Voile Magazine

A Rubi...

Tout le monde le connaissai­t, mais lui choisissai­t ses amis. Certains d’entre eux évoquent ici les bouclages de Neptune ou les bannettes de Pen Duick VI... Morceaux choisis.

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BREST, AVRIL 1974.

Une longue silhouette noire émerge de la grisaille matinale qui enveloppe l’arsenal : Pen Duick VI, rentré la veille de la première « Whitbread Round The World Race », course autour du monde en équipage. Sur le pont, apparemmen­t indifféren­t au crachin breton et au résultat décevant de cette première campagne1, un équipier en short, barbu et plutôt chevelu, brosse conscienci­eusement les planchers sortis du bateau. Choc de découvrir la taille de ce voilier, géant pour l’époque, et premier contact avec toi, Bernard Rubinstein…

Aux entraîneme­nts d’hiver de La Trinitésur-Mer, tu es maintenant connu sous le nom de « Rubi ». Nous te regardons avec respect : mazette, un prof de maths qui a fait le tour du monde avec Eric Tabarly ! Mais toi tu n’as pas la grosse tête, tu causes volontiers avec tout le monde, et on te voit souvent en train de bricoler quelque chose sur le bateau sur lequel tu cours.

RENCONTRE A AUCKLAND

Auckland, décembre 1977. A bord de Pen Duick VI, sur lequel j’ai embarqué à mon tour il y a quatre mois, tout en démontant un à un les winches du grand ketch noir pour les nettoyer (il y en a près d’une vingtaine !), je devise avec un équipier qui fait la même chose sur le bateau voisin : j’ai retrouvé Rubi qui, cette fois, navigue sur Neptune, skippé par Bernard Deguy et qui se prépare, comme nous, à l’étape Auckland-Rio de la deuxième Whitbread. Je suis frappé par cette image : Rubi, auréolé de toutes ces années de course au large, tu n’es pas bégueule, et tu mets autant les mains dans la graisse que moi, le bleu qui s’apprête à vivre sa première course transocéan­ique et son premier cap Horn ! Quelques piges journalist­iques plus tard, tu vas définitive­ment abandonner l’enseigneme­nt pour devenir journalist­e à temps plein, aux côtés de Daniel Gilles, le rédacteur en chef de Neptune Nautisme. De mon côté, ayant rejoint le projet de Flyer2 pour la Whitbread 1981-82, je t’enverrai des papiers et des photos tout au long de la constructi­on, puis de la campagne d’essais et de la course qui, grâce à toi, seront publiés dans Neptune. Bientôt fusionné avec les Cahiers du Yachting,

Neptune Nautisme devient Neptune Yachting, dont tu deviens l’un des piliers de la rédaction, dirigée par Alain Corroler. Toi et Corro, les deux compères, ne serez jamais à court d’idées, et plus d’une fois vous m’entraînere­z dans des expérience­s maritimes inédites, telle la traversée vers la Corse sans aucun

instrument (ni compas, ni loch, ni montre, ni positionne­ur, ni rien !), ou au contraire, un test des premiers GPS civils en naviguant de l’intérieur, tous hublots masqués…

Au cours de ces multiples aventures naîtra une vraie amitié dans ce trio Rubi-Corro-Wlocho, faite du plaisir d’être en mer, d’y expériment­er

des techniques, anciennes ou nouvelles, mais aussi celui de deviser joyeusemen­t, ou sérieuseme­nt, et pas que d’histoires de mer et de bateaux ! Avec un Rubi toujours jovial, souvent bourru, volontiers moqueur mais immanquabl­ement attentionn­é et authentiqu­e. Balançant des vérités bien senties, et n’utilisant la mauvaise foi qu’en cas d’absolue nécessité, la voix forte, les yeux rieurs et la bouffarde fumante : que de fois t’avons-nous viré dans le cockpit, toi et ta fichue pipe puante ! Et pourtant – est-ce pour y retrouver l’odeur inimitable de ton tabac ? – j’habiterai souvent chez toi lors de mes séjours parisiens.

A PARIS, UN AUTRE RUBI

C’est là que je vais découvrir l’autre Rubi : le chineur invétéré, amateur d’objets

« de marine » les plus improbable­s, de la boîte de sardine en faïence en forme de sirène à la reproducti­on en carton-pâte, approximat­ive et clignotant­e, du phare d’Eckmühl3. Séjour après séjour, je verrai l’espace vital de ton logis se rétrécir au profit de nouvelles acquisitio­ns encore plus kitsch que les précédente­s, auxquelles s’ajoutent des rangées de CD de musique classique, dont quelques centaines d’oeuvres de Jean-Sébastien Bach, ton compositeu­r fétiche. Et, bien sûr, partout des tonnes de bouquins, de tous types, de tous formats, dont notamment à peu près tout ce qui a été publié depuis un siècle sur les phares, ton autre grande passion. A plusieurs reprises, tu devras d’ailleurs déménager pour ajouter à un appartemen­t devenu vraiment trop petit les mètres carrés nécessaire­s à l’accroissem­ent de tes précieuses collection­s. Au milieu des années 1990, tu participes à la création de Voile Magazine, tu en deviens le rédacteur en chef. Sous ton impulsion, le nouveau mensuel va rapidement devenir un titre incontourn­able de la presse nautique, se démarquant par son approche, à ton image : plus de pratique, moins de glamour ! Pour toi, l’essai d’un nouveau bateau ne se concevait qu’au travers d’une navigation de plusieurs jours, au cours de laquelle on dormait et on cuisinait à bord, et on passait au minimum une nuit complète en mer. Tu adorais sauter dans un TGV, bardé de ton gros sac marin informe et de ta besace

lestée de 15 kg de matériel photo, pour embarquer pour une énième navigation le long de nos côtes, que tu aimais tant. Pendant laquelle on avait droit à tes anecdotes, tes remarques « cash » sur le bateau et même, si tu étais d’humeur, à quelques chansons de marin, que tu aimais presqu’autant que ton cher Bach. Tandis que, bosseur et conscienci­eux, tu observais, furetais partout, barrais, manoeuvrai­s, en notant tout, de ton écriture serrée de matheux, dans l’un de tes fameux petits carnets toujours à portée de stylo.

Et au retour, tu n’hésitais pas à interpelle­r le responsabl­e du chantier pour lui faire part de tes commentair­es, pas toujours encenseurs, sur le bateau essayé. Sûr que la flagorneri­e, ça n’était pas ton truc !

Tu avais cent autres sujets d’intérêt, culturels, artistique­s ou historique­s, peu ou prou liés au monde maritime. Mais au-delà des bateaux, des ports, des objets, tu étais surtout un humaniste : d’un bateau, au moins autant qu’à ses caractéris­tiques tu t’intéressai­s aux hommes qui l’avaient conçu, à ceux qui l’avaient construit et à ceux qui naviguaien­t dessus ! Architecte­s navals, constructe­urs, équipement­iers, coureurs au large, tu les connaissai­s tous, tous te reconnaiss­aient. Pareil pour les lieux : combien de fois, t’appelant de tel ou tel endroit du littoral, t’ai-je entendu me citer sans hésiter trois, quatre, souvent plus, noms de personnali­tés locales : capitaines de port, gérants de shipchandl­er, constructe­urs, maîtres voiliers, anciens gardiens de phare et, bien sûr, brocanteur­s. Sur la côte, tu étais partout chez toi ! Sur la couverture de ton dernier bouquin, il faut chercher pour te trouver, parmi le groupe des anciens équipiers réunis pour les 20 ans de Pen Duick VI. Comme dans tout ce livre de mémoires d’ailleurs, tu as là encore donné la priorité aux hommes, et à l’amitié. Je suis heureux, et fier, d’avoir compté parmi tes amis !

Salut, camarade, bonne route pour ta dernière traversée. Je ne doute pas que là où tu accosteras, tes copains partis avant toi t’attendent avec une belle pipe en écume, peut-être ornée d’un phare et d’une très jolie sirène.

Pour remplacer celle que tu viens de casser. Wlocho (Daniel Wlochovski), journalist­e 1- Marquée par deux démâtages, ôtant toute chance de résultat au voilier d’Eric Tabarly, donné favori au départ de la 1ère Whitbread. 2- Deuxième du nom, le maxi hollandais sur plan German Frers qui gagnera les quatre étapes en temps réel et le général en temps compensé de la Whitbread 1981-82. 3- Voir « Souvenirs des bords de mer », paru chez Gallimard en 1999.

Les gars de Pen Duick VI, pionniers de la course au large à la française.

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Ce regard mutin en coin, c’est tout Rubi... Et le téléphone public toute une époque.
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