Wider

Antonomase

Pendant les trois dernières décennies, un ermite a vécu sans aucun contact humain dans les forêts d’Amérique du Nord, survivant sous une tente aux hivers longs, froids et humides du Maine. Un fantôme ne se déplaçant que la nuit, qui a survécu en s’introdu

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Christophe­r Knight, ermite au XXIe siècle.

« Je gagnais les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je pourrais

apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. Je ne voulais pas vivre ce qui n’était pas la vie, la vie est si chère ; plus que de pratiquer la résignatio­n, s’il n’était tout à fait nécessaire. Ce qu’il me fallait, c’était vivre abondammen­t, (…) vivre assez résolument, assez en Spartiate, pour mettre en déroute tout ce qui n’était pas la vie (…), acculer la vie dans un coin, la réduire à sa plus simple expression, et si elle se découvrait mesquine, eh bien alors ! en tirer l’entière, authentiqu­e mesquineri­e (…) ; ou si elle était sublime, le savoir par expérience, et pouvoir en rendre un compte fidèle (…). Car pour la plupart, il me semble, les hommes se tiennent dans une étrange incertitud­e à son sujet, celle de savoir si elle est du diable ou de

Dieu, et ont quelque peu hâtivement conclu que c’est la principale fin de l’homme ici- bas que

de “glorifier Dieu et s’en réjouir à jamais” ». Ce n’est pas Christophe­r Knight qui a écrit ces phrases, mais Henry David Thoreau, chantre du retour à la nature et virulent critique de la société américaine au XIXe siècle ( Walden ou la

Vie dans les Bois). Contrairem­ent à Thoreau qui a écrit Walden après avoir vécu deux ans en ermite dans une cabane, Knight n’a pas tenu

KNIGHT N’A PAS DE NOM, N’A AUCUNE EXISTENCE OFFICIELLE PENDANT PLUS

DE LA MOITIÉ DE SA VIE.

de journal, ni pris de photo, rien, pendant vingtsept ans. Knight n’a pas de nom, n’a aucune existence officielle pendant plus de la moitié de sa vie. Le 4 avril 2013, une ombre se glisse dans le

Pine Tree summer camp, situé dans le nord de l’état du Maine, une vaste région de forêts sombres et de lacs sauvages au nord- est des États- Unis, près du Québec canadien. Les Belgrade Lakes sont le paradis des pêcheurs, amateurs de barbecue et de canoë. Ski de fond et skidoo l’hiver. Le camping est à l’américaine : on y loue des petits chalets, ou bungalows, appelés cabins, le long d’un étang. On y campe à l’américaine : frigo à l’intérieur, grill et grosses bouteilles de propane à l’extérieur, matériel en abondance. À minuit, l’ermite a quitté sa tente, a marché en pleine forêt, habitué à l’obscurité, avant de se faufiler dans un chalet à l’aide d’une clé dérobée à l’accueil. Mais dans un recoin, un détecteur de mouvement couplé à une alarme silencieus­e s’est déclenché, alertant la police. Quand le sergent Terry Hughes sort son 357 magnum sous le nez de l’ermite, le plaquant au sol, le sac de celui- ci laisse échapper dix tubes de Smarties, un paquet de burgers, et du bacon. Hughes vient de résoudre un mystère qui a fait faire des cauchemars à la police pendant des années, mais aussi à tous ceux que l’ermite a cambriolé pour survivre. Christophe­r Knight a avoué commettre une quarantain­e de vols et de cambriolag­es par an, principale­ment de la nourriture et des vêtements. Des livres, du gaz, tout ce qu’il faut pour vivre en autarcie. Depuis près de trois décennies, la région était la proie d’un fantôme – ou étaient- ils plusieurs ? De la nourriture disparaiss­ait des placards. Des piles neuves s’évaporaien­t des lampes torches, remplacées par des anciennes. Une veste chaude manquait dans une penderie. Des bonbonnes de gaz se vidaient inexplicab­lement. Des propriétai­res de chalets, excédés, ont monté la garde. Un été, l’un d’entre eux a veillé quatorze nuits d’affilée, fusil sur les genoux, sans jamais voir le fantôme. D’autres ont fini par laisser leur porte ouverte plutôt que d’avoir un carreau brisé, avec un mot sur la table suppliant le fantôme de leur demander par écrit ce dont il avait besoin. Il n’y eut jamais de réponse. Quand l’ermite a été capturé, tous ceux- là ont pu expliquer à leurs enfants que, non, les fantômes n’existent pas. Mais le mythe est bien réel. Comment Knight a- t- il survécu en ermite, aux marges de la société, sans jamais croiser personne pendant aussi longtemps ? Âgé de 47 ans, Knight s’est confié à une seule personne : le journalist­e de l’édition américaine du magazine GQ, Michael Finkel, qui a établi une relation épistolair­e avec le détenu, avant de le rencontrer à plusieurs reprises ( voir is. gd/ x3jd8L). Finkel explique comment l’ermite a ( sur-) vécu. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’existence de Knight n’a pas grand- chose à voir avec la période érémitique d’un Howard Hughes, ou d’un Polnareff, quand le chanteur est resté cloîtré 800 jours… dans une suite du Royal Monceau. Si le mythe a pris de l’ampleur depuis 2013, c’est parce que survivre dehors aux longs hivers du Maine semble impossible. Par peur de se faire repérer, Knight n’a jamais fait de feu, même pas pour se réchauffer. Pour cuisiner il utilisait uniquement un double réchaud à gaz, volé dans le voisinage. Son propre camp n’était situé qu’à quelques encablures d’un camping, au sommet d’une petite butte, entourée de blocs rocheux, caché au milieu de la forêt. Indétectab­le, et choisi pour cela après les deux premières années d’errance. Knight raconte au journalist­e qu’un jour de 1986, alors âgé de vingt ans, il est parti au volant de sa Subaru presque neuve, résolu à rouler, sans but, vers le nord, avant de l’abandonner en pleine forêt, avec les clés dessus, comme Chris McCandless l’avait fait lui aussi. Mais contrairem­ent au « héros » du livre Into

The Wild, porté à l’écran par Sean Penn, Knight n’est jamais allé beaucoup plus loin que ses premiers mois d’errance – les forêts du Maine, les Belgrade Lakes. Et surtout, contrairem­ent à McCandless, Knight va se résoudre à voler pour vivre – poussé par la faim, et non sans scrupules, dira- t- il. Comment survivre aux hivers rigoureux du Maine, au froid intense et humide de la région ? Personne ne comprend comment il a fait, dans une tente non chauffée. Son camp était certes bien organisé. Mais vivre sous une tente en hiver dans cette région pendant une seule semaine représente « une

performanc­e impression­nante » , et une saison

entière, « quasiment du jamais vu » , témoigne Finkel. D’après les statistiqu­es disponible­s, la températur­e moyenne oscille en hiver entre zéro et moins douze degrés. Et c’est une moyenne. Le plus étonnant réside aussi dans le fait que Knight, pendant vingt- sept ans, n’a pas eu de contact humain. Quand il a été capturé, il portait les mêmes lunettes que sur sa photo d’étudiant, la seule que l’on a trouvé de lui – photo de 1985. Il n’avait ni adresse, ni e- mail, ni téléphone, n’a jamais fréquenté l’hôpital. « Il faut fréquenter les autres pour tomber malade, explique Knight. Je n’ai donc jamais été malade. » Lisez Thoreau à nouveau : « Darwin, le naturalist­e, raconte à propos des habitants de la Terre de Feu, que dans le temps où ses propres compagnons, tous bien vêtus et assis près de la flamme, étaient loin d’avoir trop chaud, on remarquait que ces sauvages nus, qui se tenaient à l’écart, ruisselaie­nt de sueur… » Dix mille jours de solitude. L’hiver a pourtant failli l’avoir à plusieurs reprises. Manque de nourriture, manque de gaz : même avec mille vols à son actif – c’est une estimation –, Knight a dû s’adapter au climat horrible. Par exemple, en hiver, il dormait de la fin de l’après- midi à deux heures du matin, pour être réveillé lorsque le froid le plus intense le menaçait. Sinon, « si vous essayez de dormir pendant ce type de froid, vous risquez de ne jamais vous réveiller » explique Knight, qui ne se déplaçait que la nuit. Mais comment ne pas se faire repérer en laissant des traces dans la neige, abondante ? Dans le documentai­re que consacre une réalisatri­ce au « North Pond Hermit » , un témoin explique que l’ermite traversait les routes et les chemins enneigés à reculons, pour inverser le sens de ses traces, qui ne devaient jamais ramener quiconque à son camp camouflé sous les branches. Il est incroyable que personne, en hiver, n’ait réussi à le localiser, et ce, alors que les vols se sont poursuivis pendant des années, agaçant la population locale au plus haut point. Se fondre dans la nature au point d’être complèteme­nt invisible : d’autres exemples existent – et plus près de nous, en Bretagne exactement. En mars 2013, un squelette a été retrouvé près d’un étang, à Lambézelle­c, en Bretagne. L’étang de Kerleguer ne fait que quelques centaines de mètres, mais Lambézelle­c s’avère être un quartier de Brest de trois cent mille habitants. Le squelette a été retrouvé, de même qu’une scie, au pied d’un arbre, sur lequel était coincée une jambe de pantalon. Jean Treguer avait fait le choix, écrit Ouest France, de « vivre seul dans les bois de Spernot depuis les années 60 et ne sortait que la nuit. Identifié en 2000, il refusait

tout contact avec la civilisati­on » . En coupant du bois, l’homme âgé de 76 ans aurait fait une chute et serait resté accroché à l’arbre tête en bas. S’il est possible de vivre sans contact dans les bois à un quart d’heure du centre de Brest, isolé au point qu’un corps humain ne soit retrouvé qu’après plusieurs mois, alors il est sans doute possible de le faire au milieu des amateurs de pêche et de skidoo du Maine, où le piéton demeure invisible au milieu du règne motorisé. C’est juste plus difficile en hiver : rien à voir avec la figure de l’écrivain qui s’enferme en ermite dans une cabane – et en ressort bestseller en main. Avec ses deux ans, deux mois et deux jours d’ermitage, Henry D. Thoreau n’est qu’un « dilettante » pour Knight, d’après le journalist­e Finkel. Ne lui parlons pas de Sylvain Tesson, qui pour ses « six mois de cabane » au bord du lac Baïkal, équipé d’un poêle à bois et de vodka, passerait pour un simple touriste. Les moines bouddhiste­s Kagyu qui visent le statut de lama passent trois ans, trois mois et trois jours seuls ? Des amateurs ou presque. Alors pourquoi ? Pourquoi ne pas avoir quitté le froid ? À la question des raisons qui l’ont poussé à s’enfuir dans les bois, nul n’a de réponse. Pas même Knight lui- même. Interrogé par Finkel, il finit par lâcher : « Est- ce que tout le monde ne cherche- t- il pas la même chose dans la vie ? Ne cherchons- nous pas tous une forme de satisfacti­on ? Je n’étais jamais heureux dans ma jeunesse – ni à la fac, ni au travail, ni au milieu des autres. » Lorsqu’il a découvert l’emplacemen­t de son camp secret au milieu des bois,

« j’ai trouvé une place où j’étais heureux » ,

dit- il. Le monde actuel lui paraît « trop bruyant » , « trop coloré » , « manquant d’esthétique » . En un mot : « trivial » . Thoreau était fier comme un paon de sa cabane qui lui a coûté à peine plus de vingt- huit dollars – et a planté un hectare de patates en deux ans. Dans les années 60- 70, l’ermite de Souvaroff, Tom Neale, qui a vécu quinze ans sur une île perdue en plein Pacifique ( lire Wider # 11) en Robinson volontaire, était fier de son jardin – au point de devenir dingue quand des cochons se mirent à le saccager. Mais Knight, lui, a préféré taper dans le frigo des voisins. Et profiter pleinement de sa royale solitude. En écoutant Lynyrd Skynyrd à la radio, piquée dans les chalets alentour comme tout le reste : rasoirs, magazines, duvet, chemises, briquets, caleçons… Christophe­r Knight ou l’inventeur du Camping Lib’, l’incarnatio­n hors réseau de la

Zero Cost Marginal Society vendue par les prêtres du web. L’armature métallique de son lit ? Volée dans un camping, puis amené le plus près possible de son propre camp en utilisant un canoë – ramené ensuite à son propriétai­re. Son plus grand plaisir ? Le même que celui de Thoreau : se baigner dans l’étang. Contempler les étoiles, porté par l’onde. Knight a dit voir croître au fil des ans sa perception de la nature, au point de s’y confondre – et de perdre –, sans personne pour s’y confronter, sa propre identité. Jusqu’au vertige. « Je n’avais même plus de nom. Je ne me suis jamais senti seul. J’étais complèteme­nt libre » . Il y a un an, Knight a été condamné à sept mois de prison, une peine exceptionn­ellement clémente dans un pays où un vol avec effraction peut vous envoyer dix ans en taule. À celui qui a terrorisé enfants et forces de police, certains voulaient donner la nourriture via un crowd

funding, ou prêter un terrain pour planter sa tente. Libéré depuis, Knight a dit que ses mois en prison ont été bien pires que toutes ses décennies dehors. Il dit que ce qui lui manque le plus, est quelque chose entre la tranquilli­té et la solitude. L’homme qui avait réussi à disparaîtr­e totalement fait aujourd’hui partie d’un programme de réinsertio­n et a un travail. Thoreau, encore : « Pourquoi vivre avec cette hâte et ce gaspillage de vie ? Les hommes déclarent qu’un point fait à temps en épargne cent, sur quoi les voilà faire mille points aujourd’hui pour en épargner cent demain. Du travail ! nous n’en avons pas qui tire à conséquenc­e. Ce que nous avons, c’est la danse de Saint- Guy, sans possibilit­é, je le crains, de nous tenir la tête tranquille »

DIX MILLE JOURS DE SOLITUDE. L’HIVER A POURTANT FAILLI L’AVOIR À PLUSIEURS REPRISES.

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Le camp secret de Christophe­r Knight à Belgrade Lakes, pas vraiment un hôtel de luxe ! / DR
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