Virgin Mojito : un Mojito 888 en fibre de lin
Virgin est le premier Mojito 888 fabriqué en fibre de lin en partenariat avec Kaïros. Une première, à partir de laquelle IDB Marine envisage de lancer une série… L’occasion de faire le point sur l’écoconstruction et le recyclage de nos voiliers.
VIRGIN
n’est pas un Mojito 888 comme les autres. Pourtant, vu de l’extérieur, rien n’y laisse paraître. Comme ses congénères, Virgin a un rouf panoramique, un tableau arrière basculant et un garage à annexe… Il faut descendre sous le pont pour trouver quelques indices : le plan de travail de la cuisine et l’entourage des hublots latéraux en stratifié affichent une jolie teinte caramel-chocolat. Visiblement, l’appétissant tissu n’est pas de la fibre de verre. Alors, vous avez deviné ? Virgin est le premier Mojito 888 fabriqué en fibre de lin ! Ces éléments ajoutés « pour la déco » sont les signes distinctifs qui permettent de le reconnaître entre tous. Je monte à bord aux côtés de Laurent Lecorchet, le propriétaire, Denis Bourbigot et Edouard-Pascal Benois, du chantier IDB Marine.
UN MOJITO NE SOUS DE BONS AUSPICES
La première sortie sous voiles est placée sous les auspices d’un Neptune bien luné : entre deux dépressions bien creuses, Virgin tire ses premiers bords sous un grand soleil et par une dizaine de noeuds de vent. Des conditions rêvées qui permettent à Laurent de faire connaissance en douceur avec son nouveau compagnon de croisière. L’émotion est palpable : ce n’est pourtant pas le premier bateau que Laurent acquiert avec sa compagne Marion. Le couple a découvert les bateaux du chantier finistérien IDB Marine en participant à la Semaine du petit cabotage, sur la côte nord de la Bretagne. La visite du chantier à Trégunc confirme leur coup de foudre. Laurent et Marion acquièrent d’abord un Malango d’occasion pour valider leur choix avant de passer commande d’un Mojito 888 neuf. La vente du Malango est confiée à un courtier qui, à ses heures perdues, régate avec Jean Galfione. C’est par son intermédiaire que Laurent embarque sur un Class 40 pour le Tour de Belle-Ile. Roland Jourdain (alias Bilou) fait partie de l’équipage. Son entreprise concarnoise Kaïros, qui n’est pas qu’une écurie de course au large mais également un bureau d’études en bio composite (nautisme, design intérieur), se retrouve au coeur des discussions. Emballé, Laurent propose à Denis et à Pascal de fabriquer le Mojito 888 en fibre de lin. Ces derniers acceptent immédiatement, d’autant que le chantier emploie en alternance Irvin Kerzusan, qui suit un BTS de construction navale à Lorient. Persuadé que la construction de bateaux « propres » est un enjeu d’avenir, Irvin souhaite porter un projet écologique pour son mémoire de fin d’année. Ce dernier a déjà eu l’occasion de travailler avec l’équipe de Kaïros et souhaite collaborer avec le BE pour fabriquer des pièces en bio composite à intégrer sur un Mojito. Irvin ignore alors totalement les plans de Laurent suite à sa rencontre avec Bilou. C’est ainsi qu’Irvin, qui n’aurait jamais osé en demander tant, se retrouve avec comme sujet de mémoire la construction d’un Mojito 888 en fibre de lin. Le projet est piloté par Erwan Grossmann, responsable du BE de Kaïros. Ce n’est pas la première fois que la cellule dédiée au bio composite mène un projet d’envergure : le Tricat 23.5 Gwalaz (en lin, liège, balsa et résine partiellement biosourcée) des surfeurs de Lost in the Swell ouvre la voie en 2013. S’ensuivent la construction d’éléments du nouveau passeur électrique de la ville de Concarneau (rouf, cabine de pilotage, bastingage), la livraison d’un ensemble rouf-pont-cockpit pour un particulier ayant acheté une coque de Malango et la fabrication des nervures de l’aile rigide affalable et arisable Ocean Wings, développée pour la propulsion des cargos par le cabinet VPLP. Depuis une dizaine d’années, l’entreprise Kaïros s’est ainsi positionnée comme experte dans la sélection, le dimensionnement et la mise en oeuvre des composites biosourcés, avec notamment pour objectif d’accompagner les chantiers dans le prototypage et la réalisation de préséries. IDB Marine n’est pas novice
en matière d’écoconception : le chantier fait même partie des avant-gardistes, avec la construction en 2009 pour Thibault Reinhart d’un Mini 6.50 en lin-carbone (le 791, à bord duquel Camille Taque a couru la dernière Mini-Transat). L’architecte Pierre Rolland est également dans la boucle. C’est à lui de valider le cahier des charges de Virgin. La solution retenue est la suivante : remplacer la fibre de verre par de la fibre de lin, le feutre par du liège et la mousse PVC par des plaques de PET (polyéthylène téréphtalate), un matériau recyclable (celui des bouteilles en plastique).
Fabriquer les zones qui subissent de fortes contraintes (cadènes de haubans et d’étai, varangues, monolithique autour de la quille) en stratifié classique et employer de la résine polyester : l’idée est de maîtriser les coûts et de procéder étape par étape. Trop innover d’un coup, c’est multiplier les variables à étudier. Il devient alors difficile d’avoir un retour fiable sur chaque paramètre. La démarche est de valider le prototype pour ensuite se lancer dans la fabrication d’une série 100 % en lin, avec des process et des budgets maîtrisés. De ce point de vue, le premier Mojito 888 en lin offre un retour d’expérience très positif, même s’il a fallu faire « avec les moyens du bord ». Le nautisme n’étant pas une filière consommatrice de lin, les fournisseurs n’ont pas les tissus adaptés à la construction d’un bateau (orientation, grammage). Le chantier a donc dû utiliser deux tissus au lieu d’un pour obtenir la même résistance mécanique qu’un Mojito 888 en fibre de verre. Virgin affiche donc 200 kg de plus sur la balance mais l’écart de poids devrait pouvoir être réduit facilement à 100 kg. Cette première expérience a en effet permis
à IDB Marine d’établir un cahier des charges auprès du fournisseur qui, pour le prochain bateau, sera en mesure de proposer des tissus adaptés. Reste que la version lin est légèrement plus lourde, ce matériau absorbant plus de résine que la fibre de verre. Mais faut-il se rendre malade pour 100 kg de plus sur un bateau de croisière ? Ce n’est pas aujourd’hui que nous répondrons à cette question qui ne turlupine d’ailleurs personne à bord : les conditions sont idylliques et le bateau glisse bien. Au diable les kilos en trop ! Le prix du bateau prend lui aussi un peu d’embonpoint : Virgin est 2,7 % plus cher que ses homologues en fibre de verre. La clientèle est-elle prête à faire cet effort ? A constater l’engouement qu’a suscité le projet, Denis Bourbigot est plutôt optimiste : « On assiste à une vraie prise de conscience écologique. Je pense que le marché est mûr et que les petits chantiers ont une carte à jouer. Les structures de taille modeste ont une flexibilité qui leur permet de mettre des solutions en place sans attendre que tous les feux soient au vert à l’échelle industrielle. Après une phase de bilan et d’optimisation pour réduire au maximum les écarts de coût et de poids avec le Mojito 888 en fibre de verre, nous souhaitons lancer une série avec une coque et un pont 100 % en fibre de lin. »
LE LIN, UNE FILIERE EN PLEIN ESSOR
Mais pourquoi avoir choisi le lin ? Pour ses propriétés mécaniques d’abord, qui sont dans le haut du panier par rapport aux autres fibres naturelles comme le jute par exemple. Mais aussi pour des raisons historiques : l’industrie du lin est très développée et il n’y a jamais eu d’interruption dans la production. Ce qui n’est pas le cas du chanvre, une fibre de constitution très robuste et aux excellentes caractéristiques mécaniques mais qui souffre de la concurrence avec les fibres exotiques (jute, sisal, kénaf) ou synthétiques (nylon) et dont la culture, à cause du THC, a été stoppée, puis de nouveau autorisée mais dans le cadre de contrôles très stricts. La France est le premier pays producteur de lin au monde. Les tissus qui ont servi à la fabrication du Mojito 888 viennent de Normandie (un bon point pour diminuer l’impact écologique du transport de la matière première), région qui concentre le principal de la production. Sachez qu’il n’existe pas d’agriculteurs spécialisés dans la culture du lin : cette céréale est intégrée, parmi le blé, le maïs, le soja (etc. ), au système de rotation des cultures.
Il fut un temps où la Bretagne était la championne du lin mais ça n’a visiblement pas plu à un certain Colbert qui a décidé d’en faire pousser en Normandie pour ne plus dépendre des Bretons. Aujourd’hui, 95 % de la production sont destinés à l’industrie textile, les 5 % restant concernent le secteur automobile qui, face aux nouvelles normes de recyclabilité, se retrouve dans l’obligation de travailler avec des matières premières plus « propres » : les fibres naturelles (lin, chanvre, sisal…) sont de plus en plus utilisées comme isolant acoustique ou pour fabriquer des pièces rigides et épaisses mais légères (doublures de portières par exemple). L’industrie française du lin a donc tout à fait l’étoffe pour fournir l’industrie nautique, d’autant que les teilleurs de lin (le teillage mécanique permet d’isoler les fibres de la tige) sont intéressés par le marché du bio composite, beaucoup moins fluctuant que celui du textile, soumis aux caprices de la mode. Le bilan énergétique de la fibre de lin est bien plus performant que celui de la fibre de verre, avec un rapport de un à dix (il faut dix fois moins d’énergie pour fabriquer un kilo de fibre de lin qu’un kilo de fibre de verre, sans compter le transport). Des chiffres qui s’expliquent par la nécessité de chauffer la silice à 1 300°C pour la faire fondre. A noter que le rapport entre le verre et le carbone est encore de un à dix, ce dernier subissant des cycles de chauffe et de refroidissement successifs. L’intégration de fibres naturelles dans les composites offre un autre avantage : comme tous les végétaux, le lin capte du CO2 présent dans l’atmosphère, CO2 qui se retrouve ensuite emprisonné dans la coque du bateau. Or la réduction des émissions de CO2, responsables du réchauffement climatique en provoquant un effet de serre, apparaît aujourd’hui comme une priorité. Quant aux inquiétudes concernant l’absorption d’eau d’un composite en fibre de lin, Kaïros les a d’ores et déjà levées. Pour savoir si le lin est un matériau viable pour la construction de bateaux, Kaïros met en route en 2012 un laboratoire en partenariat avec l’Ifremer. Des plaques de stratifié en fibre de lin et d’autres en fibre de verre sont mises en contact avec la surface de l’eau (salée et à une température de 21°C), à la manière d’une coque. Depuis cette date, les plaques sont pesées tous les un à deux mois. Les mesures n’ont jusqu’ici pas révélé de différence entre les échantillons de référence en fibre de verre et ceux en fibre de lin. Un stratifié en fibre de lin n’absorbe pas plus d’eau qu’un stratifié classique. La « fibre sèche » de lin a cependant un taux d’absorption supérieur à celui de la silice. Le lin « boit » donc beaucoup plus de résine avant d’être saturé, ce qui explique pourquoi le poids d’un bateau en lin est supérieur à celui de son jumeau en fibre de verre. Nous l’avons déjà évoqué, une centaine de kilos en plus ne dénature pas un bateau de croisière. L’excédent de poids représente surtout un handicap écologique car il correspond au surplus de résine consommé à cause du taux d’absorption supérieur de la fibre de lin. Si le composite était réalisé avec de la résine biosourcée ou pétrochimique mais recyclable, le bilan carbone serait meilleur. Les résines constituent en effet l’enjeu de développement majeur des bio composites. Les résines biosourcées, 100 % issues de la biomasse, sont intéressantes dans la mesure où elles stockent du carbone présent dans l’atmosphère (même logique que pour la culture du lin) et qu’elles font partie de la famille des énergies renouvelables (celles dont le renouvellement est suffisamment rapide pour que l’on considère la ressource comme inépuisable à l’échelle de temps d’une vie humaine). Les résines pétrochimiques sont fabriquées à partir d’une ressource non renouvelable (le pétrole issu de la fossilisation de matière organique se renouvelle mais à l’échelle géologique). Les résines biosourcées sont déjà disponibles sur le marché. Associées à des fibres naturelles, elles permettent de faire des composites qui, en fin de vie, sont recyclés par broyage puis injection pour fabriquer des pièces en plastique armé. Et la boucle est bouclée : stockage de carbone et utilisation d’énergies renouvelables à la fabrication de la matière première (tissu et résine) puis recyclage du bio composite. Pourquoi les coques de nos bateaux ne sont-elles pas en stratifié fibre de lin-résine
biosourcée ? Cette technologie est en effet le Graal écologique ! Sauf que le coût de sa mise en oeuvre ne peut pas être assumé par les chantiers. Les résines biosourcées sont des polymères thermoplastiques qui sont solides à température ambiante et qui se mettent en oeuvre à température élevée (de 80-100°C jusqu’à 200-250°C), en appliquant une pression supérieure à la pression atmosphérique (au moins 3 bars).
LA DELICATE QUESTION DES RESINES
Les polymères thermoplastiques, auxquels appartiennent les résines 100 % biosourcées mais aussi certaines résines pétrochimiques (polyamide, polypropylène) sont facilement recyclables mais nécessitent l’investissement dans un outillage très lourd qui ne peut être amorti qu’à condition de produire des milliers d’unités avec un seul moule (le Hobie Cat 16 ou le Laser auraient été de parfaits candidats par exemple). Aujourd’hui, les résines thermodurcissables (polyester et époxy) sont la seule technologie disponible : elles sont liquides à température ambiante et se mettent en oeuvre par voie humide (pas de pression) ou par infusion (pression atmosphérique, soit 1 bar maximum). Mais leur utilisation pose deux problèmes écologiques. Les résines thermodurcissables sont soit pétrochimiques, soit partiellement biosourcées. Or le gain environnemental de ces dernières n’est pas encore prouvé (des études seront bientôt publiées à ce sujet) : il faut beaucoup d’énergie pour fabriquer une résine thermodurcissable partiellement issue de la biomasse (ce qui n’est pas le cas des résines 100 % biosourcées de la famille des polymères thermoplastiques), à cause des manipulations chimiques complexes nécessaires pour extraire du végétal les bonnes molécules en imitant le travail de la géologie. De plus, ces résines sont produites en petites quantités, contrairement aux résines pétrochimiques dont l’outil de production est d’une telle envergure qu’il est largement amorti. L’utilisation de résines pétrochimiques pourrait être en partie compensée par le recyclage du stratifié en fin de vie… sauf que les résines thermodurcissables sont extrêmement difficiles à recycler (recyclage chimique). La majorité des coques en verre-polyester sont donc enfouies. Une infime partie est incinérée pour récupérer la fibre de verre qui sert à faire des ciments chargés. Mais la séparation de la fibre de verre de la résine est un processus coûteux qui n’a pas d’intérêt, sachant que la fibre de verre est un matériau bon marché. L’écoconstruction et le nautisme sont-ils incompatibles ? Ce n’est pas l’avis d’Erwan Grossmann qui, sans pouvoir entrer dans les détails, nous glisse quand même à l’oreille que Kaïros est en train d’étudier une solution viable économiquement pour fabriquer des bateaux avec un polymère thermoplastique. Débarrassés du gréement, de l’accastillage et des emménagements intérieurs, la coque et le pont de nos voiliers pourraient alors être entièrement recyclés. En attentant que des process d’écoconstruction avec de nouvelles résines voient le jour et permettent de résoudre la complexe équation entre la fabrication et le recyclage, remplacer la fibre de verre par de la fibre de lin est un premier pas. Gageons que la clientèle soit au rendez-vous pour que la construction en série puisse être lancée par IDB Marine… Une initiative qui pourrait encourager d’autres chantiers à se lancer dans l’aventure du bio composite.