Trophée Jules Verne
Edmond de Rothschild, la machine à voler
Embarquer sur le Maxi Edmond de Rothschild, c’est s’offrir un tour de manège unique sur le voilier le plus rapide du monde. C’est aussi rencontrer des marins mutants dont la technicité et le jargon n’ont plus grand-chose à voir avec les nôtres. Debriefing à chaud !
T’AS QUELLE CHARGE
sur le central ?
- … moins 2
- OK tu fais plus quatre et on lance la phase ? -… OK ».
Quand Franck Cammas et Charles Caudrelier parlent flaps et foils, ne vous attendez pas à y comprendre quelque chose. Il est vrai que les sifflements, les gifles des embruns sur la casquette et les grincements du carbone n’aident pas non plus… Mais ne cherchez pas, c’est une autre grammaire, une autre exigence, bref, un autre monde. Et pourtant par moments, l’ancien, le bon vieux monde de la voile de papa s’invite dans ce cockpit high-tech – « elle bloque où la contreécoute ? » Mais ce n’est qu’un clin d’oeil, un souvenir, une madeleine de Proust vite effacée par un vent relatif monstrueux quand Franck lance l’abattée, emballant le trimaran qui passe instantanément de 20 à 37 noeuds ! Je m’accroche comme je le peux en essayant de ne gêner personne. Le bateau est monté sur ses foils sans même que je m’en aperçoive, il est parfaitement stable et indifférent au clapot. A 40 noeuds, le sifflement monte d’un ton et une nouvelle sorte de vibration apparaît.
A 42 noeuds, on se demande jusqu’où on va grimper comme ça… Inutile de préciser que je ne suis jamais allé aussi vite de ma vie à la voile. L’équipage est parfaitement calme, on n’est pas encore dans les « top speeds » du bateau – eh oui désolé, il y a aussi beaucoup d’anglicisme dans le jargon des marins mutants. De fait, en dépit des sifflements
et des vibrations en question, Edmond de Rothschild ne nous brutalise pas tant que ça. Il est vrai qu’il y a peu de mer – 1,50 m de clapot tout au plus. Mais le vol est si stable qu’à plus de 40 noeuds, on est à peine plus secoué que dans une rame de métro. Suspendu à l’une des mains courantes de la casquette, je suis d’ailleurs dans la même posture ! Mais le paysage est autrement exaltant : c’est la charge des Walkyries, la chevauchée sauvage et je réalise soudain que c’est Belle-Ile qui défile déjà, loin là-bas à tribord, avant de s’effacer dans le sillage… Moins d’une heure que nous avons envoyé la grand-voile ! C’est comme regarder par le hublot de l’Airbus qui vous emmène en vacances. Vous reconnaissez un massif montagneux ou une ville de la côte, et déjà ils sont passés.
DANS UNE AUTRE DIMENSION
Ou plutôt c’est nous qui sommes passés – dans une autre dimension. Cette nouvelle dimension, c’est évidemment celle du vol. Evolution naturelle de la première utilisation des foils, dont la fonction était de soulager la coque sous le vent, d’alléger le bateau en somme. Jusqu’à le rendre plus léger que l’air ? C’est une image bien sûr mais oui, ce rêve du vol en haute mer est bel et bien devenu une réalité. Et l’équipe Gitana a acquis dans ce domaine une maîtrise unique au monde. Une expertise qui se décline en mécanique des fluides – les aspects hydro – et en électronique. Car les prouesses aériennes d’Edmond de Rothschild tiennent aussi à son système très abouti d’asservissement des foils. Un système capable de piloter le vol en contrôlant les quatre « flaps », c’est-à-dire les plans mobiles placés sous les trois safrans et sous la dérive (la fameuse « aile de raie »). A regarder travailler le système, qui affiche à l’écran les variations d’incidence de ces quatre flaps, on s’aperçoit qu’il travaille à une vitesse inaccessible à la dextérité humaine. Avec pour résultat ce vol stabilisé. De toute évidence, même si le système est encore en pleine évolution, le team Gitana et Pixel de Mer, son prestataire en charge du développement, ont passé un cap. Franck Cammas trouve désormais parfaitement normal de se reposer sur l’asservissement pour le vol exactement comme tout skipper confie la barre au pilote automatique. Et ne semble pas douter que les autres grands trimarans de course y viendront. Et la classe Ultim elle-même ? A voir… mais c’est une autre histoire. Pour ma part, toujours un peu crispé sur une main courante en carbone, j’écoute encore siffler les foils et je regarde avec des yeux ronds Sébastien Sainson, le jeune ingénieur du bureau d’études Gitana qui me tend une boîte pleine d’appétissantes pâtes bolognaises bien chaudes. Comment pense-t-il que je vais pouvoir me restaurer dans ce shaker ? En fait, c’est une question d’organisation. Je range mon matériel, trouve une place assise sur les bancs et cale la boîte entre mes genoux… C’est idiot, c’est trivial, mais le simple fait de manger des pâtes chaudes à 40 noeuds me donne pour la première fois le sentiment qu’Edmond de Rothschild est un vrai bateau de mer sur lequel on pourrait presque vivre. Ou en tout cas durer quelques jours ! De là à embarquer pour un Trophée Jules Verne… On parle quand même d’une quarantaine de jours à ce train d’enfer ! Or chez Gitana, le Jules Verne est bel et bien dans tous les esprits. Francis Joyon et l’équipage d’IDEC SPORT ont placé la barre très haut, comme Charles Caudrelier aime à le rappeler. Parce qu’il a été mené au top de son potentiel, et aussi parce qu’il a bénéficié d’une météo idéale, avec des transitions parfaites d’un bout à l’autre. Franck Cammas, qui a l’expérience du Jules Verne sur Groupama 3, est comme à son habitude dans l’optimisation permanente, la chasse obsessionnelle au kilo de trop, au fardage rédhibitoire. Si nous nous engageons dans les passes de Lorient à la remorque d’un gros semi-rigide, ce n’est pas à cause d’une panne moteur, c’est pour entraîner l’équipage à cette manoeuvre, pour la bonne raison que le moteur va être laissé à terre pour le Trophée Jules Verne ! Un exemple parmi d’autres. Franck et Charles veulent vraiment se donner les moyens de réussir. Ils ont formé un équipage léger, composé de deux skippers et quatre équipiers, media man compris. Pour battre IDEC, Gitana dispose d’un autre atout de poids, outre le vol stabilisé, c’est la vitesse d’Edmond de Rothschild au près. Si les sensations étaient grisantes au portant, ce sont les chiffres qui sont hallucinants au près. Dans 18 noeuds de vent, nous remontons à plus de 30 noeuds, toujours en vol bien sûr, à 55° du vent réel ! Fou… Nous croisons de très près Initiatives-Coeur qui semble minuscule et assez lent, il faut bien le dire ! Les équipages se saluent avec entrain. Pour ma part, pris d’un petit coup de fatigue et d’une curiosité dévorante, je vais faire un tour dans les entrailles d’Edmond, là où le quart de repos est censé dormir quelques heures. Il faut gagner l’avant de ce cockpit tout en longueur,
entrer dans le petit rouf où le navigateur travaille sur la table rotative, et plonger sans hésitation dans le trou d’homme. Vous vous retrouvez dans une caverne de carbone où clignotent des dizaines de boîtiers électroniques : c’est votre chambre. Des cadres sont suspendus à un bon vieux palan : je les bascule en position horizontale et me glisse dans celui du bas. Malgré le boucan infernal, on y est bien. Le noir se fait moins complet à mesure que la vision s’en accommode, mais il n’y a rien à voir sinon un répétiteur aux gros chiffres lumineux.
MONTEE ORGASMIQUE SUR MA COUCHETTE
Justement, il semble qu’on touche une belle risée. La vitesse, qui était tombée avec la brise, remonte graduellement. Et c’est assez fascinant d’écouter la montée chromatique de cet orchestre que constituent la coque, les foils et le gréement. Plus heavy metal que musique de chambre, il faut en convenir, mais l’envolée des différentes fréquences, alors que le speedo égrène les décimales de 20 à 30 noeuds, tient de l’ascension orgasmique. Elle s’achève avec une détonation sourde, assez forte, qui m’incite à remonter sur le pont. « Rien, on a choqué le traveller.* » Bon, tout est normal alors. Une journée de travail ordinaire sur Edmond de Rothschild mais croyez-moi, ce n’est pas rien de la partager avec ces marins du troisième type… *Rail de grand-voile