"La planète s'est gourée en créant l'être humain"
Durant un peu plus d’une heure à Lons-le-Saunier, Pierre Rabhi a plaidé pour un changement radical de société, devant une salle conquise à sa cause.
Certains le voient comme le pire des rabat-joie prônant une vie rabougrie, d’autres comme un demi-Dieu. Mais c’est un homme plutôt attachant qui est venu faire passer son message, lundi soir à Lons-le-Saunier, devant une salle pleine à craquer. Les 600 places disponibles pour cette rencontre proposée par les Enil de Franche-Comté, dans le cadre des Conférences Pasteur, étaient parties en deux jours. « Et on aurait pu remplir deux ou trois fois la salle », a-t-il été expliqué. C’est dire si le « phénomène » intéresse. Chantre de l’agro-écologie et de ce qu’il nomme la « sobriété heureuse » Pierre Rabhi a prôné l’exemple et la cohérence, « difficile à appliquer dans un monde complexe » à un public conquis d’avance. Insistant sur notre mode de vie, « cause de détériorations terribles » il a finalement posé la seule question qui vaille : « en quoi sommes-nous libérés par la civilisation moderne ? »
Une planète magnifique
Pour lui, « 40 % de notre société est faite de déchets qui ne servent pas la vie » et il serait temps de changer
de cap pour « retrouver la conformité de la vie » : « il n’y a pas d’intelligence de l’humanité, nous avons beaucoup de compétences, mais si des extraterrestres nous étudient, ils ne doivent pas nous trouver très intelligents avec notre magnifique planète que nous sommes en train de casser. » Et de s’interroger : « pourquoi n’y a-t-il toujours pas d’équilibre entre le masculin et le féminin ? Pourquoi élevons-nous nos enfants dans la compétitivité plutôt que dans la coopération ? Et pourquoi donnons-nous cette place irraisonnée à l’argent ? Doit-on le considérer comme un moyen de troc rationalisé ou comme quelque chose qui doit s’accumuler en spoliant les autres ? » Même dit sous forme de boutade, la formule « la planète s’est gourée en créant l’être humain » peut faire sursauter, mais pour lui, il est indispensable de changer radicalement nos comportements :
« On ne peut plus se contenter d’analyser, la conjoncture est telle que plus on avance, moins on sait de quoi demain sera fait. »
Eloignement de la nature
Pour expliquer les dérives
d’un système « qui construit une minorité d’hypernantis et place tout en bas des individus qui n’ont pas un bol de riz et regardent leurs enfants mourir de faim », il n’hésite pas à remonter à l’invention de l’agriculture, au néolithique. « L’homme a semé, il a récolté et stocké. Il a pu se mettre à réfléchir et se créer une culture lorsque le grenier a été plein, parce qu’il avait assuré sa sécurité alimentaire. » Bien plus tard est arrivée la technologie qui a remplacé le cheval par le cheval-vapeur, « provoquant une modification de l’espace - temps très loin d’être anodine, éloignant l’homme des cadences de la nature ». C’est ce qu’il nomme
notre « civilisation pétrolitique » avec le « paradigme des miracles technologiques » qui va entraîner une urbanisation de plus en plus grande. « L’homme de la terre s’est trouvé méprisé. Ne disait-on pas ’on en sait toujours assez pour faire un paysan’ ? Puis la pétrochimie internationale a converti le paysan en exploitant agricole et la terre ellemême s’en est trouvée méprisée […] Quand on met des substances chimiques dans la terre, on l’empoisonne parce que la terre est vivante. » Dès
lors, il en est convaincu : « ces plantes sont tellement carencées qu’elles portent atteinte à notre propre organisme. Et avec cette nourriture, plutôt que de nous souhaiter bon appétit, il faudrait nous souhaiter bonne chance ! » Conscient que de tels propos peuvent choquer - « je suis peut-être excessif pour certains », concède-t-il au passage - il appuie sa démonstration par les exemples qu’il a pu suivre de régénération de la terre par
l’agro-écologie : « cette solution préserve le milieu naturel, améliore le sol, ne demande pas une mécanisation trop lourde et procure une alimentation plus saine. C’est une méthode propice à éradiquer la faim dans le monde. » Et s’il s’alarme au passage de la disparition des semences transmissibles, il rappelle que « dans la nature, rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme et redonne la vie. »
Humanisme
Né au sud de l’Algérie, puis élevé par un couple de Français, ancien ouvrier parisien devenu paysan, installé comme agriculteur en Ardèche dans les années 60, aujourd’hui âgé de 79 ans, Pierre Rabhi aime aussi citer Socrate - le philosophe qui affirme qu’il ne sait rien - et sanctifier « le beau ». Pacifiste, il déplore au final que l’homme ait davantage perfectionné l’art de tuer que l’art de vivre, pourfend « l’insatiabilité comme moteur de la consommation » et met en garde : « on peut aussi aller vers une dictature du bio ». Il espère alors qu’un jour « l’humanisme éradiquera l’humanitaire » et lance un appel à la joie de vivre : « il faut beaucoup d’amour, c’est l’énergie la plus forte qui soit, c’est notre véritable vocation. »