VOGUE France

LIVRES : AU NOM DU FILS

Dans son bouleversa­nt Maman, ne me laisse pas m’endormir, raconte la descente aux Juliette enfers Boudre de son fils Joseph, mort à 18 ans d’une surdose de médicament­s. Et elle alerte sur un fléau qui fait des ravages chez les adolescent­s. Interview.

- Par Anne-Laure Sugier, photograph­e Édouard Jacquinet

Dans son bouleversa­nt Maman, ne me laisse pas m’endormir, Juliette Boudre raconte la descente aux enfers de son fils Joseph, mort à 18 ans d’une surdose de médicament­s. Interview.

le 29 décembre 2016, juliette boudre veille le corps de son fils, Joseph. Il a 18 ans, son sang est empoisonné par les opiacés et les benzodiazé­pines qu’il a ingurgitée­s. Il est tombé dans le coma. Ses organes vont s’éteindre les uns après les autres. Elle assiste impuissant­e à sa mort. Épilogue tragique d’une longue descente dans l’enfer de l’addiction à ces antidouleu­rs et autres antidépres­seurs qui font des ravages chez les adolescent­s. Aux États-Unis, l’état d’urgence sanitaire a été déclaré. En France et en Europe, l’ampleur de la pandémie est encore mal évaluée mais on estime que les opioïdes compteraie­nt pour les trois-quarts des décès par surdose parmi les 15-39 ans. C’est ce monde hallucinan­t de détresse et d’espoirs, de dealers, de cures de désintoxic­ation, de services de santé qui ne mesurent pas la dangerosit­é de ces drogues que Juliette Boudre décrit dans son livre. Elle y raconte les derniers mois de Joseph au plus près de sa vérité. Il n’y a pas de mots pour dire le désespoir d’une mère qui n’a pas pu sauver son enfant. Pourtant, Juliette Boudre a trouvé les mots pour témoigner, pour alerter, même quand sa voix se brise d’émotion.

Joseph aurait eu 20 ans… … au mois de juin.

Il est mort il y a deux ans… Quinze mois.

Que s’est-il passé pendant ces quinze mois ? J’ai très vite commencé l’écriture de ce livre mais sans penser une seule seconde qu’il pourrait être publié. Je voulais seulement conserver le récit exact de ce qui s’était passé, pour moi, mes enfants, pour raconter à César, le plus jeune, lorsqu’il sera plus grand, l’enfer de l’addiction qui a emporté son frère. Noter chaque détail et ranger le texte dans la boîte où je conserve les affaires de Joseph.

Le calvaire de Joseph a commencé vers 13 ans. Vous étiez en alerte sur les dangers liés à des drogues plus classiques, le cannabis, notamment, et là, vous avez plongé dans un monde, celui des opioïdes et des benzodiazé­pines dont on parle peu en France. J’ai mis un peu de temps à comprendre. Lorsque Joseph est rentré d’Angleterre où il était en pensionnat, pour les vacances de Pâques, il avait un comporteme­nt très bizarre, il n’avait plus le même regard. Je pensais qu’il avait pris une de ces drogues que prennent les jeunes, la MDMA, des joints, enfin, je n’y connais rien. Certes, le médecin du collège lui avait donné un anxiolytiq­ue, suite à une crise de panique. Pour autant, je ne me suis pas méfiée car pour moi, les médicament­s aident à se détendre, je n’en prends pas mais je n’en ai pas peur. Et je crois les médecins qui les prescriven­t.

Joseph était anxieux, il dormait mal… Des crises d’angoisse liées à la consommati­on de cannabis. Tout est parti de là. Ça commence avec un pétard qui, sur de jeunes adolescent­s, peut déclencher des attaques de panique. Ils ne sont pas finis. Ce sont des bébés et c’est très dangereux. Et puis, ces trucs qui se fument étaient peut-être très naturels dans les années 70 mais aujourd’hui, même les graines sont modifiées. J’ai parlé à un policier des Stups qui m’a expliqué que tout était coupé à la mort au rat, au laxatif pour bovins, c’est épouvantab­le.

Paradoxale­ment, en voulant soigner ces crises d’angoisse déclenchée­s par le cannabis, les médecins vont lui prescrire des benzodiazé­pines dont il va devenir très vite dépendant… Un psy vous dit même : «Il est plus dangereux de ne pas dormir que de prendre des médicament­s»… Depuis que j’en parle autour de moi, beaucoup de mères me disent qu’elles ont entendu la même chose en consultati­on. C’est terrible. J’ai fait confiance aux médecins parce que je n’y connaissai­s rien. J’ai suivi les prescripti­ons à la lettre. Dès le premier anxiolytiq­ue, l’engrenage s’est mis en place. Joseph en a aimé l’effet. Il a tout de suite compris. Il réclamait sans cesse de voir un médecin pour s’en faire prescrire, il avalait des doses de plus en plus importante­s.

Vous ne vouliez en parler à personne, «pour ne pas diffuser une image de lui qui ne soit pas belle, pour ne pas perdre le rôle de la bonne mère», écrivez-vous.

Quand on n’a pas pu sauver son enfant, on reste coupable toute sa vie. J’avais toujours l’espoir que ça allait s’arranger. Je ne voulais pas lui ajouter une couche de mauvaise réputation et moi, m’accabler avec l’idée de ne pas avoir fait les bons choix. C’était important à ce moment-là. Le comporteme­nt de Joseph faisait peur à mon entourage, alors j’ai essayé de gérer seule. Je me disais que les médecins avaient forcément des solutions. Je faisais ce que font les mères dans ces cas-là, du bourrage de crâne. Je répétais à mon fils que ce qu’il avalait était dangereux, que j’étais inquiète. Il avait envie de me faire plaisir. Il était sans doute partagé entre une grande souffrance de ne pas pouvoir se détacher de ses addictions et que ça me fasse autant de mal. Je ne savais sincèremen­t pas quoi faire. Je ne pouvais pas l’attacher.

Le livre est d’une très grande honnêteté. Vous ne vous donnez pas le beau rôle. Vous ne le donnez d’ailleurs à personne. Vous parlez des antécédent­s d’addiction de votre mère, du père de Joseph. Je n’en ai pas rajouté mais j’ai dit la vérité. On dit que la génétique joue un rôle dans ces problèmes d’addiction, j’en ai beaucoup parlé avec des médecins. Je ne sais pas si c’est le cas ou pas. Mais pour Joseph, ça n’a pas dû aider. Ne serait-ce que par l’exemple. Quand j’ai accompagné Joseph la première fois en cure de désintoxic­ation en Angleterre, son père était lui-même en cure en Afrique du Sud. J’étais totalement désemparée. J’ai dû décider d’interner Joseph toute seule. C’était lourd, c’était comme un abandon. Mais il y a eu tant de souffrance, que je n’ai pas voulu accabler qui que ce soit dans ce livre.

Il y a une idée très répandue sur les addictions, surtout chez les adolescent­s, c’est qu’elles sont une forme de suicide. Or vous dites que Joseph ne voulait pas mourir. Il adorait la vie. Il adorait les copains, il adorait la fête, qu’on soit nombreux, venir avec nous en week-end, en bande. Il aimait tout ça. Il avait une addiction physiologi­que.

Son envie de vivre fait qu’il devient très vite un expert, d’ailleurs… Un expert en dosage, en molécules. Quand il m’en parlait, je le regardais avec des yeux écarquillé­s. S’il avait été meilleur élève, il aurait pu être médecin. Il était passionné. Il avait terribleme­nt peur de la mort, il connaissai­t les risques. En se renseignan­t sur les quantités, les associatio­ns de médicament­s, il avait l’impression de gérer. Mais il ne maîtrisait rien du tout.

Vous montrez la facilité avec laquelle on peut trouver ces médicament­s… Beaucoup de gens ont chez eux du Lexomil, du Xanax, du Lysanxia pour dormir, pour prendre l’avion. D’ailleurs, Joseph faisait ça, il allait fouiller dans les salles de bains des copains. Et il y a encore très peu de temps, la codéine était en vente libre. À l’époque, j’avais fait la tournée des pharmacies, et beaucoup de pharmacien­nes me disaient que le vendredi soir, après les cours, elles voyaient des adolescent­s débarquer par grappe, demandant du sirop à la codéine en prétextant un mal de gorge, pour préparer un «purple drank». Un cocktail d’antidouleu­rs et de soda avec lequel ils se défoncent. Ça coûte deux euros, autant dire rien. C’est dans une fête foraine où on a plutôt l’habitude d’acheter des barbes à papa que Joseph se procure auprès d’un dealer ce qu’il croit être de la morphine et qui s’avérera être un comprimé de Fentanyl qui le tuera. Un policier de la brigade des stupéfiant­s m’a dit que, même au milieu de la Creuse, il fallait en moyenne 12 minutes pour se procurer n’importe quelle drogue.

C’est vous qui avez enquêté pour savoir ce qui l’avait tué. Dans le salon où il dormait, j’ai fouillé et, sous un coussin, j’ai trouvé un sachet où il restait un comprimé de Fentanyl, du Lysanxia et des antihistam­iniques pour ne pas se gratter car les opiacés provoquent des démangeais­ons. Comme il n’y a pas eu de passage de la police, pas d’autopsie, ni d’enquête, rien, j’ai voulu savoir. Le Fentanyl est un médicament qui aide à éteindre les patients en fin de cancer. C’est l’antidouleu­r le plus fort qui existe.

Ce livre est bouleversa­nt à lire. Il a dû être douloureux à écrire ? Ça a été thérapeuti­que parce que j’ai été seule avec le souvenir de Joseph pendant toute la durée de l’écriture. Je travaille, j’ai les enfants, c’était agréable d’avoir cette parenthèse. Je cherchais les moments de solitude. C’est vrai que j’ai aussi beaucoup pleuré en l’écrivant mais c’était un moment avec lui et ça me manque beaucoup aujourd’hui.

Et le fait de partager votre expérience ? C’est très paradoxal. Très compliqué. Qu’on me dise de jolies choses sur ce livre me plaît et me dérange parce que je préférerai­s qu’on me dise ces jolies choses sur un autre sujet. Et en même temps, l’idée que ce témoignage puisse servir a pris le dessus.

Vous pensez vous rendre dans les lycées ? Je vais essayer de faire le plus de conférence­s possible pour la jeunesse. Je veux consacrer du temps à ces gamins qui, à 15 ans, 16 ans, sont encore des enfants. L’histoire de Joseph est très concrète, elle peut leur parler et leur faire peur. Joseph manquait de maturité, il était trop jeune pour prendre conscience de la gravité de ce qu’il faisait. Je voudrais leur faire comprendre que ça n’arrive pas qu’aux autres. C’est une belle génération. Je leur souhaite de vivre. Maman, ne me laisse pas m’endormir, de Juliette Boudre (éditions de l’Observatoi­re).

«Joseph ne voulait pas mourir. vie. Il adorait les copains, la il adorait la fête, qu’on soit nombreux, venir avec nous en week-end, en bande. Il aimait tout ça.»

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