Voile Magazine

Bateaux spectacles : la vie de Bohème des marins artistes

Des artistes en tournée au gré du vent, musiciens, comédiens, acrobates… Qui sont ces rêveurs? Artistes qui fantasment sur la vie en mer, marins qui idéalisent le monde du spectacle? Chacun viendra, au cours de son expérience, se confronter à sa réalité.

- Texte et illustrati­ons : Soizic Séon.

IL NE FAUT JAMAIS

sous-estimer les utopistes, ce sont souvent les plus têtus. Et si une partie des artistes qui rêvent de tournées maritimes restent à quai, il y en a aussi pas mal qui vont au bout de leurs rêves – pour le plus grand bonheur du public. Pendant quelques mois pour certains, plusieurs années pour d’autres, ils l’ont fait. Sur leur route – qui fait parfois le tour du monde –, ils ont croisé des milliers de spectateur­s surpris, ravis, et quand tous les ingrédient­s sont réunis, inspirés. Il n’y a pas de rêve trop grand, il faut juste... se jeter à l’eau ! J’ai la chance, depuis 2013, de travailler avec cette sorte de marins qui mêlent la voile, le voyage et les arts du spectacle. Dessinatri­ce, j’ai d’abord embarqué à bord d’une flottille de douze voiliers pour co-réaliser un carnet de voyage sur deux mois de tournée entre la Corse et la Sardaigne (Armada 2013). Ce voyage est comme un coup de fouet.

FESTINA LENTE, CINQ VOILIERS EN TOURNEE

En rentrant, nous sommes plusieurs à décider d’en faire un projet à long terme. C’est ainsi que nous créons le collectif Festina Lente 2016 : cinq voiliers, trente artistes et marins, presque autant de discipline­s artistique­s. Nous ne sommes pas les premiers à penser au bateau spectacle, cependant nous sentons dans nos démarches que nous défrichons. Le directeur du port ne collabore pas toujours spontanéme­nt avec l’élue à la culture ! Petit budget et jeune projet, la route n’est pas facile mais nous ne baissons pas les bras. Certains voiliers, initialeme­nt sous forme d’épave, doivent être prêts à naviguer. La ponceuse et le poste à souder chantent des mois durant – des années pour certains. C’est seulement après seize mois en mer et trente-trois festivals amateurs organisés que je réalise, en rentrant en France, que nous l’avons fait. La magie a opéré de nouveau, de Sète à Audierne en passant par la Corse, la Sardaigne, le Maroc, les Canaries, Madère et les Açores... Pas question de lâcher le morceau.

Alors que Festina Lente continue sa route en Méditerran­ée pour huit autres mois de tournée, je m’investis dans un autre projet similaire : Honky Tonk Sail. Cette fois-ci, c’est le jazz qui mène la danse à bord d’un catamaran de 12 mètres. Un groupe internatio­nal de vieux jazz est embarqué pour une durée de deux semaines à deux mois. La musique se joue sur le voilier ou dans la rue. Nous testons ce nouveau format, plus petit, en passant par les Antilles, les Açores, l’Irlande, la Bretagne, le Portugal et les Canaries. J’installe officielle­ment mon atelier d’artiste à (bâ)bord. Cette année 2020 devait être chargée de concerts en Méditerran­ée pour Honky Tonk, mais le Covid-19 est passé par là et le programme estival est compromis. C’est le moment de tester ses capacités d’adaptation, de créer de nouveaux formats, d’explorer.

Un autre bateau spectacle s’apprête à se jeter à l’eau : MangeNuage. Ce catamaran-scène adapté au trapèze ballant sort de quatre ans de chantier. Je m’investis dans le bureau de l’associatio­n et continue de creuser mon trou dans le monde du spectacle à la voile. Au fil des années, j’ai croisé la route de pas mal de bateaux spectacles. Les histoires sont nombreuses et inspirante­s, toujours un peu mystérieus­es. Un jour, nous avons décidé de nous donner rendez-vous. Le collectif Festina Lente a organisé la toute première édition du FIBS : Festival intergalac­tique des Bateaux Spectacles. Il manquait évidemment des représenta­nts de nombreux projets, mais cet événement a su fédérer treize bateaux artistique­s venus des quatre coins du monde dans le petit port de Locmiquéli­c (56). Un week-end de septembre bien trop court. La deuxième édition se prépare cette année, alors que Festina Lente s’étoffe d’un nouveau volet : le fret à la voile. Nous participer­ons avec Honky Tonk au mois d’août à leur premier voyage vers la Tunisie pour en rapporter de l’huile d’olive issue d’une agricultur­e durable. Les préventes sont ouvertes sur internet (https://producteur­s. opendistri­b.net/ bourlingue­pacotille). Bien sûr, l’artistique est encore au rendez-vous avec des déchargeme­nts festifs et animés, des dégustatio­ns et des mises en scène sur les ports de Marseille et de Sète. Ce projet nommé Bourlingue et Pacotille fait un pas vers les problémati­ques actuelles comme le transport propre, l’agricultur­e durable et le commerce équitable. Mêler l’art à des valeurs écologiste­s sous une forme créative et positive est pour moi un objectif stimulant. C’est pour cela, au fond, que j’en suis là : à faire des petites aquarelles sur un grand océan. L’univers maritime semble se situer tout juste à l’opposé de celui de la scène. C’est un véritable défi de faire cohabiter les deux mondes : l’imprévisib­le de la météo avec le calendrier engageant d’une tournée, la solitude du marin avec la scène, l’approche concrète de la navigation avec la fantaisie et la poésie de la création artistique… La liste est longue. Seulement voilà, c’est là tout l’intérêt du mélange ! Bien qu’il soit bien plus compliqué d’organiser des spectacles sur l’eau qu’à terre, le jeu en vaut la chandelle.

Tout d’abord, quelle magie que d’avoir comme décor la voûte céleste traversée par les mâts des voiliers avec en fond de scène le bleu de la mer. Le voilier raconte à lui seul des histoires, et les artistes qui viennent de naviguer ont le coeur chargé d’un voyage lent et unique. L’océan est une source intarissab­le d’inspiratio­n. Notons également que le voilier est un support approprié pour certains agrès de cirque comme le tissu, la corde lisse, le trapèze ou le fil comme on le retrouve chez les voiliers La Loupiote, Caravan Stage, Djelali Tricks ou MangeNuage.

Un autre point important est celui du rythme. La vie en mer suit un planning atypique.

Les marées, les quarts, les fenêtres météo sont les maîtres du temps : des variables parfois prévisible­s, mais toujours incontrôla­bles. Même si la fatigue est souvent au rendez-vous, c’est lentement que le voilier fait sa route. N’oublions pas que lorsque nous nous sentons pousser des ailes dans des surfs à 10 noeuds, nous ne sommes pas plus rapides qu’un cycliste. C’est cette lenteur qui a plu par exemple au collectif Festina Lente qui a emprunté son nom à l’adage latin « Hâte-toi lentement ». La fréquence des représenta­tions est elle aussi plus faible, car il faut anticiper

les aléas météorolog­iques. L’équipage et les organisate­urs prévoient large, en comptant le temps nécessaire pour venir jouer à la voile, qu’il y ait du gros temps ou de la pétole au programme. Ça ne signifie pas qu’il n’y a pas de stress, car même lentement, on peut arriver en retard.

Pour beaucoup de ces bateaux spectacles, il est important de proposer leur création artistique là où ne l’attend pas. C’est ainsi que Marieke de Pianocéan a choisi de jouer des concerts sur de petites îles bretonnes et écossaises, que Katrin et Christian des Sailling

Clowns ont passé des mois dans des écoles sénégalais­es, et que Franck et Delphine de

La Loupiote ont pu jouer le premier spectacle de cirque de l’île Uapou dans l’archipel des Marquises. « Aller chercher les gens », c’est un objectif qui fait sens.

Avec le social, l’écologie est un autre thème très présent pour les initiateur­s de ces projets. Même si le monde du nautisme a beaucoup de chemin à faire – nous savons que les produits utilisés sur un chantier naval sont de véritables poisons pour l’environnem­ent –, l’utilisatio­n du vent comme énergie motrice est un acte aussi

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 ??  ?? Katrin et Christian Lachmun, les Sailing Clowns, naviguent sur un plan Presles en alu de 1977.
Katrin et Christian Lachmun, les Sailing Clowns, naviguent sur un plan Presles en alu de 1977.
 ??  ?? Le talent des marinsarti­stes trouve toujours à s’exprimer, y compris dans leurs propres voiles, ici sur Djalali.
Le talent des marinsarti­stes trouve toujours à s’exprimer, y compris dans leurs propres voiles, ici sur Djalali.
 ??  ?? Le piano en carbone de Marieke Huysmans rentre dans le pont arrière de son Freedom 40.
Le piano en carbone de Marieke Huysmans rentre dans le pont arrière de son Freedom 40.
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 ??  ?? Frank et Sabrina, les musiciens de Festina Lente, se préparent pour un concert à La Rochelle.
Frank et Sabrina, les musiciens de Festina Lente, se préparent pour un concert à La Rochelle.
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Les musiciens du Honky Tonk ont dû revoir leur programme du fait de la crise sanitaire.

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