Grèce : des produits fermiers voyagent à la voile
A la force du vent, Loucas convoie les trésors bios de la mer Egée d’une île à l’autre… ainsi que quelques privilégiés. Serez-vous les prochains écotouristes ? Pour vous, nous avons testé l’aventure, huit jours trop vite passés !
CRINIERE BLANCHE, regard bleu vif et visage buriné, Loucas Gourtsoyannis m’accueille à l’aéroport de Skyros, dans les Sporades, avec la belle Rosabelle. Petit crochet d’une heure pour découvrir les ruines de Palamari, un port antique important, construit 3 000 av J.-C., ensablé par la suite. Sur la route du port actuel, Loucas emprunte un chemin insoupçonnable pour le touriste lambda, à travers une campagne vallonnée, parsemée de chèvres et de poneys sauvages bruns. Arrivés au vignoble de Paneris, nous chargeons des caisses de vin, après visite, dégustation et conversation animée sous la pergola. Une immersion immédiate dans la vie de l’île, complétée par Loucas qui retrace son passé, les pirates et ses artisans de talent, comme le merveilleux céramiste Stamatis Ftoulis ou les brodeuses de l’île. Au port, fort bien équipé (douches superbes et machines à laver), nous déposons notre cargaison de produits de l’île et mon baluchon.
RECONNECTER LES ILES ENTRE ELLES
Puis nous dînons à la taverne Marigo, où Loucas raconte avec une passion contagieuse son parcours et son concept : « Nous lançons une forme d’écotourisme maritime en Grèce qui contribue à faire revivre les îles et leur économie de façon durable. Notre réseau de shipping à la voile les reconnecte, multiple les opportunités pour les producteurs locaux, et pour le touriste responsable c’est l’occasion de passer des vacances qui font la différence, utiles autant qu’agréables ».
Ancien ingénieur, cet Athénien polyglotte (au français parfait) a réalisé son rêve : depuis dix ans, il vit sur son bateau, a écumé la Méditerranée et bouclé le tour de l’Europe par les canaux et les fleuves (donc l’intérieur et par les mers Noire, Marmara et Egée). Mais surtout, depuis 2017, avec son ami Jan Lundberg, un activiste américain dénonçant les méfaits du pétrole et de l’impact carbone, Loucas a remis au goût du jour le transport à voile des denrées hellènes entre les îles grecques, voire plus loin. Au printemps 2017, il a ainsi convoyé 1 000 litres d’huile d’olive de Kalamata jusqu’en Italie sur Pelago, son Balaton de 31 pieds. Ce qui était juste un pari un peu fou répond en réalité à un vrai besoin, et a pris, au-delà des espérances des deux amis : les vieux bateaux du passé qui cabotaient en mer Egée ont disparu et les îles se retrouvent isolées car les liaisons passent désormais toutes par Athènes et Le Pirée.
A la demande pressante de producteurs bios, Loucas s’est donc lancé en mai 2018 dans une deuxième expédition, rétablissant les transversales entre dix-huit îles, pour transporter liqueur géranium citronnelle de Kea, prunes de Skopélos, espèce unique qui n’existe que sur cette île, bonbons naturels de Syros, mastiha et vins d’Icaria, évoqués par Homère… Sans oublier miel, savons, cosmétiques organiques, fruits et poissons en bocaux, fumés ou séchés (« Alelma ») d’Alonissos. Cette fois, il a équipé son voilier de panneaux solaires, pour être autonome en énergie et alimenter en continu « le frigo pour le fromage, l’éclairage et le pilote automatique pour les longues traversées nocturnes ». Preuve est faite qu’il est possible de développer l’économie bleue, qui combine production durable bio et transport à la voile, pour le plus grand bien de tous : développement local, aliments sains et traçables, énergie non polluante, zéro impact carbone et mer préservée. « Et nous livrons nos marchandises… à vélo »,insiste Loucas. « Sur les îles, autorités locales, producteurs ou marchands, tous nous exhortent à continuer ». Y compris à l’international : l’association SlowFood s’est associée avec enthousiasme à l’initiative écologique de Jan et Loucas. Après un rendez-vous à Icaria en octobre dernier, ce dernier est invité à venir parler cette année à Turin et devrait représenter la Grèce au SIAL, grand-messe de l’alimentation.
QUI VEUT REJOINDRE L’EQUIPAGE?
Cette année, sous la bannière de Sail Med, il a affrété un 16 mètres avec deux cabines doubles et salle de bains privative pour les passagers payants, entre mai et août. Et pour qui rêve de découvrir Cyclades, Sporades et Dodécanèse authentiques, Loucas vous invite à rejoindre l’équipage, moyennant une participation à partir de 1 300 € par semaine ; un don nécessaire pour compléter le financement du projet, encore en rodage. Dans chaque île, notre capitaine dispose d’un interlocuteur local, qui déniche et donne accès au meilleur. Charger et décharger les produits dans les ports, explorer biodiversité et culture de trois ou quatre des îles du parcours,
rencontrer les producteurs, goûter et cuisiner les produits locaux à terre et en bateau, et aussi, pour qui veut, aider à la manoeuvre ou apprendre à naviguer, l’aventure sera inoubliable et un vrai coup de pouce à l’économie locale.
A Skyros, au matin, pendant que Loucas bricole sur son bateau, l’exubérante Nana, guide du cru, m’emmène découvrir le village perché avec monastère byzantin, musées et artisans : grâce à ce sésame local, le sculpteur de bois Elefthérios Avgoclouris, qui réalise des meubles envoyés aux quatre coins du Globe et des souvenirs, prend le temps de sortir ses dessins de motifs traditionnels et de nous les expliquer. Il rêve de créer une école d’ébénistes pour former des jeunes à la relève, mais personne ne semble le suivre. « Si l’on démontre aux jeunes îliens que les affaires peuvent avoir une portée et un bénéfice autres que locaux, ils resteront chez eux au lieu de déserter les îles et laisser perdre les savoirfaire locaux », souligne Loucas. Nous visitons hors saison un joli moulin à eau, dont la propriétaire réalise liqueurs et confitures que nous chargerons sur le bateau, avant de partir pique-niquer sur un promontoire splendide. Au programme, fava, mizythra, olives, herbes fraîches, rougets, amygdalotas, vin local produit par Nicolaou.
Cap sur Skopelos, sur une eau rose au coucher du soleil, tel un océan de vin. De nuit, avant même de distinguer ses côtes escarpées, des effluves de pinèdes et plantes aromatiques, mêlées à la brise marine, annoncent l’île
boisée, la plus verte de toute la Grèce, paradis des marcheurs et des cyclistes. Heather, guide depuis 1986, connaît l’île par coeur et nettoie ses sentiers avec des volontaires du monde entier (walkaway.co). Skopelos est devenue célèbre grâce au film Mama Mia auquel elle prête son cadre idyllique. Au matin, Athanasios Grypiotis nous emmène découvrir, dans des coins inédits de l’île, ses vergers de prunes (sujets d’un ouvrage de l’université de Thessalonique !) et de poires, ses oliveraies et ses amandiers. Au passage, nous récupérons le vin de Xirogiannis, informaticien reconverti et joueur de Rebeticos, genre de blues grec qu’il nous fait écouter, avant de revenir au port pour un festin chez Platanos. Après une livraison à vélo destinée à IDEA, l’irrésistible café-boutique de Rita Spanouli, nous rencontrons la jolie Magda Rodios, potière comme son père et son grand-père. Céramiques noires ou motifs peints typiques de l’île, on a envie de tout et Loucas discute avec la famille du transport d’un service pour Patmos, avant de nous emmener admirer les maquettes de galères antiques ou de clippers trois mâts, réalisées par Boudalas.
ALONISSOS SE PROFILE AU PETIT MATIN
Après une longue traversée nocturne, se profile Alonissos. A l’écart des sentiers battus, cette île refuge accueille depuis 1992 la plus grande réserve maritime d’Europe, sanctuaire des derniers phoques moines. Sur le quai, Alexandros Anagnostou nous accueille. Au restaurant de ses parents, nous goûtons le thon dans tous ses états, avant de retrouver Giorgos et Amalia dans leur boutique. Loucas y livre miel et prunes de Skopelos. Cap sur la baie Votsi pour rencontrer le brasseur de la bière estampillée Hoppy Seal et embarquer quelques échantillons de sa production, à faire découvrir dans les autres îles, avant de visiter… l’école internationale d’homéopathie, bien cachée en pleine campagne. Dernière étape, Limnos, d’où je m’envolerai pour Athènes. Sous un air assoupi, l’île cache bien son jeu : son musée archéologique abrite les vestiges des trois sites de l’île – et les ruines d’un somptueux fort vénitien du
XIIIe siècle, qui domine le port de Myrina et la baie de Romeïkos Gialos, témoignent aussi d’une histoire riche et mouvementée. Enfin, l’île a accueilli au XXe siècle des cosaques et l’arrière-garde de Gallipoli. Ajoutez à cela lacs salés avec flamands roses, roches volcaniques pétrifiées aux allures lunaires du cap de Falakro, figues, pastèques, melons et pâtes faites maison, et aussi les fromages à tomber par terre de Giorgos Voidis, un ancien plombier chassé d’Athènes par la crise et reconverti avec succès à l’activité traditionnelle de ses grands-parents… Après une semaine avec Loucas et Sail Med, on demanderait volontiers son passeport grec !