Vendée Globe 1996
Une histoire d’audace
Le moins dernier, nous revenions sur le casting du Vendée Globe 1996, une édition qui allait marquer au fer rouge ses protagonistes, mais aussi le public et la course elle-même. Poursuivons la rétrospective à l’heure du grand départ des « 60 pieds open »…
A 13H02,
ce dimanche 3 novembre 1996, une fumée blanche s’échappe d’un bateau militaire. Le ciel est gris, la mer est grise, le vent lui-même hésite entre le tout ou rien : 15 noeuds de suroît, c’est une jolie brise mais son secteur ne présage rien de bon. Bertrand de Broc se rue sur la ligne de départ du Vendée Globe. L’homme, célèbre à jamais pour s’être recousu la langue au milieu de nulle part, parcourt en tête le premier centième de mille d’une épreuve qui en compte 25 000. Son bateau n’est pas un perdreau de l’année, mais il est costaud et éprouvé : huit ans auparavant, il a fait la une des journaux du monde entier quand Loïck Peyron l’a photographié, vautré sur l’eau comme un cheval fourbu. Quatre ans plus tôt, il a démâté la veille de l’arrivée. Cet élégant plan Briand porterait-il une sorte de malédiction ? De Broc n’en a cure. Partir en tête lui semble une bonne façon de remercier les centaines d’enthousiastes qui se sont cotisés pour lui permettre de courir. Il a suffisamment de milles dans son sillage pour éviter de nourrir des illusions. Son bateau a certes tapé des millions de vagues, il ne peut rivaliser en vitesse pure avec les six bolides signés Finot-Conq, le tandem d’architectes en vogue pour gagner en solo autour du monde. Le cabinet de Jouy-en-Josas mise sur les carènes larges, puissantes et légères.
LES CARENES LARGES S’IMPOSENT
Il a démontré leur supériorité dès 1991, avec la victoire de Christophe Auguin dans le BOC Challenge (le tour du monde solo avec escales), puis en 1994 avec Alain Gautier à l’issue du deuxième Vendée Globe, et encore avec Auguin dans le BOC 1994-1995 : ces « pelles à feu » sont plus efficaces que les cigares lestés signés Harlé-Mortain pour VDH (aux mains de Catherine Chabaud et Patrick de Radiguès en 1996), ou les planches à voile géantes façon Joubert-Nivelt (reprise par Dubois). Ballastées à mort aux allures de reaching (disons de 60° à 120° du vent réel), dominantes sur le Vendée Globe, leur puissance est irrésistible.
Leur carène tendue aux sections en coupe de champagne, leurs lignes d’eau qui conservent leur symétrie axiale à la gîte, leur maître bau qui se prolonge au pont jusqu’au tableau arrière, leurs doubles safrans très excentrés, leur franc-bord minimaliste, leur pont plat, leur rouf minuscule et bien sûr leur construction en sandwich mousse-carbone, tout contribue à allier puissance, légèreté et facilité de contrôle, gages de vitesse salvatrice dans les mers énormes des hautes latitudes. Ces principes gagnants marqueront les orientations architecturales des futurs IMOCA… après quelques révisions déchirantes !
Et s’il n’y avait que les carènes en forme de pelle à pizza ! De Broc ne dispose pas non plus des stupéfiantes innovations présentes sur quelques-uns des plans Finot les plus récents. C’est Isabelle Autissier, la première qui a osé : son open 60, signé Berret, du record New-York San Francisco (et de sa victoire – avec cinq jours d’avance – dans la première étape du BOC 1994-95), était équipé d’une quille orientable d’un bord sur l’autre. L’avantage technique est évident. En déplaçant le lest au vent, il permet de se passer de ballasts latéraux, et donc d’augmenter la raideur à la toile sans alourdir le bateau.
« Je ne dessinerai jamais un bateau de course océanique à quille orientable », soupirait Finot à l’arrivée victorieuse d’Alain Gautier en 1994. « C’est certainement efficace. Mais trop dangereux. » Seulement son jeune associé Pascal Conq n’avait aucun doute à ce propos : il l’avait prouvé en disputant une Micro Cup 1985 avec le premier voilier de course à quille orientable de l’histoire de la régate.
Puis Michel Desjoyeaux avait brillamment repris l’idée dans la Transat 6.50 de 1991.
Or les 60 pieds open ressemblent de plus en plus à de gros minis… Pascal a convaincu son maître et associé. Aussi, Christophe Auguin n’a-t-il pas hésité une seconde à modifier son superbe plan Finot-Conq de 1994 pour le doter du fameux appendice mobile. Parce qu’Isabelle Autissier l’inquiète : la jeune femme a lancé
Le gréement de Parlier, façon thonier, fait sensation... Il va surtout faire école.
une machine de guerre signée du même cabinet et équipée, dès sa conception, d’une quille orientable… Ils ne sont pas les seuls dans le camp de l’audace. Le solide Hongrois Nandor Fa a lui aussi choisi l’appendice mobile pour le bateau qu’il a conçu et construit. Des contraintes de budget plus que de chasse au poids expliquent que cette quille se manoeuvre avec des palans. Le Britannique Pete Goss, avec son remarquable petit 50 pieds, a opté pour la même rusticité.
QUILLE FIXE OU PENDULAIRE ?
Mais deux solides régatiers ont préféré négliger cette audace. Ces deux-là mènent aussi des Finot-Conq de dernière génération. Il s’agit de l’Arcachonnais Yves Parlier et du Canadien Gerry Roufs. Ce dernier a opté pour la sûreté, sinon la sécurité. Il a utilisé les plans du Geodis d’Auguin pour enfanter un Groupe LG2 monacal, simple, costaud… et à quille fixe. Parlier, c’est autre chose. Ce spécialiste du composite a préféré se concentrer sur l’aérodynamique. Son gréement a interloqué le petit monde du Vendée Globe : Aquitaine Innovations arbore un mât aile au gréement de multicoque : deux immenses tangons, façon thonier, sont emplantés au pied du mât. Dressés à 45°, ils jouent les barres de flèche géantes. Pour écarter suffisamment galhaubans et bas-haubans, ils dépassent largement de part et d’autre de la coque. Ainsi tenu, un premier espar s’est brisé quelques mois plus tôt dans la Transat anglaise.
Il en aurait fallu un peu plus pour arrêter un type de la trempe de Parlier. Bertrand de Broc n’est pas trop étonné de le voir fondre sur lui peu de temps après son départ en fanfare.
Gracieusement gîté sous la brise de sud-ouest, le plan Finot bleu marine est l’incarnation même de la puissance et de la vitesse. Il avale le « lourd » plan Briand de de Broc, enroule en tête la bouée de Port Bourgenay et file vers le large, comme s’il partait disputer une régate de la journée. Dans son sillage, la flotte du troisième Vendée Globe s’étire déjà. A peine la nuit tombée, une profonde dépression se charge de redescendre sur mer les esprits trop exaltés par la kermesse du départ. Ses 50 noeuds dans le nez ont parfaitement de quoi les dégoûter à tout jamais des folles idées de tour du monde en course en solitaire et sans escale. Très vite, pour les solitaires nauséeux, les ennuis commencent. Dès le lendemain, sur une mer haineuse, Bullimore, pilotes automatiques hors d’usage, fait demi-tour la mort dans l’âme. Seul le retour aux Sables permet d’éviter la disqualification. Thierry Dubois, pourtant un temps classé en tête, l’imite quelques heures plus tard : une grande fissure est apparue dans le tiers avant de sa coque. L’inoxydable Nandor Fa revient à son tour, persuadé que sa quille bouge de façon inquiétante. Didier Munduteguy démâte après trente heures de course. Il lui faudra trois jours pour rentrer aux Sables sous gréement de fortune. Quant à Yves Parlier, les chocs monstrueux dans la mer de face ont provoqué la perte de l’essentiel de ses réserves d’eau douce : les câbles de carbone qui tenaient les gros bidons stockés le long des bordés ont proprement cisaillé ces derniers. Or cet E.T. du large n’a pas jugé bon d’embarquer de dessalinisateur… Le Vendée Globe 1996-97 est lancé. Autissier et Parlier se succèdent en tête. Auguin se tient en embuscade, Roufs s’en va trop loin dans l’ouest. Toute la flotte descend l’Atlantique par l’autoroute des alizés.
Elle se rue vers la tragédie.