VOGUE France

J’ai toujours un penchant pour les rebelles

Elle a débuté à 16 ans et depuis, l’univers de la mode a tourné autour de Naomi Campbell : sa carrière, ses looks, ses partis pris et même ses folies. Aujourd’ hui, la top of the tops évoque pour Vogue ses débuts, ses mentors, mais aussi ses engagement­s a

- Par FABRICE PAINEAU.

«Attentifs, ensemble.» Comment ce slogan vient-il traverser les synapses du cerveau quand arrive Naomi ? Paris brûle-t-il ? État d’urgence à appliquer ? De fait, ne pas se plaindre. Je n’ai pas été si mal loti. On m’avait averti, et ce fut de bon conseil : «Prends un livre !» Je l’ai fait, j’ai presque descendu pour la deuxième fois Retour à Reims de Didier Eribon, en deux heures et dix minutes. Ce fut mon temps d’attente, ou l’état de macération dans ce palace parisien avant qu’elle ne daigne venir me parler. Naomi diva, Naomi desiderata, Naomi ne change pas. La panthère se fait désirer. Une forme d’élégance, héritage suranné des années 80. Résultat : légère transpirat­ion quand elle décide de ne pas jeter un oeil dans ma direction alors que nous ne sommes que tous les deux, dans ce petit ascenseur qui monte jusqu’au roof-top de l’hôtel. Pas grave, car bientôt j’aurai quelques questions à lui poser. Ou joie de découvrir ces belles nuisances sonores obtenues quand Paris décide de se découvrir en hauteur et à l’air libre. Elle a choisi le coin le plus bruyant. Ici, gros efforts d’attention. Et charmes d’un bon Français qui s’adresse à une belle Anglaise dont l’accent grave plonge dans les profondeur­s aussi bien posh que cockney. Une fois assis, voici venu le moment de nous saluer. Naomi veut : «Un mocktail sans jus d’orange. Merci.» Mocktail ? «C’est un cocktail sans alcool, tu ne connais pas ?» Tentative d’humour : «Un peu comme un mook. Un magazine devenu un livre, un book magazine, hein ?» Confus. Raté. Premier constat. Cette fille-là est faite de titane, rien ne bouge, soit un congloméra­t extraordin­aire de plaques inoxydable­s aux courbes acérées. Et toujours ce même chef-d’oeuvre d’anatomie, des jambes qui font saillie sur un buste parfait et symétrique. Une musculatur­e onctueuse presque pas humaine. «J’avoue que je ne fais pas grand-chose pour m’entretenir. J’aime toujours danser et je continue mon régime avec gluten depuis plus de vingt ans.» Naomi en baskets. «C’est plus simple en ce moment. Ici, ce sont celles de mon ami Matthew Williamson.» Et Naomi frisée, cheveux ondulés. Comme au défilé de Virgil Abloh au Palais-Royal en ce début d’été. Mais ne pas s’y méprendre, car beaucoup de maquilleur­s et de coiffeurs ont failli sous l’oeil de Naomi. Une anecdote affirme qu’elle a pris l’habitude de se maquiller et de se recoiffer dans les toilettes. L’indépendan­ce. Au dernier show croisière de Miu Miu, qui eut lieu à Paris deux jours auparavant, elle a défilé cheveux longs et lisses parmi des mannequins plus blancs que blancs. Voilà donc ici des cheveux plus libres, qui expriment la diversité, grande question qui ronge enfin ce petit – ou étroit – milieu de la mode. Et de quel nouveau toit du monde des personnali­tés de couleur peuventell­es enfin avoir accès aux arcanes du luxe et de la mode ? «Je ne peux que me réjouir de l’arrivée de Virgil chez Vuitton Homme. Cela représente tellement. Les seuls créateurs d’origine afroaméric­aine que je connaissai­s étaient Patrick Kelly (mort en 1990, ndlr), André Walker et Shayne Oliver. Que dire ? Qu’il a fallu attendre longtemps ?»

Mais pourquoi Naomi aujourd’hui ? Pour elle, en premier, et ses contours, cet oeil si rapide qui prend deux ou trois couleurs différente­s selon l’angle de la lumière. Incroyable. Et Naomi parce que les années lui ont donné un statut à part entière, celui d’une panthère qui s’est peutêtre assagie, puisque l’âge l’ordonne un peu, juste un peu. Il y a désormais le souvenir qui la nimbe d’une aura nouvelle, une strate de plus après ces années de top model en compagnie de Linda, Christy, Claudia. On les nommait le Triumvirat. Oui, il y a désormais le souvenir de «Papa». Azzedine Alaïa a disparu depuis plus d’un an, subitement, alors que la veille il travaillai­t encore dans son atelier parisien de la rue de Moussy. Ce fut le début d’une année étrange, voire un passage à vide pour la mode avant que l’on ne glisse dans un nouveau vortex signalant la disparitio­n du dernier des couturiers. Azzedine ou le DIY (do it yourself) de génie. «Papa aimait lui-même poser la matière, le tissu et les épingles sur le corps de ses nombreuses créatures.» Cette mémoire-là, Naomi l’entretient depuis et ses larmes ont du mal à sécher : «J’ai encore pleuré il y a deux semaines pour la soirée de lancement du livre de Bruce Weber, quand nous nous sommes retrouvés Bruce, Joe (McKenna) et moi dans l’espace d’Azzedine. Pourquoi nous sommes-nous tant entendus dès que je suis arrivée ? Je ne sais pas. Je suis arrivée à l’âge de 16 ans chez lui alors qu’il ne parlait presque pas anglais et moi pas du tout français. Il a tout de suite compris cette sensibilit­é animale que j’avais. Il la respectait. Et nous parlions souvent avec les mains. Elles ne sont pas si loin du coeur, je crois.» Le bébé panthère qu’était Naomi a bien grandi depuis. Demeure dans la voix ce brin de jeune fille, probableme­nt la même quand Azzedine la recueille un soir avec une amie alors qu’elle a perdu tous ses papiers. «L’histoire est vraie, Azzedine a vraiment appelé ma mère et lui a dit qu’il allait s’occuper de moi. Ma mère ne comprenait rien. Mais le message était clair.» Loin des yeux, loin du coeur cependant quand Naomi n’est plus à Paris sous protectora­t d’Azzedine. Et l’éducation de ce jeune mannequin découverte dans les rues de Londres à 15 ans convoque quelques écueils. Il y a les années sauvages. Mais Papa surveille de plus près quand elle est à Paris, voire quand elle fugue pour aller aux Bains rejoindre ses amies. Elle s’émeut quand on lui parle d’Hubert Boukobza, disparu lui aussi cette année après avoir été le roi des nuits parisienne­s dans les années 80. Lunettes noires pour nuits blanches. «J’ai un souvenir magnifique d’Hubert, il était d’une générosité incroyable. On entrait là dans une zone où on se sentait protégé, même si nous faisions la fête à l’extrême.» Azzedine vient quelquefoi­s la repêcher, tard le soir, en père fouettard soucieux de son apparence. «Il me faisait surtout des reproches sur ma tenue que j’avais empruntée trop vite et sans rien dire dans le show-room. J’avais une garde-robe à dispositio­n, mais il détestait que je ne lui demande pas conseil. Il était possessif. Comme moi.» C’est peut-être le manque d’un père originel qui a donné à Naomi quelques écorchures sentimenta­les, et cette recherche décousue des hommes de sa vie, en passant de Robert De Niro à Flavio Briatore, propriétai­re d’une écurie de Formule 1. Depuis, la résilience a fait son oeuvre et les amours de Naomi ont pris le large pour une indépendan­ce de ton, bien plus préservée des médias. On ne cherche plus Papa ? «Je ne pense pas avoir été victime de ce manque malgré tout cruel. Le fait de ne jamais avoir connu mon père m’a poussée vers des retranchem­ents qui n’ont été au final que bénéfiques. L’associatio­n Fashion for Relief est de ce fait très importante pour moi.» Naomi assagie. «J’aime l’idée mais j’ai toujours un penchant pour les rebelles, ceux qui pensent que l’on peut ouvrir un peu plus vite les portes fermées que d’autres.»

«Azzedine a vraiment appelé ma mère et lui a dit qu’il allait s’occuper de moi. Ma mère ne comprenait rien. Mais le message était claır.»

 ??  ?? Les années Palace quand, du Concorde à un jet privé, plus rien n’est refusé à cette gamine, et d’arroser ses caprices de champagne. Herb Ritts a aimé photograph­ier Naomi Campbell: ci-contre, dans Interview, en 1991 et, en haut, dans Vogue Paris en 1993.
Les années Palace quand, du Concorde à un jet privé, plus rien n’est refusé à cette gamine, et d’arroser ses caprices de champagne. Herb Ritts a aimé photograph­ier Naomi Campbell: ci-contre, dans Interview, en 1991 et, en haut, dans Vogue Paris en 1993.

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