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Chroniques

Comment ( bien) gravir l’Everest ? Selon les époques, les recettes et les discours varient. Mais contrairem­ent au monde de la pub, le toit du monde ne se laisse pas encore réduire tout à fait à une marque, fût- elle mondiale.

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Jean- Marc Porte et Mathilde Boulesteix.

ous sommes des veinards. Le monde moderne est bourré à craquer de marques. Que nous en soyons consternés ou ravis ne change rien non plus : les têtes pensantes du marketing ont transfigur­é les réclames chères à nos grands- parents ( pensez aux Nouilles de Savoie aux oeufs frais BozonVerdu­raz…) en un tout autre rapport aux objets qui nous entourent. Et depuis que le brand identity ( l’identité de marque) a terrassé le produit lui- même, il s’en passe de belle dans notre rapport au marché du désir et à notre consommati­on. « Générateur d’émotions » , « Vous pouvez le faire » , « Pensez différemme­nt » , « La vie est plus intense avec » , « Designé pour le plaisir » , « Elle change la vie » , « Parce que je le vaux bien » : injonction soft ou suggestion hard, à vous de faire votre propre playlist de ces slogans tellement attentifs au bien- être de nos singulière­s personnes. À l’image de l’inégalable « il a la voiture, il aura la femme » ( Audi, 1993), les produits refaçonnés par les services marketing proposent avant tout des offres « d’expérience­s a vivre » forcément uniques. Est- ce que les grands sommets du globe y échappent ? Drôle de question, me direz- vous : les montagnes n’ont rien à vendre. Mais prenons un gros exemple : l’Everest. La mort d’Ueli Steck et les chronos de Killian Jornet ont refocalisé l’actualité vers ce joli point géographiq­ue. L’histoire, aujourd’hui, semble bien s’inscrire du côté du record d’ascension. Longtemps exploratoi­res ( les premières expés de reconnaiss­ance datent de 1921), les modes d’approche du toit du monde n’ont pas toujours été dominés par le verdict du chrono « AR camp de base sommet » . Il a d’abord fallu 30 ans pour qu’en 53, le sommet soit atteint. 40 autres années pour que des alpinistes « normaux » ( ni Messner, ni Doug Scott, juste vous ou moi) songent à pouvoir s’engager à leur tour sur ses deux voies classiques. 80 summiters dans la décennie 70/ 80. 3000 dans les années 80/ 90. Aujourd’hui, il semble bien que le paradigme du trail ait pacifiquem­ent établi le standard de ce qu’il est bon de faire, ou de tenter, là- haut. La liste des des enjeux a pris un visage non pas « nouveau » ( il y a belle lurette que l’on court sur l’Everest, de Marc Batard à Hans Kammerland­er), mais inédit en termes de compréhens­ion ( pour le grand public) et d’action ( pour les prétendant­s). Après l’Everest exploratoi­re ( « vaincre l’Everest parce qu’il est là » ) , de conquête nationalis­te ( anglais, chinois..), physiologi­que ( Première sans 02), voici celui des ratios dénivelé/ heure. La montagne n’a rien à vendre. Mais elle peut visiblemen­t tout assimiler, époque après époque. Bien sûr, nous ne serons jamais, ni vous ni moi, ni Georges Malory, ni Edmund Hillary, ni Reinhold Messner, ni Krzysztof Wielicki, ni Marco Siffredi, ni Kilian Jornet. Mais toutes ces époques, et leurs différents paradigmes stratifiés sur les flancs de l’Everest, doivent - ils s’annuler l’un après l’autre, tels des nouveaux modèles de Smartphone ? Pas sûr. À l’image des objets de consommati­on, la dernière « identité de marque » ne renvoie pas forcément les anciennes à la trappe. Ou ne vous rendent pas moins heureux (?) si vous ne les possédez pas. Il y a près d’un siècle, et concernant l’Everest, Georges Mallory écrivait1 : « il est toujours pos- sible pour un homme de se battre pour le sommet, sans autre considérat­ion. Il est toute autre chose de gravir la montagne comme un alpiniste se doit de la gravir (…). De tous les principes que nous devons tenir, le premier est celui de l’entraide mutuelle (...), que ce soit pour un Sahib ou un Coolie. Et nous nous devons toujours de garder une révérence au sommet lui- même : nous devons nous souvenir que la plus haute des montagnes est capable de cruauté, d’une sévérité si terrible et si fatale que le plus sage des hommes devrait y penser et en trembler toujours, même du haut de sa haute bravoure » . Russell Banks, écrivain amoureux des sommets, notait2, en écoutant un summiter moderne de l’Everest : « Je voyais que (…) son souci obsessionn­el du matériel, de la forme physique et des techniques (…) était comme le souci du puritain pour sa conscience, ou celui du bouddhiste pour son Kôan, ou celui d’un guerrier pour ses armes : c’était ce qui lui permettait de vivre sa vie » . Ce qui est bien mieux que de la promesse d’une marque, non ?

L'EVEREST PEUT TOUT ASSIMILER, NATIONALIS­MES OU RECORDS DIVERS.

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