FONDERIE LEMER Le plomb dont on fait les lests
Méconnue du grand public, la fonderie Lemer est l’une des dernières entreprises à fabriquer des quilles en plomb pour la plupart des grands chantiers français. Un savoir-faire qu’elle met au service de lests d’exception.
LA PLAISANCE EST une ingrate. Si elle met sur le devant de la scène les voiles, les carènes, les équipements de pont, elle se montre plus discrète sur les quilles de nos chers voiliers. Il est vrai qu’elles officient dans l’ombre, à quelques mètres sous la surface de l’eau. Et il n’est point besoin de longs discours pour rappeler le rôle essentiel qu’elles jouent dans la stabilité. Il n’empêche que l’on ne sait pratiquement rien de leur mode de fabrication, surtout celles en plomb, un matériau à propos duquel on dit souvent tout et n’importe quoi. A plus d’un titre, la société Lemer, dont les trois sites de production sont implantés dans la région nantaise, s’est imposée pour lui redonner ses lettres de noblesse. Bien que leader européen dans le traitement du plomb et des alliages à faible point de fusion, elle s’est toujours montrée discrète sur ses activités. Et cela depuis 1878, année où un certain Louis-François Lemer s’installe dans la région nantaise pour créer une fonderie afin de produire des milliers de scellés en plomb, puis du matériel de pêche, activité toujours florissante avec près de 4 000 références au catalogue. Secteur aujourd’hui complété sur le site de Carquefou par la production de pièces pour le domaine nucléaire. Le lourd, le très lourd, c’est à une quinzaine de kilomètres dans le sud-est de Nantes, sur la commune du Loroux Bottereau, que ça se passe. Là, Lemer est la dernière société à couler le plomb pour la fabrication des lests. Elle n’emploie que quatre personnes mais peut revendiquer la production de quilles pour la grande majorité des constructeurs français : J Composite, Bénéteau, Jeanneau, CNB, Structures, Latitude 46, JPK, Ofcet, le Chantier des Ileaux. Auxquels s’ajoute la fabrication de bulbes pour les IMOCA, dont Banque Populaire VIII.
LE PLOMB EST UN MATERIAU PROPRE
Quand on franchit la porte du bâtiment, on est surpris par l’état des lieux. Je connaissais les fonderies chargées de la fabrication des lests en fonte coulés dans des moules en sable (VM n°139). Tout y était très sombre. Ici, rien à voir. Car à la différence de la fonte, le plomb est un matériau « propre », même si sa mise en oeuvre, en raison de la nocivité de ses vapeurs d’oxyde, impose des normes draconiennes, réclamant au sein de l’entreprise la présence d’un ingénieur sécurité chargé de l’environnement. C’est un lest d’exception qui a motivé ma visite pour répondre aux sollicitations d’Ulysse Hardin, chargé du secteur nautique au sein de l’entreprise. De fait, par ses dimensions, impossible de le manquer dans l’atelier. Son poids : près de 25 tonnes, très exactement 23 060 kg sous le peson, accroché à la base d’un voile en acier mécanosoudé de 3 mètres de hauteur sur 2 de large réalisé par la société IDEA. Pour l’heure, destiné à équiper la coque d’un monocoque de 32 mètres, il vit ses derniers jours dans le bâtiment, avant de partir sur un cargo, pour rejoindre le constructeur de grands yachts situé à Capetown, Southern Wind Shipyard (SFS). Comment a-t-il été réalisé et surtout coulé ? On serait tenté de répondre : comme tous les autres lests en plomb. A partir d’un modèle, puis d’un moule dans lequel on a coulé le plomb. Facile à dire, plus difficile à faire sans l’expérience des quatre techniciens qui a permis d’obtenir au final un bulbe homogène et au poids imposé. Chez Lemer, trois types de modèles sont disponibles, première étape avant la réalisation du moule. Les quilles produites à l’unité, à l’image de ce bulbe XXL, font appel à un modèle en polystyrène. Mais il peut être en polystyrène stratifié afin d’être utilisé plusieurs fois pour des séries de lest ou encore en bois, toujours pour la série. C’est le modèle qui est utilisé pour réaliser une empreinte dans du sable qui doit être durci. Il est ensuite retiré,
Ce bulbe en plomb de 25 tonnes témoigne du savoir-faire de la fonderie Lemer.
ultime étape avant de refermer le moule puis de couler le plomb en fusion. Cette dernière opération est rapide, environ deux heures, tandis que la solidification prend près de 72 heures. Là, une fois le sable cassé, le lest peut être récupéré avant d’être ébarbé à la meuleuse puis enduit à l’époxy et enfin peint pour obtenir une pièce parfaite, conforme au dessin 3D fourni par le chantier. Le matériau de départ, le plomb, est livré chez Lemer sous forme de lingots de 25 kg récupérés par des affineurs à partir de cosses de batteries. Quant au sable extrait des carrières, stocké dans un grand silo situé à l’extérieur, il se déplace sur un tapis roulant implanté dans le bâtiment avant d’être mélangé à un durcisseur au moyen d’une vis sans fin acheminée dans un châssis en acier en deux parties ayant déjà été utilisé pour la fabrication de lests destinés à équiper les Class America. Reste à déverser le plomb selon le principe dit de la « coulée à la louche », c’est-à-dire par gravité. Pour la réalisation d’autres lests, ceux du tout nouveau Figaro 3 (voir l’essai P. 60) confiés à la société Lemer, la méthode appelle quelques variantes, d’autant qu’il est important, pour éviter toute polémique ultérieure, de respecter une stricte monotypie. Pour ce dernier, on utilise un moule en fonte constitué de trois parties démontables. Dans un premier temps, le voile étroit en fonte d’un poids de 250 kg, sous-traité à l’extérieur, est introduit dans la lumière supérieure du moule et maintenu verticalement. Puis le plomb de 850 kg est coulé en cinq minutes afin de remplir l’intérieur du moule. Cette mise en oeuvre permet une cohésion parfaite entre le bas du voile et le bulbe. Après une journée, le moule est ouvert puis le lest ébavuré reçoit un traitement de surface avant d’être peint dans une cabine à peinture.
LES VAPEURS D’OXYDE SONT DANGEREUSES
Durant la période où le plomb est en fusion (à 413 degrés), toutes les vapeurs sont aspirées et filtrées. Car si le plomb est inoffensif à l’état brut, les vapeurs d’oxyde sont dangereuses pour la santé. D’où l’obligation de se plier à des règles strictes. Deux fois par an, chaque salarié subit un contrôle de la teneur en plomb du sang. Au quotidien, une douche est obligatoire le midi avant le déjeuner puis par une seconde le soir avant de quitter l’atelier, toutes deux étant prises en compte sur le temps de travail. Enfin, deux vestiaires séparés accueillent l’un les vêtements sales, l’autre les propres. Si la qualité de l’air est aussi prise en compte tout comme la nature des eaux de récupération, on a adopté un dispositif original sur le site de Carquefou : l’installation de plantes réparties dans tout l’atelier. Preuve que la nature n’a pas toujours horreur du vide mais peut cohabiter avec la matière.
Ouvert, le moule en trois parties du lest du Figaro 3 utilisé pour le coulage du plomb.