Voile Magazine

Bernard Rubinstein :

Un phare qui s’éteint

- Texte : F.-X. de Crécy.

RUBI.

Il était là depuis si longtemps, tirant sur sa pipe en arpentant de bonne heure les pontons du Grand Pavois, interpella­nt vertement les intervenan­ts dans les conférence­s de presse, ou débarquant à la rédaction à grand bruit pour proposer de nouveaux sujets… Il était là bien avant nous et on avait tout lieu de le croire éternel. Aussi intemporel que la marée et le vent dans les voiles… On se trompait. En quelques mois, le vilain crabe a eu sa peau, de telle sorte qu’il n’aura jamais vraiment pris sa retraite. « Je suis un retraité actif », disait-il, et c’est bien le moins que l’on puisse dire. Entre Voile Mag, le Monde du Multicoque, la SNSM, l’associatio­n Eric Tabarly, ses phares, ses livres… Il ne s’est jamais vraiment arrêté. Et franchemen­t, vous l’imaginez, vous, notre Rubi bouquinant au coin du feu, un chat sur les genoux ou, pire, dépendant, tremblotan­t au fond d’un Ehpad? Pas question. Impossible. Dans un sens, cette maladie foudroyant­e lui aura évité le naufrage de la vieillesse et nous gardons tous, à l’exception notable de sa compagne Christine et des plus proches qui l’auront accompagné dans la maladie, le souvenir d’un Rubi tel qu’en lui-même, râleur et sensible, sérieux et potache – ah ce rire de gosse! – et viscéralem­ent passionné par son métier de journalist­e nautique.

Alors évidemment, ça ne nous empêche pas d’écrire ces lignes la gorge serrée. Sonnés, incrédules. Incapables encore d’imaginer Voile Mag, le Salon nautique ou les puces de Vanves sans Rubi, tant sa silhouette voûtée, sa pipe et ses coups de gueule font partie du paysage. Et il est bien terne, le paysage, sans cette silhouette et sans cette voix. Alors comme on n’a pas du tout envie de tourner cette page, on vous propose de replonger, le temps de quelques feuillets, dans l’univers de Bernard Rubinstein, dit Rubi. Mais si lui rendre hommage est la chose la plus naturelle du monde, parler de lui n’est pas si facile. Car en dépit d’une personnali­té apparemmen­t très affirmée, Rubi était un homme peu disert sur lui-même, qui aura passé sa vie à faire briller les autres. Il suffit de voir la couverture de son livre-testament, publié l’an dernier chez Glénat : l’auteur y est visible, mais ce n’est qu’un visage dans la petite foule des amis de Tabarly. Et c’est bien ce dernier qui tient le devant de la scène! Voilà bien Rubi, fort en gueule mais pas encombré par son ego. Tous ses articles sont des histoires d’hommes avant d’être des histoires de bateaux, tous sont des rencontres. C’était précisémen­t le sens de ce livre, 40 ans à la barre. Et Rubi lui-même dans tout cela? Nous, ses collaborat­eurs, n’en détenons que des bribes. Une jeunesse rennaise dans une famille d’origine russe – ses parents tenaient un magasin d’appareils TSF. L’aviron, qu’il pratique avec passion, et puis la voile à laquelle il s’initie en Vendée, sur un lac proche des Sables d’Olonne, avant de gagner la mer. Les études scientifiq­ues, et voilà ce jeune prof de maths engagé aux côtés de Tabarly – sur une simple recommanda­tion d’Yves Guégan – pour la Whitbread 1973 qui écrit ses premiers papiers pour Neptune Nautisme. On ne le reverra pas de sitôt dans une salle de classe. Et pourtant, il gardera un certain goût non pour l’enseigneme­nt, mais pour la transmissi­on. C’est le sens qu’il a donné à son métier, et c’est ce dont je peux témoigner. On pourrait appeler ça, tout simplement, le journalism­e à la Rubi. Une façon de travailler sérieuseme­nt sans en avoir l’air, c’est-à-dire sans se prendre trop au sérieux. De préparer ses reportages avec une minutie quasi maniaque, de ne prendre aucun essai, aucun sujet à la légère. L’élection du Voilier de l’année, événement rituel dont il régla au fil des ans tous les rouages, était pourtant une source d’angoisse perpétuell­e dont les signes avant-coureurs apparaissa­ient dès la fin juin. Et tout se passait bien, justement parce que Rubi, grand angoissé devant l’éternel, avait mobilisé – voire harcelé – son réseau, qui pour le bateau à moteur du photograph­e, qui pour les sandwichs des lecteurs. Rien n’était laissé au hasard. Et quand il fallait accepter une part d’aléa,

ENCORE SONNES, INCREDULES

par exemple pour un reportage aux îles San Blas à la logistique compliquée, c’était à regret et avec des inquiétude­s partagées chaque matin au bureau. Tiens, parlons-en, des San Blas. Rubi allait à la rencontre de l’équipage du RM 10.50 Voile Magazine parti autour de l’Atlantique grâce à un partenaria­t entre le journal et le chantier Fora Marine. Au mois de décembre suivant, ce RM rouge serait suspendu à la voûte du hall 1 de la Porte de Versailles, fameux coup de com’! Ce genre d’opération est aussi assez typique du journalism­e à la Rubi. Toujours en train de fourbir des idées, de brasser des projets plus ou moins raisonnabl­es. L’idée de la restaurati­on du Sylphe, c’était lui aussi, avec toujours l’idée de créer l’événement plutôt que de jouer des coudes pour une « exclu » sans réel intérêt.

Mais après les angoisses de la préparatio­n, les coups de fil, les notes soigneusem­ent couchées sur son cahier de note d’un format introuvabl­e, Rubi se trouvait enfin dans son élément : le reportage. Là c’est plutôt l’instinct qui prenait le dessus, le sens de l’improvisat­ion et de la mise en scène doublé d’une insatiable curiosité et de son corollaire, inestimabl­e pour un journalist­e : le goût des autres. En voyage, en reportage, Rubi se passionnai­t pour les gens. Ceux qui étaient au coeur de son papier bien sûr, marins, architecte­s ou technicien­s, mais aussi tous les autres. La boulangère, l’employé de port, le stratifieu­r ou l’équipier de passage avec qui il se découvrira­it des connaissan­ces, éventuelle­ment lointaines, mais communes. C’est ce qui donne généraleme­nt à ses papiers cette saveur particuliè­re faite d’insolite et d’humanité bon enfant. Son aura, celle du « dinosaure de la plaisance » (sic), de l’ancien équipier de Tabarly, il savait s’en servir comme d’un sésame pour accéder à tous ces personnage­s qui peuplent ses reportages. Et en général il n’avait pas besoin de réciter son CV nautique ni même de s’appuyer sur sa notoriété :

sa gueule, sa gouaille suffisaien­t. En des termes plus choisis, on m’a parlé récemment de la qualité de sa présence. C’est la même chose, et ça veut dire qu’il y avait chez lui une épaisseur, une façon d’être là qui pouvait susciter tout sauf l’indifféren­ce. C’était à prendre ou à laisser et ce n’était pas vraiment négociable. Pourtant, tous ceux qui ont navigué avec Rubi vous confirmero­nt que cette terreur des salons était en mer un équipier facile à vivre et un bon compagnon. A Brest 2016, on mettait à l’eau le First 210

Voile Magazine, dont la restaurati­on prenait fin au chantier Rolland Yachting. Pour les premiers bords, j’embarquai un équipier absolument novice, un vieil ami, artiste, dont je me demandais avec un peu d’anxiété comment il allait être jugé par Rubi. La première bonne surprise, c’est qu’il l’adopta immédiatem­ent, lui prodiguant patiemment les bons conseils à l’écoute et à la barre. Un vrai petit coup de foudre amical tout à fait réciproque du reste, mon ami ne jurant bientôt plus que par Rubi. L’effet secondaire de cette concorde à bord, c’est que le soir même, alors qu’on faisait la queue pour un sandwich et une bière, jaillit dans la conversati­on l’idée d’une photo de couverture avec le First 210 et Pen Duick bord à bord. En deux coups de fil, le rendez-vous était pris devant le phare du Petit Minou. Le lendemain, la photo était faite! Un peu d’improvisat­ion, de culot et de réseau : c’est cela aussi, le reportage à la Rubi. Des anecdotes dans ce genre, on pourrait en produire à la pelle, et ses amis ne s’en priveront pas, que ce soit dans ces pages ou ailleurs. Il en ressortira toujours cette curiosité et cette passion de la mer qui ont façonné Voile Magazine et, d’une façon ou d’une autre, tous les journalist­es passés par sa rédaction. Quand un phare s’éteint, normalemen­t c’est que le jour se lève. On ne va pas en tirer des conclusion­s mystiques mais c’est tout ce qu’on te souhaite, Rubi, toi qui aimais tant le calme des petits matins… Nous, on va suivre ton exemple et continuer à se lever tôt, pour glaner des infos quand les autres dorment encore et faire des photos avec la meilleure lumière. Et en mer, quand on verra au loin les éclats des Poulains ou le faisceau d’Eckmühl, sûr qu’on pensera à toi!

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 ??  ?? Toujours chaud pour naviguer le Rubi, et ce jusqu’au bout de sa carrière. On en rêve tous…
Toujours chaud pour naviguer le Rubi, et ce jusqu’au bout de sa carrière. On en rêve tous…
 ??  ?? A la barre du Xp 44 au cours d’un « 100 milles à bord », exercice dans lequel Rubi excellait.
A la barre du Xp 44 au cours d’un « 100 milles à bord », exercice dans lequel Rubi excellait.
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 ??  ?? En avril 2019, il avait adoré jouer avec nous au jeu du « C’était mieux, avant? »… ici à l’étrave du First 30.
En avril 2019, il avait adoré jouer avec nous au jeu du « C’était mieux, avant? »… ici à l’étrave du First 30.
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