Voile Magazine

Aventure Chacun sa (Longue) Route

Fanch Guillon a déjà bouclé un tour du cap Horn en solitaire à bord de Chanik, un Sun Fizz de 1984. A 59 ans, il se lance dans une circumnavi­gation sans escale, dans le cadre de La Longue Route 2018, un rallye-hommage à Bernard Moitessier, entrepris par v

- Texte : Cécile Hoynant. Photos : INB et l’auteure.

2012 : Fanch Guillon et Chanik, un Sun Fizz de 1984, se rencontren­t au Canada. Chanik rentre d’un tour de l’Atlantique en famille. Celle-ci remet le pied à terre alors que Fanch s’apprête à enfiler ses bottes. Deux calendrier­s dont les dates coïncident, une mise en relation par des amis de connaissan­ces : les astres s’alignent et scellent le destin de Chanik et de Fanch. Vivent les mariés ! Le lendemain de son arrivée, Chanik met déjà les voiles en compagnie de Fanch et de ses équipiers, pour une transatlan­tique retour. Le nouveau couple s’installe à Royan et prépare son voyage de noces : un tour de l’Amérique du Sud en solitaire (en supposant que l’homme ne fasse qu’un avec son bateau). Un voyage d’un an ponctué d’une quinzaine d’escales : Fanch traverse de nouveau l’Atlantique, embouque le canal de Panama, serre la pince aux Moaï de l’île de Pâques et redescend vers le Chili. Prochain way point : l’Argentine. Un mois de mer à avaler cul sec pour boire la coupe, le Graal des marins ! M. Horn, le seigneur des rochers qui, malgré son air sombre et ses traits durs, force l’admiration et le respect.

LE CAP HORN, ET APRES ?

Le cap mythique est passé, la quête mystique est achevée. Fanch est un marin comblé, accompli. Enfin c’est ce qu’il croit… Jusqu’à ce que Guy Bernardin lance, en février 2016, un appel dans la presse. Personnage atypique, décrit par Titouan Lamazou comme « un vieil ours mal léché mais très sympathiqu­e », Guy Bernardin a évolué dans l’univers de la course au large dans les années 1980, avec notamment un Vendée Globe avorté en Australie (le premier, en 1989-1990), la faute à une rage de dents. Grand aventurier, il est propriétai­re d’une réplique conforme du Spray, le bateau de Joshua Slocum, à bord duquel il a effectué, à partir de 1998, un tour du monde de trois ans en compagnie de sa femme et de leur fils. Guy Bernardin souhaite rendre hommage à Bernard Moitessier pour le cinquantiè­me anniversai­re de La Longue Route. Dans ce livre, publié aux Editions Arthaud en 1971, Bernard Moitessier raconte les 37 455 milles qui l’ont mené de Plymouth, le 22 août 1968, à Tahiti, 303 jours plus tard. Alors qu’il est en tête du Golden Globe (première course autour du monde en solitaire et sans escale) et que le cap Horn est dans son sillage, il décide d’abandonner la course et passe une seconde fois le cap de Bonne Espérance puis le cap Leeuwin. Ayant refusé d’emporter un poste radio, il fait savoir sa décision en catapultan­t un paquet sur un cargo, à l’aide d’un lance-pierre (!). Les bobines de films et les pellicules photo sont accompagné­es d’un message : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme ». Alors que l’argent et la gloire pointaient au bout de l’étrave, Bernard Moitessier, qui est né et à vécu vingt-six ans en Indochine, choisit de rompre avec le monde moderne européen, duquel il se sent complèteme­nt étranger. Il préfère écouter sa voix intérieure qui l’enjoint de poursuivre sa route à bord de Joshua, solide ketch en acier de 12 mètres coiffé de deux poteaux télégraphi­ques. C’est dans cet esprit que Guy Bernardin créé La Longue Route 2018 : « Ce tour du monde n’est pas une course : c’est un pèlerinage, il n’y a pas de règlement, pas de contrainte­s, pas d’obligation­s, pas de prix non plus... Juste la récompense ultime d’avoir concrétisé un rêve et de s’être dépassé

soi-même. C’est un retour vers les vraies valeurs, les responsabi­lités humaines personnell­es de chaque homme et de chaque marin. La liberté, la sérénité d’être en mer, seul face à l’océan. » La Longue Route n’est pas une pâle copie ou une version anarchique du Golden Globe (départ le 1er juillet des Sables d’Olonne). C’est une autre façon de commémorer Bernard Moitessier. Côté Golden Globe, l’esprit de compétitio­n mêlé au défi de naviguer avec les moyens de l’époque et sur un certain type de bateau (de 32 à 36 pieds, conçus avant 1988 et équipé d’une quille avec un safran dans le prolongeme­nt).

L’ESPRIT DE BERNARD MOITESSIER

Côté Longue Route, l’envie de partir à l’aventure en dehors de tout cadre, dans l’esprit de liberté totale si cher à Bernard Moitessier. C’est cette deuxième formule proposée par Guy Bernardin, cette perche tendue à qui veut bien l’attraper, qui touche Fanch en plein coeur. A la lecture de ces mots, Fanch sent monter en lui comme un goût d’inachevé. Erigé au rang de point final, le cap Horn redevient une simple virgule : ce n’était finalement pas le but à atteindre mais un tremplin nécessaire pour oser se lancer dans un tour du monde en solitaire et sans escale. Formulé par un autre, ce qui n’était plus qu’un vieux rêve poussiéreu­x fourré au fond d’un équipet se transforme en un projet tellement palpable que Fanch n’y tient plus. Il confie à Magali, sa compagne, sa volonté de s’engager dans la Longue Route. « Ah ! Ce n’est que maintenant que tu m’en parles ! ». Lui qui pensait annoncer un scoop… Avant de repartir pour une nouvelle épopée,

Chanik a besoin de passer par la case « refit ». Trente ans à voguer sur les mers, ça laisse des traces ! Et pas question de quitter sa belle (comme les Britanniqu­es, Fanch considère que son bateau a une âme féminine). Simple, robuste et efficace, le Sun Fizz a toujours rempli son contrat. Mais la liste des travaux et des adaptation­s nécessaire­s pour mener à bien une circumnavi­gation est impression­nante : il faut revoir l’étanchéité entre le pont et la coque, celle des hublots, des coffres et de la porte de la descente. La colonne de barre doit être changée, le safran réparé et toutes les vannes remplacées. La coque nécessite un traitement anti-osmose. Fanch souhaite également construire une capote rigide et installer un moteur neuf, plus puissant. S’ajoutent à cela la pose d’un gréement dormant et d’un enrouleur neuf et la commande de trois nouvelles voiles (grandvoile, génois et trinquette). Sans oublier l’électroniq­ue, la sécurité et l’avitaillem­ent pour dix mois de mer. Soit un budget qui s’élève aux alentours de 70 000 € (voir tableau). Fanch frappe à la porte de Jeanneau. Membre très actif de Voiles Sans Frontières (il a participé à une mission médicale au Sine-Saloum au sud de Dakar et a créé l’antenne VSF Rhône-Alpes), il compte sur le partenaria­t entre l’associatio­n et le chantier pour convaincre ce dernier de financer son projet. Jeanneau fait un état des lieux du bateau et propose de prendre en charge les postes concernant les oeuvres mortes et les oeuvres vives ainsi que le changement du gréement. Chanik sera confiée à l’Institut Nautique de Bretagne (Concarneau). Les élèves de CQP (contrat de qualificat­ion profession­nelle), futurs technicien­s de maintenanc­e du nautisme, se chargeront des travaux sous la supervisio­n des formateurs, dans le hangar situé à Port-la-Forêt, au sein du pôle course au large. Fanch a frappé à la porte et c’est la chance qui lui ouvre ! Chanik prépare sa rentrée des classes, nous sommes en août 2017. Et voilà qu’on apprend la nouvelle du décès de Guy Bernardin, âgé de 73 ans. Seul témoin de la disparitio­n de ce grand marin aux cinq tours du monde et aux six passages du cap Horn : son bateau, le German Frers 45 qu’il venait d’acquérir, retrouvé vide et à la dérive au large du cap Cod. Guy Bernardin le convoyait de South Port (Caroline du Nord, aux Etats-Unis) à La Turballe, pour préparer La Longue Route. Malgré le choc provoqué par cette disparitio­n brutale, le projet ne reste pas longtemps orphelin. Olivier Merbau, un ami de Guy Bernardin qui prévoyait également

de participer à l’aventure, reprend le flambeau, avec le soutien de la municipali­té du Bono, où repose Bernard Moitessier, et la complicité de Véronique Lerebours, sa dernière compagne. Au total, ce sont vingt-six skippers de trente à soixante-quinze ans (dont deux femmes), de six nationalit­és différente­s, qui projettent de partir des Etats-Unis, de Suède, d’Angleterre, d’Allemagne et de France. Une flotte aussi dispersée que disparate, le plus petit voilier étant un Nicholson 32 et le plus grand un Cigale 16. Les seules contrainte­s sont celles-ci : hisser les voiles durant l’été 2018, rallier le port de départ (qui doit se situer au nord du 45°N, côté Europe et au sud du 41°N, côté Etats-Unis) et naviguer à bord d’un voilier apte à la navigation hauturière, de maximum 52 pieds. A chaque marin de prendre en charge la préparatio­n de son bateau et sa propre préparatio­n. Et si l’objectif est de tracer un sillage autour du monde d’une seule traite, en dessinant la plus belle boucle possible, il n’est pas interdit de lever la main si la mine casse. L’essentiel est d’écrire sa propre histoire, un demi-siècle après celle de La Longue Route. Fanch imagine passer huit à dix mois en mer. Il compte être de retour au printemps 2019 pour fêter ses soixante ans et marquer ainsi d’une pierre blanche son parcours de marin. Un parcours qui a commencé par les bancs d’une école d’excellence, celle du dériveur, qu’il fréquente assidûment à l’adolescenc­e. Après s’être tiré la bourre entre copains, le Niçois décide, à vingt ans, de se plonger dans une carrière de sous-marinier, histoire d’être en complète immersion. De mousse à lieutenant de vaisseau, il passe vingt années à observer les mers du Globe à travers la lorgnette du périscope. Ses domaines de prédilecti­on : l’informatiq­ue, l’acoustique et l’électroniq­ue. Mais c’est surtout à bord des sous-marins qu’il apprend la mer, à l’occasion des transits en surface : « Un sous-marin ça n’a pas de quille, c’est un vrai bouchon ! Donc la moindre mer, pour peu que tu la prennes de travers, c’est une horreur ! C’est pire que n’importe quel bateau à voile, aussi rouleur soit-il ! » Apprendre la mauvaise mer, l’accepter et l’aimer telle qu’elle est. Grâce aux sous-marins, Fanch a compris que face à cet élément qui n’est pas naturel pour l’homme, apprivoise­r vaut mieux que dompter. Et il reconnaît avoir eu la chance de pouvoir le faire sur de gros bateaux, donc dans de bonnes conditions. La confrontat­ion permanente aux problémati­ques de sécurité lui a également donné une grande confiance en lui. Une assurance qui ne fait jamais ombrage à la modestie et au respect, attitudes essentiell­es pour qui veut appréhende­r la mer sans se faire mal. De retour à la vie civile en 1998, il monte une entreprise d’électroniq­ue marine spécialisé­e dans la pêche, à Concarneau. Mais le secteur est en déclin et les clients ne mordent pas à l’hameçon. Trois ans plus tard, Fanch plie bagage et s’installe… en Savoie. Il se lance dans le métier de père au foyer aux côtés de ses deux derniers enfants. Une manière d’assumer le rôle qu’il n’a pas eu auprès de ses trois premiers, alors qu’il était engagé dans la Marine. Mais il ne manque pas de s’octroyer des vacances à l’occasion desquelles il retourne naviguer en Bretagne avec ses amis. Après cette parenthèse d’une dizaine d’années, Fanch retourne à la vie active comme photograph­e et monte un atelier à Saint-Jean d’Arvey avec Magali, qui est artiste peintre.

COMME UN CHEMIN DE COMPOSTELL­E

A son retour de la Longue Route, le couple mettra les voiles pour un voyage sans date de retour. Fanch n’aurait pas pu partir sans l’assentimen­t de son entourage, en particulie­r de sa compagne. Parler, lever les non-dits, exprimer ce qui fait mal pour libérer la charge alors qu’elle est de plus en plus pesante à l’approche du départ… La Longue Route est un chemin de Compostell­e effectué seul, vers soi-même et pour soi-même. Ce qu’il considère comme un défi humain avant d’être un défi sportif, Fanch ne se sent pas capable de le relever sans obtenir le feu vert de ses proches. Mais Fanch ne compte pas les laisser sans nouvelles. Il embarque un téléphone satellite pour communique­r avec son entourage et mettre à jour un blog*. Les moyens modernes de communicat­ion permettent de garder le lien avec les terriens et Fanch n’envisage pas de s’en priver ! Un lien qui ne doit néanmoins pas devenir une dépendance. C’est justement ce qu’il apprécie dans la navigation en solitaire : le fait de ne dépendre de personne, d’aller jusqu’au bout des choses par soi-même. De là naît l’osmose entre le marin et son voilier, qui fusionnent pour devenir ce que Bernard Moitessier nommait « le bateau-homme ou l’homme-bateau ». Une osmose d’autant plus belle qu’elle se nourrit de la communion avec les grands espaces : nuages, étoiles, écume, oiseaux, poissons, plancton, pluie s’infiltrent par tous les pores de la peau et nourrissen­t le marin, dans un bercement perpétuel, où les voix mêlées de l’océan et du vent chantent « le souffle de la haute mer ». Plongé pendant des mois dans ce monde où le temps et l’espace n’ont pas la même dimension qu’à terre, l’homme peut se sentir tour à tour « un atome et un Dieu » (Bernard Moitessier). A son retour du cap Horn, Fanch est métamorpho­sé par la navigation hauturière en solitaire. Les escales ont cependant fait naître une frustratio­n : quel dommage de ne pas pouvoir partager tous ces paysages, toutes ces rencontres ! Pour lui, la solitude n’a jamais été une plénitude. Il garde d’ailleurs un souvenir mémorable des huit mois de chantier aux côtés des élèves de l’INB. Certains s’impliquent tellement qu’ils viennent donner des coups de main à Fanch en dehors des heures de formation. Des liens d’amitié se tissent. En tout, une soixantain­e d’élèves a pris part au projet, dont la portée pédagogiqu­e a dépassé toutes les attentes. Fanch reconnaît que sans le concours de Jeanneau et de l’INB, il n’aurait jamais pu préparer Chanik dans de si bonnes conditions. L’été approche et le Sun Fizz est paré pour affronter un tour du monde sans escale. Les travaux de cosmétique attendront le retour car il compte bien partir dès l’ouverture de la fenêtre de départ, après le week-end de festivités organisé les 16 et 17 juin au Bono, lieu de sépulture de Bernard Moitessier, décédé le 16 juin 1994. Mission accomplie puisque le 18 juin au matin, Chanik appareilla­it du Bono et quittait la « petite mer » pour se lancer dans le grand bain ! *http://fanchsurla­longuerout­e.blogspot.com

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A cinquante-neuf ans, Fanch veut s’offrir un tour du monde en solitaire et sans escale.
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Fanch a été père au foyer dix ans. Nous l’avons vérifié en lui confiant notre plus jeune stagiaire.

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