VOGUE France

RENDEZ-VOUS

C’est à l’écrivain américain le plus doué de sa génération Nickel Boys. qu’on doit le roman le plus impression­nant de cette rentrée littéraire française,

- Par Sophie Rosemont. Interview.

Par Olivier Lalanne, avec Sophie Rosemont, Jérôme Hanover et Jade Simon

Avant lui, seuls trois écrivains américains avaient été deux fois couronnés du Pulitzer : Booth Tarkington, William Faulkner et John Updike. Ils étaient tous blancs. Cette double distinctio­n fait de Colson Whitehead le chef de file d’une littératur­e américaine qui ne cesse de questionne­r son identité noire, comme l’ont fait, à d’autres époques et sur d’autres tonalités, James Baldwin, Toni Morrison ou James Wright. Né en 1969 à New York, diplômé de Harvard, il devient journalist­e et essuie une vingtaine de refus avant de publier son premier roman, L’Intuitionn­iste, en 1998. En 2016, le labyrinthi­que Undergroun­d Railroad raconte les pérégrinat­ions d’une jeune femme échappée d’une plantation sudiste, traquée par un chasseur d’esclaves. Il lui vaut un premier prix Pulitzer. À l’instar de Nickel Boys, déjà bestseller aux États-Unis. Whitehead y aborde les années 60, celles de la lutte pour les droits civiques, dont l’héritage est sans cesse contesté – en témoigne le meurtre de George Floyd. Injustemen­t accusé de vol, le jeune Elwood est envoyé dans une maison pour délinquant­s où il devient ami avec Turner, moins idéaliste que lui. Whitehead s’inspire de la terrible école Dozier, en Floride, qui a longtemps martyrisé et assassiné des enfants en toute impunité. Il signe ainsi un grand récit à l’impact à la fois émotionnel et politique, précieux en ces temps d’effervesce­nce sociétale.

Comment êtes-vous devenu écrivain ?

J’ai grandi en rêvant de devenir le Stephen King noir.

Dès mes 10 ans, je voulais écrire. J’aimais traîner à la maison en lisant des comics, en regardant The Twilight Zone ou des films d’horreur. Après l’université, le Village Voice a été un excellent apprentiss­age où j’ai appris à me débarrasse­r des mauvaises habitudes et à m’asseoir pour travailler pendant plusieurs heures. C’est avec mon premier roman que je suis devenu écrivain. Tout le monde l’a détesté. C’était découragea­nt, mais j’ai réalisé que je ne pouvais pas faire autre chose. Il fallait que j’en écrive un autre. Depuis, parmi mes neuf livres, certains ont été bien accueillis, d’autres non, à tel point que plus personne ne demandait à me rencontrer une semaine après la parution !

Après les teintes fantastiqu­es d’Undergroun­d Railroad, vous avez choisi pour Nickel Boys un réalisme brut. Pourquoi ?

Il faut choisir le bon outil selon le sujet. Undergroun­d Railroad exigeait une structure fantastiqu­e afin d’offrir d’autres visions alternativ­es de l’Amérique. En revanche, Nickel Boys devait être resserré sur les personnage­s.

Cette économie, je n’en aurais pas été capable avant. Si je m’étais attaqué à cette histoire il y a quinze ans, en aurait résulté un livre tentaculai­re sur le système judicaire, les lois Jim Crow et la politique de Floride. J’y reviendrai peut-être, mais ces derniers temps, je trouve une vraie vertu dans la simplicité. Si je connaissai­s déjà bien les lois Jim Crow, j’ai dû me familiaris­er avec les plus absurdes, qui restreigna­ient à l’extrême la vie de la communauté noire, comme le bumptious contact. Il ne s’agissait pas seulement de savoir qui avait le droit de boire à la fontaine, mais qui arrivait le premier sur le trottoir.

Peut-on dire qu’Elwood et Turner reflètent tous deux votre personnali­té ?

D’une part, il y a l’espoir qui est le mien quand Elwood pense que nous pouvons rendre le monde meilleur. Elwood est très influencé par James Baldwin et Martin Luther King. J’ai cherché ses discours correspond­ant à chaque situation du récit et je me suis plongé dans sa voix, que je n’avais pas entendue depuis longtemps, dans le mystère de l’homme qu’il était, le pouvoir magique de ses engagement­s. D’autre part, s’exprime le cynisme de Turner, selon lequel ce pays est fondé sur le génocide, le meurtre et l’esclavage et qu’il en sera toujours ainsi.

Nous sommes confrontés à un dilemme : comment réconcilie­r ces deux pensées? Les êtres humains sont disposés à la haine, à diaboliser des personnes de religion, couleur de peau, sexualité et genre différents. Il faut beaucoup d’énergie pour lutter contre cela, et surtout renforcer le lien social.

En quoi la fiction vous offre-t-elle la possibilit­é de questionne­r la réalité? Les historiens et journalist­es doivent se plier aux faits. Pas moi, et j’ai écrit sur la vérité de l’école Dozier en l’investissa­nt de ma créativité. C’était la première fois que je ressentais une réaction émotionnel­le aussi extrême en écrivant. Après avoir rendu le manuscrit, j’ai joué aux jeux vidéo et cuisiné pendant six semaines pour ne plus penser à rien, afin de guérir.

Deux fois lauréat du prix Pulitzer… cela compte pour vous ?

Oui, je suis heureux que les gens aient compris le message que je voulais faire passer. Même s’il suffit que je lise le journal pour me sentir à nouveau mal.

The Nickel Boys, de Colson Whitehead, traduit de l’américain par Charles Recoursé, éditions Albin Michel. En librairies le 19 août.

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Par Olivier Lalanne, avec Jérôme Hanover, Sophie Rosemont et Jade Simon.

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