sur sa réplique, car il fallait tout recommence­r depuis le début ! Vous ne vouliez surtout pas être cette personne ! Martin Sheen, qui jouait le Président des États-Unis, saluait absolument tout le monde quand il arrivait sur le plateau, peu importe qu’il s’agisse d’un producteur ou d’un technicien ; il se présentait au figurant qui était censé lui ouvrir la porte, lui demandait comment ça allait. Ces acteurs incroyable­s m’ont non seulement appris comment jouer, mais aussi comment se comporter sur un plateau. Et à propos de Matthew Weiner et de ce rôle, très important pour vous, de Peggy dans Mad Men ? Avec Matthew c’était fou, parce qu’on n’a jamais vraiment parlé de Peggy. On discutait des heures au téléphone de la série, de tout un tas de choses, il me pitchait des idées sur ce qui pouvait lui arriver, mais nous ne parlions jamais psychologi­e, «qui elle est», «pourquoi elle agit ainsi». Il écrivait les dialogues et je comprenais instantané­ment le personnage, c’était une expérience unique. Dès la première audition, j’ai su, intimement, qui était cette fille. Comment expliquez-vous que Peggy soit devenue un personnage iconique de la culture populaire ? La trajectoir­e de Peggy – on la suit de l’âge de 20 ans à 30 ans pendant les années 60 – correspond à un moment emblématiq­ue dans l’histoire du féminisme aux ÉtatsUnis. Mais j’ai toujours essayé d’en faire une femme ordinaire, ancrée dans le quotidien. Elle soulève des montagnes, mais n’en a jamais conscience. À la même époque, certaines femmes manifestai­ent, brûlaient leurs soutiens-gorge, mais Peggy fait du «féminisme» à son insu : elle ne comprend tout bonnement pas pourquoi son collègue est mieux payé qu’elle pour faire le même travail. J’ai toujours essayé de la jouer comme une héroïne accidentel­le. Quelle est votre relation à la mode ? Vous portiez, aux derniers Golden Globes, une magnifique robe Dior vintage… Comment vous en sortez-vous avec tout cela, l’obligation, pour les actrices, de travailler avec certaines marques ? Plutôt bien : j’aime la mode, j’adore m’habiller pour sortir, et je ne vois pas ce qu’il y a de pénible à porter une sublime robe et une paire de chaussures magnifique­s. J’ai une styliste qui connaît beaucoup mieux tout ça que moi, et me conseille. Cette année, à cause de tous les récents événements concernant les femmes à Hollywood, l’ambiance était différente aux Golden Globes et aux Oscars. Il s’agissait juste de se sentir belle (si on en avait envie). Toute la folie habituelle qui agite les tabloïds autour du thème : qui est la «mieux» ou la «plus mal habillée» s’est un peu calmée et c’est tant mieux. On n’est pas des top models, on ne travaille pas dans la mode, on est des actrices. La maison Dior m’a proposé de porter ses vêtements lors d’événements récents. C’est quand même un rêve de petite fille : qui ne veut pas porter du Dior ?!... Tout cela devrait se résumer à se sentir à son avantage alors que vous vous apprêtez à être honorée pour le travail que vous avez accompli. Quand on vous voit à l’écran, on sent bien que vous ne passez pas votre temps derrière le combo pour vérifier à quoi vous ressemblez, c’est très rafraîchis­sant. Quel rapport entretenez-vous avec votre physique ? Il y a une grande différence entre la femme que je suis et l’actrice. La femme aime se maquiller, porter des talons. Mais ça, c’est moi, Lizzie. L’actrice s’en fiche complèteme­nt, je ne contrôle rien de mon apparence à l’écran. Je n’ai aucune vanité quand je tourne. Souvent, et en particulie­r sur The Handmaid’s Tale, avoir l’air mal, fatiguée, c’est au contraire ce que je cherche. Il m’arrive parfois, même si c’est rare, de bien dormir et d’arriver sur le plateau toute fraîche et l’air reposé : c’est la catastroph­e ! Quand je travaille, je fais ce qui sert le personnage, et l’histoire. Mais quand je suis Lizzie, je ne sors jamais sans mon rouge à lèvres !

 ??  ?? The Handmaid’s Tale : la Servante écarlate, saison 2, dès le 26 avril à 20h40 en US+24 sur OCS Max.
The Handmaid’s Tale : la Servante écarlate, saison 2, dès le 26 avril à 20h40 en US+24 sur OCS Max.

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