Voile Magazine

Vécu : un safran avec la porte des WC...

Lancés en double sur la Transquadr­a 2014-2015, nous avons appris à régater au large, à encaisser 40 noeuds sous spi en pleine nuit… et à finir une course avec un safran en moins! Une sacrée leçon de choses nautiques.

- Texte et photos : Alain Péron.

CE PROJET, nous l’avions dans la peau depuis plusieurs années. Nous sommes deux potes de longue date, ayant usé leurs fonds de culotte sur les bancs de la fac de médecine de Nantes, et ayant commencé à naviguer ensemble quelques années plus tard sur toutes sortes de supports (Figaro, J/24, First Class 8, Grand Surprise…). Puis arrive l’émancipati­on avec l’acquisitio­n, en 2000, en associatio­n avec un troisième larron, de notre premier bateau, un First 31.7. Nous l’avons ramené de Douarnenez par un week-end de janvier glacial, réfrigérés mais fiers de notre monture qui sera basée à Pornichet. Après un concours d’idées, il s’appellera Papillon ! Le début d’une saga.

D’UN PAPILLON A L’AUTRE

Cette première aventure durera trois ans, avec des navigation­s et pas mal de régates, principale­ment en équipage. Une deuxième étape de notre vie maritime sera marquée par la navigation sur Papillon 2, un Elan 340 acquis par Jean-Marc, sur les mêmes plans d’eau. Mais très vite, l’envie d’élever le niveau et d’élargir notre horizon de navigation se fait sentir. Ce sera la Transquadr­a, Graal de tout amateur de course offshore. Encore fallait-il que nous devenions un peu plus éclairés… Notre choix se porte alors sur un magnifique bateau, avec une vraie histoire et un beau palmarès : un JPK 9.60, ex-Léon, vainqueur de la Transquadr­a 2008 avec Jean-Pierre Kelbert en solo, et ex-Night and Day, troisième de la Transquadr­a 2011 avec Pascal Loison. Ce sera donc sa troisième transat en course, et on s’en rendra compte…

Notre nouveau bateau pris en main, on passe très vite la seconde : entraîneme­nts à fond à Pornic, d’abord en équipage puis très vite en double, et Armen Race, Pornic-Baïona, avec des résultats… encouragea­nts. Stages de navigation avec notre coach Corentin Douguet, formations météo, stage de survie, formation au micro-sommeil… Bref, motivés les garçons ! Par un assez moche après-midi de juillet 2014, nous quittons enfin le port de Saint-Nazaire pour la première étape de la Transquadr­a. Jean-Marc étant arrivé avant moi au Vendée Globe virtuel 2012 sur Virtual Regatta, c’est lui qui a l’honneur d’être skipper de notre Papillon 3. Les premières 48 heures se passent plutôt pas mal, avec une bonne vitesse, au contact du groupe de tête. Arrive alors la troisième nuit, après le passage du cap Finisterre, le vent annoncé à 40 noeuds rentre… à 40 noeuds ! Nous tiendrons le spi

Un safran avec un bout de porte… et pourquoi pas ?

jusqu’à 1h30 du matin, quand une vague un peu plus scélérate que les autres nous envoie au lof, très brutalemen­t. Nous sauverons in extremis le spi qui flotte derrière le bateau couché, et qui pèse 3 tonnes. On ne peut pas changer de voile entre les deux étapes, il faut le garder ! Cette cabriole nous emportera en revanche un pied de tangon, un barber et quelques autres broutilles, en fait assez peu de dégâts au vu de la violence du départ au tas ! Elle nous coûtera également quelques places, ayant fini la nuit sous GV seule dans 40 noeuds, car un peu épuisés et échaudés. La suite sera nettement plus calme. Seul incident notable : une montée en tête de mât pour Jean-Marc, dans peu de vent mais pas mal de houle, pour faire descendre un spi récalcitra­nt, la surgaine de drisse toute neuve s’étant décousue et ayant bourré dans le réa de tête de mât. Le classement à l’arrivée ne sera pas à la hauteur de nos espérances… Donc la motivation montera encore d’un cran pour la deuxième étape !

Après quelques mois d’inaction nautique, à aller se dérouiller sur le bateau des copains, nous retrouvons enfin, mi-janvier, notre fidèle Papillon, bien sage sous l’aéroport de Funchal. Les travaux ont été faits : la réparation du spi lourd, multi-patché suite à sa mésaventur­e du cap Finisterre, et la stratifica­tion pour renfort de la jonction coque-tableau arrière sur bâbord, au niveau du safran. En effet, cette jonction s’ouvrait franchemen­t à la mobilisati­on du safran, ce qui aurait pu nous valoir, si on ne s’en était pas aperçu, une voie d’eau difficilem­ent colmatable, voire un arrachemen­t du tableau arrière et des safrans fixés dessus, avec toutes les conséquenc­es imaginable­s…

LA MANIVELLE ENTRE LES DENTS

Départ de Madère, enfin, le samedi 24 janvier 2015, la manivelle de winch entre les dents, dans des alizés puissants bien établis au-dessus de 25 noeuds, avec des bonnes risées à 35 dues au relief de l’île. Les spis claquent, voire explosent autour de nous dès les premiers milles, obligeant certains de nos malheureux concurrent­s à rebrousser chemin. La moitié de la flotte part plein sud, l’autre moitié, dont nous, part vers l’ouest en longeant tribord amure l’île de Madère sur une quinzaine de milles avant d’empanner, afin de profiter du petit couloir de renforceme­nt de vent juste à la limite du cône de dévent lié au relief très haut de l’île de Madère. Petit coup tactique expliqué par le professeur Bernot entre les deux manches. Et ça marche ! Le premier soir, après environ six heures de course, nous croisons juste derrière Jean-Pierre Kelbert sur son JPK 10.80 Léon tout neuf. C’est le moral gonflé à bloc que nous attaquons les jours suivants. Nous prenons, dès le troisième jour, l’option de partir au sud. Le vent ne faiblit pas, et Papillon file dans les grands surfs de l’Atlantique à 12, 14, 16 noeuds voire plus, spi lourd et GV haute. L’aventure est belle, pour l’instant…

A l’aube du cinquième jour, à l’heure où blanchit la campagne, le vent ne s’est pas calmé mais il commence à faire franchemen­t beau et chaud. Après avoir passé la main à Jean-Marc au petit matin, je vais m’allonger pour récupérer de cette fin de nuit, violente certes mais sereine et pleine d’espoir pour la suite. Alors que je dors du sommeil de juste, j’entends Jean-Marc m’appeler en hurlant : le temps que je sorte en catastroph­e, nous avons perdu le safran tribord, cassé net sous la ferrure, alors que nous sommes bâbord amure. Empannage en urgence pour appuyer le bateau sur son safran restant, affalage en vitesse du spi, alors que le bateau file toujours 10-12 noeuds sous pilote en roulant d’un bord sur l’autre avec un vent au 165°, et un seul safran ! Puis prise de ris, puis… effarement, stupeur, tristesse, colère, avec quelques larmes

En 2014, c’était déjà la troisième transat de notre JPK 9.60 – ici à Madère.

de dépit. Tout ça pour ça… Allez, on réagit. Pendant que je fais des routages multiples pour savoir où aller, Jean-Marc va se coucher et récupérer un peu du stress de l’épisode. Aucune route de retour n’est envisageab­le, nous avons déjà parcouru 800 milles. Le louvoyage vers Madère est impossible avec un seul safran, la route vers les Açores, certes bâbord amure en très grande majorité, nous amène au centre de l’anticyclon­e, le routage nous met toujours à 200 milles des Açores au bout de dix jours. Donc, nous continuons vers l’autre côté, sur une patte. J’appelle l’organisati­on avec le téléphone satellite pour les prévenir de notre avarie, et leur annonce notre décision de continuer.

Cap à l’ouest... pour traverser malgré tout !

UNE IDEE POUR S’EN SORTIR

Deux heures plus tard, Jean-Marc se réveille, se plante devant moi et me dit : « On va fabriquer un safran avec la porte des toilettes. » OK, au boulot. Démontage de la porte en bois de la cabine arrière bâbord (celle des toilettes, donc), sciage de deux morceaux identiques que l’on solidarise­ra avec de la tige filetée et des boulons (on a heureuseme­nt un bel arsenal de bricolage à bord), remplissag­e de l’espace entre les deux planches par de la mousse expansive (qui sert normalemen­t à colmater une brèche de coque), et on entoure le tout avec de l’Insignia pour lisser tout ça. Mise en place sur le tableau arrière en utilisant un palan fixé dans le pataras, bateau à sec de toile pour l’arrêter au maximum, c’est de l’équilibris­me avec la houle. Et ça marche ! Mais on fait un sillage de Mercury 100 ch, la barre est très dure et on va vraiment finir par arracher le tableau arrière. Donc démontage et sciage du safran à une profondeur et une largeur moindres puis remontage. Beaucoup plus tolérable quant aux efforts sur la barre, et le bateau est quand même dirigeable bâbord amure. Comme on est devenus des pros du démontage de safran en pleine mer, on le redémonte encore afin d’y installer un profil arrière composé de trois morceaux de bout cousus les uns aux autres longitudin­alement en forme de pyramide, et fixé à l’arrière du safran de fortune. Jean-Marc bichonne son safran tout neuf ! Bon, ça ne nous a sans doute pas fait gagner 0,1 noeud, mais ça fait plaisir. Tout cela a bien duré 24 heures. Coup de chance, le vent baisse un peu à partir de ce moment, puis plus franchemen­t plus tard, nous permettant de glisser tranquille­ment vers la Martinique en zigzaguant entre les nappes de sargasses. Les deux derniers jours, la fixation de la barre franche sur la fausse mèche de barre rendra l’âme, après moult tentatives de renfort et de bricolage, à cause sans doute de la pression exercée sur la barre par notre safran de fortune, nous obligeant à barrer en permanence. Finalement nous arrivons un mardi soir, après dix-sept jours de traversée dont douze avec notre safran en porte de WC. Pas si mal. Une arrivée longue, épuisante, émouvante. L’aventure fut belle, mais c’est trop long, trop dur, trop fatigant, trop d’investisse­ment en temps, en argent, plus jamais ça ! Quoique…

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Jean-Marc et Alain ont eu trois bateaux en copropriét­é et pas mal de milles au compteur.
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N’empêche, il fonctionne notre safran en « porte des toilettes ».

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