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BAFFIN, UN RÊVE À SKI TRENTE JOURS SUR LA BANQUISE

« Expédition hivernale dans le grand nord canadien » , « 30 jours d’autonomie sur la banquise, 70e parallèle » . Derrière ces titres impression­nants se dissimule une recherche, non pas celle de l’extrême, mais du nouveau, de l’ailleurs. Parce qu’au- delà

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En avril dernier, pendant que le printemps s’installait dans nos vallées et remontait vers les sommets, nous avons décidé de prolonger notre hiver et sommes partis à l’aventure en Terre de Baffin. Amoureux de voyages, passionnés de montagne, skieurs mais aussi portés par les défis, cette île et ses couloirs enneigés nous ont attirés loin des Alpes où la saison de grimpe commençait. Au nord du territoire de Nunavut, face au Groenland, l’île se découpe en fjords immenses dominés par des reliefs escarpés qui en font le paradis des amateurs de Big Wall. Depuis quelques années maintenant au printemps, entre les deux mois de l’été avec ses eaux libres et les hivers extrêmes, les skieurs aussi regardent ces reliefs avec des idées derrière la tête. À présent, chaque hiver voit son lot de skieurs, venus d’Amérique du Nord et d’Europe principale­ment. Les Inuits qui nous conduisent jusque dans les fjords, à 250 km de Clyde River, parlent d’une centaine de personnes chaque année, qui viennent arpenter les grandes falaises découpées de Sam Ford Fjords, Walker Arm, Stewart Valley et les sommets des massifs alentour en ski, pulkas, grosses d’alpinisme, combinaiso­ns de WingSuit ou chaussons d’escalade.

LE MONDE DES INUITS

À notre arrivée, une distance apparaît entre les Inuits et nous. Nous ne les comprenons pas, eux non plus. Le malaise persiste avec cette froideur, propre à ceux qui n’ont pas toujours été respectés par leurs visiteurs. Et eux, que pensent- ils de nous qui partons un mois entier dans ces fjords qu’eux- mêmes, habitués du milieu, ne fréquenten­t jamais

plus de quelques jours ? Ils nous jaugent, cherchent à comprendre qui nous sommes, nous montrent qui ils sont et nous parlent de leur culture, de leur école inuit, de leur langue, mais malgré ces quelques phrases échangées, le dialogue reste timide, froid. Nous sommes novices. Leur expérience vaut tout notre matériel, et ils le savent, nous pas encore. Alors on part. Une journée de motoneige à leurs côtés : le début d’une aventure pour nous, un coup de taxi pour eux. Ils ne semblent pas remarquer notre émerveille­ment, permanent dès notre sortie du village. Une panne de motoneige, à 150 km du village sur une banquise hostile. Situation familière pour eux, première trace d’inquiétude pour nous. Et puis on passe un mois dans ce pays. Notre voyage, notre isolement, nos expérience­s, et le retour. Revenus dans leurs collines, les choses semblent avoir changé. Nous marchons dans les traces de leurs motoneiges et les pêcheurs qui filent vers la banquise s’arrêtent. Notre retour les intrigue maintenant. Tous savent déjà qui nous sommes. Nous étions des Occidentau­x qui jouaient avec le feu, désormais notre aventure éveille leur curiosité. On vient vers nous, la radio du village parle de nos kilomètres à skis, les enfants jouent autour de notre tente. Ils parlent anglais et font du snowboard, certains vendent les produits de leur chasse, d’autres viennent simplement dire bonjour. Finalement, l’accueil chaleureux devient hospitalit­é. Des lits, une douche, une cuisine, tout ce que nous avions oublié. Nous découvrons leur vie, leur générosité, ces valeurs nécessaire­s pour tous, mais dont eux connaissen­t le sens réel. Ce dialogue dans lequel nous avons été invités, nous a permis d’entrevoir leurs craintes, l’évolution perceptibl­e des modes de vie de ce peuple. Les génération­s qui s’adaptent face à celles qui veulent protéger une culture. Nous avons découvert un peuple dont le quotidien a évolué plus rapidement que nulle part ailleurs durant les 50 dernières années. De survie, ils ont découvert la vie. Nous vivons le parcours inverse et venons chercher un jeu de survie qu’eux fuient à présent. En vivant dans ce milieu et ses rythmes, on découvre combien vivre est un combat de chaque instant. Rares sont ceux qui peuvent vivre à l’image des anciens, en ayant connu le confort de la modernité. Mais la culture a ses défenseurs, et certains de ceux que nous avons rencontrés se battent avec intelligen­ce, pour transmettr­e un savoir- faire et une langue. Finalement, ces problémati­ques nous ont rapprochés de ces gens vrais et nous ont préparés au retour chez nous en nous donnant un regard plus tolérant.

BRUITS DE COULOIR

La vidéo Touch, de Jean- Baptiste Chandellie­r, m’a fait rêver ces derniers mois. Rien d’extrême, rien d’irréalisab­le, mais du plaisir et des sensations. Finalement, notre « ski trip » à Baffin nous a offert ce type d’émotion, sans que nous ayons choisi cette direction. Lorsqu’on rêve de ski de couloir, on vient toujours à tomber sur des images de Baffin. Ces grandes saignées, rectiligne­s parfois, sinueuses aussi, ces falaises qui les enserrent. Et puis la banquise qui offre une ambiance au- delà du reste. Dès lors, nous nous sommes projetés dans ce voyage, pleins d’envie de ski. Nous pratiquons tous ce ski à la mode, ou « ski de pente raide » , l’un des objectifs était de le transposer dans notre expédition, audessus des fjords. Rapidement, nous avons réalisé que les choses s’imposaient autrement. La différence ne résidait plus seulement dans la latitude, mais dans tellement de nuances que nous ne percevions que partiellem­ent. Pour commencer, nous avons abordé les premiers fjords ( Clark et Gibbs) avec une volonté de découvrir. Découvrir par nousmême, n’ayant aucune informatio­n sur des passages, des « premières » officielle­s. Nous skiions pour la première fois sans

LORSQU’ON RÊVE DE SKI DE COULOIR, ON VIENT TOUJOURS À TOMBER SUR DES IMAGES DE BAFFIN.

carte, sans topo, et sans indices sur la faisabilit­é des itinéraire­s. Peut- être des premières à ski, mais de toute façon nos premières à nous. Repérer une ligne entre les gigantesqu­es murs, l’observer au loin, s’en approcher, la jauger, et décider de s’y rendre. La multitude de lignes possibles nous a conduits dans les plus marquantes. Pour leur lisibilité, leur hauteur, ou simplement pour les ambiances qui s’en dégageaien­t. Ces kilomètres de fjords offriraien­t des semaines entières de ski. Dans cette première partie du voyage, chacun de nos pas n’était qu’aventure, avec cette sensation nouvelle d’explorer l’inédit. Pour la seconde partie du voyage, nous nous sommes rendus dans les fjords plus connus des skieurs, Walker Arm, Sam Ford Fjord, Heglinton Fjord. Malgré cela, nous avons fait face à l’incertitud­e sur les aspects météo et nivologie. Pas d’info météo au- delà de nos baromètres, ou de l’observatio­n de ces draps de nuages qui traversent le ciel. Pour la nivologie, pas de bulletin, ni de compte rendu, dès lors chaque ascension offrait sa part d’inconnu. Nous avons rencontré les neiges les plus douces et poudreuses, vierges bien sûr. Et puis des neiges abominable­s, froides et dures. De temps à autre, une vieille trace de l’expédition voisine, nous facilitait l’ascension. Une autre fois, une trace de lapin nous amusait. Souvent de longs et silencieux spine- drift descendaie­nt 200 m de falaise. Au final, dans ces vallées où le seul topo existant est assez pauvre, les informatio­ns rares, et les conditions très changeante­s, nous avons joué à tenter nos propres lignes. Et plus là- bas que nulle part ailleurs pour moi, chaque couloir a été une réalisatio­n à part entière. Qu’il débouche sur un sommet, une crête, sous une falaise imposante ou sur un lac. Parfois une vue inattendue nous surprenait à la sortie, puis d’autres fois, il n’y avait pas de sortie, juste une belle descente en perspectiv­e, et jamais l’ombre d’une déception. Dès lors, au retour dans les Alpes, l’envie de ski a changé. Me concernant, elle va moins vers une course aux réalisatio­ns, que vers une recherche de ce nouveau jeu. L’envie de retrouver des ambiances nouvelles, de partager des moments, de prendre le temps, et surtout de découvrir par moi- même !

RANDO- RÉCHAUD- DODO

Partis pour un voyage long, 30 jours sur la glace, la question de beaucoup dans notre entourage a été : « Vous n’avez pas peur de la routine là- bas ? » Lorsque nous pratiquons chez nous, nous ne sommes pas tous les jours

LA ROUTINE SE TROUVE UNE PLACE LÀ OÙ ON NE S’ÉMERVEILLE PLUS.

sur la neige, et quand nous y sommes, c’est pour le plaisir. En montagne, nous alternons les activités selon les conditions et au gré des envies, en nous déplaçant beaucoup d’une vallée à l’autre. En partant à Baffin, nous nous engagions dans une aventure bien différente. À la vue du programme, nous étions nous aussi inquiets de l’apparition d’une routine. Les membres d’expé parties là- bas sur des périodes plus courtes nous avaient également mis en garde sur la longue période qui nous attendait sur la glace. Marcher chaque jour, tirer nos pulkas des heures et des journées durant. Se changer, pour ne pas prendre froid. Et marcher encore. S’arrêter, décider de la suite de notre progressio­n. Et marcher encore. Puis soudain, notre curiosité est mise en éveil par des traces sur la neige, par la vue de ce qui nous est inhabituel. Un phoque étendu au soleil ou bien un goéland à 1 000 km des premières eaux libres. Tout nous tient en haleine. Repartir. Faire une halte pour manger, toujours les mêmes portions de fromage et de jambon. Et marcher encore. Chaque fin de journée, monter un camp. Sortir notre matériel, monter nos tentes, les arrimer, les protéger du vent en découpant des blocs de neige. Isoler la nourriture, l’essence et les poubelles du camp. Pendant que certains commencent à faire fondre de la neige pour le soir, d’autres installent sur chaque camp notre alarme anti- ours, pour éviter surprise et inquiétude face aux bruits de la nuit. Installer notre couchage pour la nuit. Déplier un tapis, gonfler un matelas, sortir un sac de couchage et un sac à viande. Ressortir préparer le repas, lancer les réchauds, aller chercher de la neige ( sans sel) pour la faire fondre, sélectionn­er les repas du soir avant de les réhydrater, les mélanger, pour enfin manger, une heure après. Les journées se finissent tard, car, encore une fois, tout prend beaucoup de temps dans cet environnem­ent. On se couche enfin après avoir planifié les projets du lendemain, et protégé le matériel qui reste à l’extérieur. Et le matin, se succèdent démontage, préparatio­n, départ pour un autre couloir à skier. On s’habille, on répartit le matériel. Puis on traverse un fjord pour arriver au pied de notre prochain objectif. Alors de nouveau, crampons aux pieds, on gravit ces longs couloirs, pas à pas, alternant les rôles, adaptant nos tenues. Mais soudain, on s’émerveille sur une de ces parois immenses. Sur un

spine- drift qui file le long d’une dalle de granit. On se retourne sur la chute d’un sérac, si loin qu’il semble s’effondrer au ralenti. Monter encore. De temps à autre, on s’arrête pour manger ou boire, pour raconter une connerie ou prendre une photo. Et arrivés au sommet on se change avant d’attaquer la descente. Virage après virage. Pour enfin parvenir au pied du couloir, rejoindre notre matériel, notre camp, et reprendre notre voyage. Sur la banquise, si la question s’est posée, la routine, elle, ne s’est pas installée. Chaque jour nous a conduits vers des endroits réellement fous. Le fait de ne rien connaître, de tout découvrir par nous- même du terrain aux modes de fonctionne­ment liés à ce milieu, n’a laissé aucune place à l’ennui. Chaque couloir se voulait nouveau, différent, autant dans son ambiance, que dans le point de vue qu’il offrait. Finalement c’est la nature de notre voyage, tout en découverte, alternant marche et ski, qui nous a permis de savourer chaque moment. Quand bien même les journées étaient longues ( marcher 6 heures dans la même direction sur une longue étendue de glace n’est pas une activité des plus ludiques) nous trouvions des discussion­s sans fin, des anecdotes de Rémi à réécouter, ou simplement nos pensées à laisser filer au son de nos pulkas. La routine finalement se trouve une place là où on ne s’émerveille plus. Nous nous sommes laissés émerveille­r.

MAINS FROIDES COEURS CHAUDS

Le froid, et la météo en général, critères primordiau­x dans toute expédition en Terre de Baffin, se doivent d’être la préoccupat­ion de chaque instant. Des préparatif­s jusqu’au comporteme­nt en temps réel sur la banquise. En Terre de Baffin, et partout au- delà du 70° parallèle, les températur­es atteignent les - 70 ° C en hiver, - 30 ° C au printemps. Dans nos échanges avec ceux qui étaient déjà partis, les recommanda­tions les plus sérieuses parlaient de ce froid permanent, de gelures aux pieds, de mort parfois, et pire, de fesses gelées ! Le vent aussi, qui amplifie le froid, éparpille les camps, qui peuvent déclencher des alarmes anti- ours au beau milieu de la nuit. Ce vent use le moral, et n’a rien à voir avec celui, « coquin » , des chansons de Brassens. Ici, vent et froid signifient danger et attention de chaque instant. C’est aussi cet aspect, qui différenci­e notre expédition du « ski trip » ou du « trek » classique. Quelques anecdotes et exemples concrets sauront illustrer notre propos. Notre équipement individuel a été sujet à beaucoup

L’OMBRE EST SYNONYME DE CHUTE DE TEMPÉRATUR­E, PARFOIS 10 ° C DE MOINS.

d’hésitation­s avant le départ. Au final, nous sommes tous partis avec des vêtements assez similaires. Si vous saviez combien les pantoufles en duvet, dont je riais jusqu’à notre première soirée sur la banquise, m’ont manqué durant ces fraîches soirées ! Sous- vêtement technique, SoftShell, doudoune, Gore- Tex, j’ignorais pouvoir remonter un couloir de 1 300 mètres sans la moindre goutte de sueur, entiché de la sorte ! Il fait froid pour de vrai et les pauses ne durent jamais très longtemps. Une face est, plein soleil. Pour la première fois, de la neige qui réchauffe. Puis l’ombre d’un éperon qui traverse le couloir et, entre deux virages, la neige, jusqu’alors toute douce, pourtant à l’ombre depuis quelques minutes à peine, devient vitre. Un vrai plaisir à pleine vitesse, surprenant, acrobatiqu­e. La vérité est que nous avons connu des températur­es relativeme­nt clémentes, malgré des minima à - 31 ° C, notre quotidien fréquentai­t plus les - 15 ° C. Mais permanents, et il y a une immense différence. Pas de répit, pas de home

sweet home. Juste le froid, tout le temps. La moindre ombre est synonyme de chute de températur­e, sans vent, parfois 10 ° C de moins qui nous gèlent et nous précipiten­t sous une doudoune. Nous avons donc dû apprendre. Changer de tenue dès la moindre variation de températur­e est impératif, un vêtement humide annonce des frissons. Avoir oublié d’aller pisser une fois dans le duvet, c’est retarder le couchage d’autant de minutes qu’il faut pour s’habiller, ressortir et se changer à nouveau. Mais notre apprentiss­age, par l’expérience, et sans accident, nous a permis d’appréhende­r le froid et l’ensemble de l’aventure à notre guise. Autant d’expérience qui nous a permis de vivre sereinemen­t l’été 2014 !

 ??  ?? L’ampleur des fjords. Chaque regard sur la banquise fait penser à une mer de nuages, dominé par les glaciers des plateaux.
L’ampleur des fjords. Chaque regard sur la banquise fait penser à une mer de nuages, dominé par les glaciers des plateaux.
 ??  ?? Le maître des lieux, l’ours polaire. Rien à voir avec un nounours, juste un tueur de 500 kg, affamé par l’hiver.
Le maître des lieux, l’ours polaire. Rien à voir avec un nounours, juste un tueur de 500 kg, affamé par l’hiver.
 ??  ?? Polar Star, 900 mètres de couloir qui serpentent entre les falaises avec des sections à 50° de pente, pour finalement plonger dans le fjord.
Polar Star, 900 mètres de couloir qui serpentent entre les falaises avec des sections à 50° de pente, pour finalement plonger dans le fjord.
 ??  ?? Stewart Valley, entre Gibbs Fjord et Walker Arm. Dans cette vallée serpente une rivière gelée, les sommets, falaises, glaciers et dépôts morainique­s en font un endroit dont l’esthétique force le silence.
Stewart Valley, entre Gibbs Fjord et Walker Arm. Dans cette vallée serpente une rivière gelée, les sommets, falaises, glaciers et dépôts morainique­s en font un endroit dont l’esthétique force le silence.
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