VOGUE France

Juergen Teller HORS CADRE

- Et qu’est-ce qui compte ? L’honnêteté.

Souvent dérangeant, toujours captivant, le photograph­e allemand est surtout à l’esprit un inclassabl­e ouvert qui s’efforce d’être dans l’instant,qu’il shoote une campagne de pub, une célébrité, ou réalise un de ses autoportra­its. Auteur d’une série dans ce numéro de «Vogue Paris», il se confie sur ses inspiratio­ns dans et la photograph­ie sur ce qui l’excite de mode. encore

Un grand appartemen­t dans le quartier hyper romanesque, proustien, du parc Monceau à Paris. Eva Herzigova, tout sourire et blondeur dans un blazer crème, jaillit de la cuisine ; la styliste Anastasia Barbieri, chemise et pantalon d’homme, nous y sert un café. T-shirt rose, bonnet, jean et baskets, Juergen Teller fume sur la longue terrasse. Quand on lui déclare qu’on vient d’arrêter, il répond du tac au tac : «Moi aussi !», avant d’enchaîner les cigarettes pendant notre heure d’entretien, concentré, prenant le temps de réfléchir avant chaque réponse, traquant le mot juste.

Trash, dérangeant, irrévérent : autant d’adjectifs qui sont devenus des clichés pour définir son esthétique. Un alliage en apparence contradict­oire de naturel et d’hyper sophistica­tion, qu’il signe les campagnes de Céline, mette à nu Vivienne Westwood, ou se déshabille lui-même pour poser avec Charlotte Rampling dans une suite du Crillon. Installé à Londres depuis 1986, celui qui a secoué les codes de la photo s’ouvre sur ses méthodes de travail, ce qui l’excite encore dans la mode, et comment il a vu son métier changer. Comment travaillez-vous ce shooting pour Vogue ? Vous êtes plutôt inspiré par le mannequin, les vêtements ou le lieu ? De façon plus générale, quelles sont vos inspiratio­ns ? juergen teller : Par le tout, car tout va ensemble. Je n’ai aucune référence photograph­ique. Je n’arrive pas avec, en tête, des clichés de photograph­es des années 60 ou 70 que j’essaierais de reproduire. Donc j’arrive sur un shooting avec l’esprit ouvert et j’essaie de faire des photos qui sont de «maintenant». Voilà, je ne viens pas avec une idée préconçue. Bien sûr, j’y ai déjà réfléchi, mais je laisse les choses se faire. Nous improvison­s ensemble. Vous savez, Eva m’a beaucoup aidé hier. Je l’ai observée longtemps, nous avons beaucoup discuté avant de commencer. Et elle a dit : «Et si on faisait ça ? Ou ça ?» Dans le jardin, elle a trouvé une feuille et a fait quelque chose avec… C’est une collaborat­ion, même si je suis le metteur en scène et, jusqu’à un certain point, le dictateur. Mais laisser le sujet improviser, c’est très important. Vous aimez vraiment la mode ? Si je ne l’aimais pas, je ne serais pas là depuis trente ans. Et puis je pense que j’ai un bon sens des êtres humains, comment ils se tiennent, s’habillent, comment les montrer. Je pense que c’est naturel chez moi. La mode me donne du plaisir et m’inspire beaucoup, même pour mes projets personnels. De plus, personne ne le dit, mais c’est aussi une façon de gagner de l’argent.

“L’industrie de la mode est passée par un tas de changement­s. Tout est devenu très global, très safe. Mais je crois que la question n’est pas de savoir si l’on peut faire ce que l’on veut, mais si ce que l’on fait a du sens.

Regardez, c’est sympa d’être ici, dans ce beau jardin, de manger une nourriture délicieuse, d’être entouré de gens intéressan­ts. Car il faut rappeler qu’il y a énormément de gens inspirants dans la mode ; ils vous donnent beaucoup. Pouvez-vous faire ce que vous voulez avec la mode ou y a-t-il certaines limites à respecter ? L’industrie de la mode est passée par un tas de changement­s, bien sûr. Tout est devenu très global, très safe. Mais, de toute façon, je crois que la question n’est pas de savoir si l’on peut faire ce que l’on veut, mais si ce que l’on fait a du sens. Que pensez-vous du concept «normcore» ? Je ne comprends pas ce que ça veut dire. Une esthétique de la normalité. Incarnée par exemple par Balenciaga et Vetements… Vous trouvez que Balenciaga ou Vetements sont normaux ? Au contraire, ils sont très mode. J’adore ce qu’ils créent, c’est extrêmemen­t intelligen­t. Ils twistent les choses et vont encore plus loin, ils apportent une grande bouffée d’air frais dans cette industrie. C’est un des exemples de ce qui m’excite dans la mode aujourd’hui : ils font quelque chose qui est nouveau. Et ils ont le sens de l’humour. Moi aussi, j’ai le sens de l’humour. Et c’est souvent ce qui manque. La mode peut être drôle, elle doit nous faire éprouver de l’excitation, du bien-être et il faut l’apprécier. Elle ne doit pas être prise autant au sérieux, tout en étant faite sérieuseme­nt. Helmut Lang, Martin Margiela sont mes références. Ils ont inventé quelque chose. J’ai grandi avec eux. En trente ans, comment avez-vous vu la mode évoluer ? Quand j’ai commencé, j’ai eu des relations très fortes avec des designers. J’ai travaillé avec Marc Jacobs pendant dix-sept ans, avec Helmut Lang durant onze ans, jusqu’au moment où il a arrêté, avec Vivienne Westwood pendant longtemps aussi, et pour Céline dix ans, jusqu’à ce que Phoebe Philo quitte la marque. Et j’ai aimé construire cette relation avec eux, car c’était comme inventer un langage ensemble. Aujourd’hui, je pense que c’est plus difficile. Pour certaines personnes, il semble ne plus y avoir de différence entre les images. Sur Instagram, il y en a tant de très mauvaise qualité… et certains clients ne veulent même plus quelque chose d’original. Il y a comme un épuisement du marché. On saccage nos anciennes valeurs des années 1970-80 en les remaniant pour les mettre sur Instagram, et l’originalit­é n’a plus aucune importance. Essayer de faire quelque chose de nouveau est devenu extrêmemen­t difficile. En plus, ce que les gens veulent voir, ce sont toutes ces vidéos ou photos «behind the scenes», et plus personne ne semble s’intéresser à l’exigence et la qualité d’une image. Vous parlez beaucoup d’élégance. Mais quand vous vous mettez en scène vous-même, on dirait que vous allez contre l’élégance… Je ne suis pas du tout d’accord. Quand j’ai réalisé cet autoportra­it pour ma dernière exposition parisienne (à la galerie Suzanne Tarasieve, ndlr), nu avec des ballons et des feuilles mortes, c’est élégant ou pas ? Moi, je trouve ça élégant. Quand je fais un autoportra­it avec Charlotte Rampling, il y a une relation intime entre elle et moi, mais elle reste élégante sur chacune des photos. Je ne vais pas à contre-courant, et l’élégance de Charlotte est naturelle.

Pensez-vous avoir suscité, avec des artistes comme Cindy Sherman, un désir chez les gens de se photograph­ier, de se mettre en scène, notamment sur Instagram ? J’ai commencé à faire des autoportra­its en 1999-2000. Et à ce moment-là, dans la mode, cela ne se faisait pas vraiment. Les gens étaient plutôt perplexes, voire choqués, par les images que je faisais de moi-même. Après avoir shooté tellement de personnes, vouloir me photograph­ier m’est venu tout naturellem­ent. Je voulais voir ce que ça faisait d’être photograph­ié par moi. Bref, j’ai fait ça car j’y trouvais un véritable intérêt profession­nel, alors qu’aujourd’hui les gens se photograph­ient uniquement par vanité. Pour moi, c’était une méthode de travail. Et ça m’a beaucoup aidé. En quoi cela vous a-t-il aidé ? Par exemple, quand Charlotte Rampling a vu mes autoportra­its, cela lui a permis d’aller plus loin. Cela m’a aidé à voir ce que je pouvais pousser un sujet à faire. Et aussi à comprendre ce que l’on ressent quand on est photograph­ié par moi, et comment un sujet peut l’appréhende­r avec une certaine honnêteté, clarté. Alors, ça fait quoi d’être photograph­ié par vous ? Parfois, je prenais une photo et je savais, d’instinct, que c’était juste, que ça fonctionna­it, et d’autres fois, à certaines de mes poses, et en fonction de l’endroit où je plaçais l’appareil photo, je sentais que ça n’était pas bon. Cela m’a permis de comprendre le sens de ce qui marche, de savoir quelle était la meilleure façon d’utiliser mon langage corporel. Vos autoportra­its sont-ils devenus, avec le temps, le journal de vos humeurs et de vos fantasmes? Ou une façon de documenter votre vie? Oui et non. Je ne dirais pas que c’est comme un journal, car ce serait trop stupide. Mais certains chapitres de ma vie, oui, je les documente ainsi. Et le tout va finir par faire oeuvre, je pense. On verra l’évolution entre le moment où je l’ai commencée, à 38 ans, jusqu’à aujourd’hui. À propos de la façon dont vous vous représente­z : dans Purple Fashion, vous portez des vêtements pour femme Balenciaga. Allez-vous contre les clichés de la virilité ? Contre les codes et les limites en général ? Vous savez, je ne crois pas être activement en train d’essayer de faire ceci ou cela. J’essaie juste d’être moi-même, d’être honnête et fidèle à mes valeurs. C’est ce qu’il y a de plus important. J’essaie d’être un individu. Je n’ai jamais eu ce truc, quand j’étais jeune, de vouloir appartenir à un groupe, genre «je suis un skater», ou «je suis un punk», ou «je suis ceci ou cela». J’aime toutes sortes de musiques, de choses. Je ne suis pas un fan d’Iggy Pop ou de Bowie ou de tel style de vêtement. J’aime leurs styles, bien entendu, mais je peux aussi aimer des choses très kitsch. Je suis complèteme­nt libre de tout ça. Je n’éprouve pas non plus d’intérêt pour cette fascinatio­n actuelle pour la jeunesse. Et en même temps, je suis fasciné par les jeunes. Je suis fasciné par les enfants, les animaux, par le fait de parler avec David Hockney ou Charlotte Rampling… Le problème que j’ai avec «être masculin» ou pas, c’est que je n’aime pas les points de vue militants, toute cette agressivit­é… Aujourd’hui, tout le monde a des opinions tranchées ! Or, il doit y avoir de la place pour tout individu, quel qu’il soit. Vous devez vous accepter et vivre en harmonie. Vieillir ne vous fait pas peur ? Cela fait partie de la vie et nous devons voir ce qu’il y a de positif à vieillir. Ça ne m’intéresse pas de me faire implanter des cheveux et d’avoir l’air plus jeune, ça me semblerait idiot. Vous avez acquis

une certaine sagesse, un calme qui vient avec l’âge, et vous êtes en accord avec vous-même. Le «sexy», c’est important pour vous ? Qu’est-ce que vous trouvez sexy ? Je ne recherche pas le sexy. Je ne l’exploite pas non plus. J’essaie juste de voir les êtres tels qu’ils sont, et je suis assez sensible pour le photograph­ier. Vous ne voyez certaineme­nt pas dans mon travail une mise en avant exacerbée de la sexualité, c’est plus complexe que ça. La plupart du temps, je travaille avec des femmes plus âgées, qui savent qui elles sont et ce qu’elles font. Et cela me semble très attirant. Je peux avoir une conversati­on avec elles. MeToo et Time’s Up sont des mouvements nécessaire­s. Mais ne craignez-vous pas, avec la dénonciati­on d’un «male gaze», un risque de censure ou d’autocensur­e chez les artistes ? Cela n’affecte pas vraiment mon travail, car le seul sujet que je photograph­ie sans faire de compromis, c’est moi. Alors je ne vois pas bien qui pourrait y trouver à redire ? Pour le reste, les gens que je photograph­ie sont adultes et savent ce qu’ils font. Ils connaissen­t mon travail depuis trente ans. Si je faisais mes autoportra­its avec Charlotte Rampling aujourd’hui, ils ne seraient pas différents, et ne poseraient pas plus de problèmes. Mais il est vrai que maintenant tout est plus prudent … Si vous travaillez avec un modèle qui a 16 ans, elle doit être accompagné­e. Même si cela ne me concerne pas vraiment, puisque je ne travaille pas avec ces très jeunes mannequins. Sauf si une marque veut collaborer avec elles, alors le chaperon vient, et je fais avec, et il n’y a aucun problème. Cela n’affecte pas ce qui compte pour moi dans une photo.

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 ??  ?? ci-dessus, «Kurt Cobain» (Berlin, 1991). à gauche, «Paradis xviii» (2009), Charlotte Rampling et Raquel Zimmermann nues aux côtés de Mona Lisa.
ci-dessus, «Kurt Cobain» (Berlin, 1991). à gauche, «Paradis xviii» (2009), Charlotte Rampling et Raquel Zimmermann nues aux côtés de Mona Lisa.
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 ??  ?? ci-dessus, Victoria Beckham «Legs, bag and shoes» (LA, 2007), pour la campagne printemps-été 2008 de Marc Jacobs. ci-contre, série Helmut Lang Backstage, «N° 1, Kristen Owen» (Paris, 1993). à gauche, «Vivienne Westwood n° 3» (Londres, 2009).
ci-dessus, Victoria Beckham «Legs, bag and shoes» (LA, 2007), pour la campagne printemps-été 2008 de Marc Jacobs. ci-contre, série Helmut Lang Backstage, «N° 1, Kristen Owen» (Paris, 1993). à gauche, «Vivienne Westwood n° 3» (Londres, 2009).
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