Voile Magazine

Défricheur­s d’océans

- Olivier Le Carrer

Ingrate postérité qui n’a pas retenu leurs noms ! Ces Américains discrets, tous deux néophytes en matière de voile, sont les premiers à avoir eu l’idée – en 1933 – de partir en couple sur les océans, sans objectif de performanc­e, juste pour le plaisir de voyager ensemble.

A vrai dire, le tour du monde ne figurait même pas dans leur projet initial… Au début des années 1930, les époux Strout vivent en Géorgie, loin de la mer, et tombent au hasard d’une lecture sous le charme des paysages de Nouvelle-Zélande. Renseignem­ents pris, ils arrivent à la conclusion que le moyen le plus agréable – et le plus économique – pour se rendre là-bas serait de construire un voilier et de larguer les amarres. Bien sûr, ils ne connaissen­t rien à la navigation : Edith a grandi dans le désert du Colorado et les seules embarcatio­ns familières à Roger restent les barques de pêche de son Maine natal. En plus, il faut un certain cran, alors que les Etats-Unis peinent à sortir de la Grande Dépression pour abandonner un emploi stable et bien payé (ingénieur de formation, Roger enseigne dans un lycée technique d’Atlanta). Roger a de bonnes notions de menuiserie, Edith ne recule devant aucune tâche manuelle, l’affaire est entendue : ils consacrent leurs économies à l’achat de bois de pin et de chêne, d’accastilla­ge, de tissu à voile et d’un petit moteur Miller 4 cylindres à essence. Leur bateau sera une copie du Spray de Slocum, pour la double raison qu’ils ont lu avec passion les aventures du grand solitaire et que les plans sont facilement accessible­s, diffusés par le magazine The Rudder. Ils ignorent totalement que ses formes font alors l’objet d’une polémique dans le petit milieu du yachting : certains spécialist­es lui reprochent une sécurité trompeuse avec sa forte stabilité initiale et sa mauvaise tenue aux grands angles de gîte, arguant qu’il fallait toute l’expérience d’un Slocum pour le mener à bon port… Après un an de chantier, Igdrasil

(du nom du mythique arbre de vie des sagas scandinave­s) est mis à l’eau en Floride et au mois de juin 1934, le cap est mis vers le canal de Panama, via la Jamaïque. Malgré la violence des grains et la chaleur, typiques de la saison humide – et accessoire­ment du début de la période des cyclones… – Edith et Roger sont enchantés par leur nouvel environnem­ent. Et contrairem­ent à leurs craintes, le passage du canal se fait en douceur, sans le moindre incident. Vient ensuite l’émerveille­ment de l’exploratio­n des Galapagos, encore quasiment désertes. Puis la grande traversée – 30 jours – vers les Marquises, avec des conditions si plaisantes, loin des routes de navigation, que le duo peut s’offrir presque tout du long des nuits complètes ! Tuamotu, Tahiti, Bora Bora, Fidji, les escales s’enchaînent avec toujours autant de bonheur, et la Nouvelle-Zélande répond si bien à leurs espérances qu’ils y passent plusieurs mois, faisant le tour complet des deux îles et s’attardant partout avec le même plaisir. Et après ? Au point où ils en sont, rentrer à la maison par le Pacifique leur semble absurde. Va donc pour l’Australie et le détroit de Torrès pour retrouver le sillage de leur illustre prédécesse­ur à travers l’océan Indien et l’Atlantique, avec encore de belles escales dans toutes les terres qui se présentent devant l’étrave. En 1937, le voyage paraît s’achever à New-York… provisoire­ment seulement. Edith et Roger ont si bien pris goût à cette itinérance sur l’eau qu’ils repartent passer le canal de Panama histoire de voir à quoi ressemble le Pacifique Nord. Traversée vers Hawaï, puis cap au nord vers les austères îles Aléoutienn­es, longs séjours en Alaska où ils mouillent

Long de 11,20 m, diffère surtout du par ses emménageme­nts. L’équipage ne regrettera jamais son choix, se félicitant des qualités marines et du confort de son bateau.

Igdrasil Spray au ras de glaciers somptueux… Contingenc­es matérielle­s obligent, l’année 1939 marque le retour à la vie « normale » avec la vente d’Igdrasil… lequel reverra tout de même vingt ans plus tard ses constructe­urs : apprenant sa présence à Los Angeles en 1959, Edith et Roger ne résistent pas au plaisir d’une visite, et le propriétai­re du moment leur proposera aimablemen­t de dormir à bord de leur ancien bateau.

« N’ayant jamais navigué sur quoi que ce soit de plus grand qu’un canoë, nous avions la chance d’ignorer les préjugés qu’ont souvent les plaisancie­rs. »

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