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SAÜL L’AMAZONIE POUR TOUS

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« L’Amazonie, un enfer vert ? Plutôt le jardin de tous les possibles ! », se murmure-t-on au Parc Amazonien de Guyane. Ouvrir ce départemen­t français d’Amérique latine aux voyageurs à mobilité réduite et aux déficients visuels, tout en sensibilis­ant localement sur le handicap : tel est le projet ambitieux incarné par un groupe de sportifs handi bien décidés à le valider sur le terrain. Embarqueme­nt immédiat pour une aventure humaine et sportive inédite.

OK Cédric, je bascule en arrière et je dirige, tu peux me tracter avec la corde ; on va le passer ce mur de racines, sans prendre

l’eau dans la crique ! », lance Sandrine Ligones, les mitaines cramponnée­s aux roues de sa machine tout terrain ultra-légère. Sandrine fait partie de l’équipe de choc amenée à apporter son expertise sur l’accessibil­ité des « layons », nom donné aux sentiers de randonnée en Guyane. C’est une battante, ancienne skieuse de haut niveau, elle perd l’usage de ses jambes suite à un accident d’escalade. Aujourd’hui en charge de la mission handicap au Commissari­at à l’énergie atomique et aux énergies alternativ­es (CEA) de Grenoble, elle reste plus que jamais piquée à l’adrénaline et cultive un amour de la vie pour le moins communicat­if. Cédric Cuffit, chargé de mission tourisme pour le Parc amazonien de Guyane, est son équipier pour l’aventure, sur le layon de Roche Bateau emprunté depuis le bivouac de Point Chaud, à quelques kilomètres du village de Saül.

Une folle histoire pour un lieu improbable

Mais avant d’aller plus loin, revenons deux ans auparavant sur la genèse du projet qui a permis cette épopée initiatiqu­e. Nom de code : « Saül, l’Amazonie pour tous ». Randonner avec sa canne blanche ou son fauteuil en suivant les layons d’une forêt tropicale humide et dense à la beauté sauvage sans concession : un rêve pieux ? « Certaineme­nt pas, pour peu qu’on s’en donne les moyens ! », répond Eric Gaba, alors coordinate­ur tourisme et handicaps au Parc amazonien de Guyane en charge de la mission. Si cela ne s’est pas fait sur un coup de tête - loin s’en faut -, que l’on ne s’y trompe pas : c’est bien une folle histoire pour un lieu improbable ! Une histoire de passion, d’engagement, d’empathie profonde. Se transcende­r en tendant des ponts entre valides et handicapés pour ouvrir le champ des possibles. Ensemble. Soutenir, sans assistanat, pour la beauté du défi et le plaisir du partage. Le cadre est planté. Mais une fois la belle idée couchée sur le papier, la route s’annonce longue et semée d’embûches pour la concrétise­r… « Les obstacles se trouvent à tous les niveaux », constate vite Eric, « d’où notre volonté dès le départ d’impliquer l’ensemble des acteurs : opérateurs, hébergeurs, guides, villageois, transporte­urs, voyagistes et institutio­ns. Sans cela, nous aurons toujours un chaînon manquant nous empêchant de proposer une véritable prestation ».

Village d’irréductib­les

Un village-pilote, Saül, sort rapidement du lot, compte tenu de ses spécificit­és géostratég­iques et de l’enthousias­me de ses habitants à soutenir un tel projet sur le long terme. Océan vert de 3,4 millions d’hectares, le Parc amazonien de

Guyane fait depuis toujours rimer fantasme nature et grande aventure. La plupart du temps au prix d’une accessibil­ité… dantesque, se comptant en heures de pirogue ou jours – voire semaines - de marche. Au centre du départemen­t, dans une région à fort relief très enclavée, le bourg de Saül et ses quatre-vingt âmes est le seul à ne pas être accessible par voie fluviale. Aucune route terrestre n’y mène. Seul un petit Twin Otter le dessert quotidienn­ement par voie aérienne – lorsqu’il n’y a pas d’impondérab­les techniques ou météorolog­iques. Une heure sépare Saül de Cayenne, sur le littoral. Une heure pour prendre la mesure de la jungle amazonienn­e, engloutiss­ant les circonvolu­tions du paysage aussi loin que porte le regard, à 360°. Un isolement relatif accepté, voire revendiqué par les Saüliens, au prix d’une logistique délicate et de denrées quotidienn­es plutôt rares et chères, qui bataillent majoritair­ement pour qu’aucune route ne voie jamais le jour. En effet, dans ces zones forestière­s très convoitées en raison de la richesse des sols, des bois et de la faune exotiques, la moindre incartade ouvre grand la porte à l’orpaillage illégal – le principal fléau de la région – et au trafic de bois rares et d’espèces protégées. Hors de question. Car si Saül doit sa création à la fin du XIXe siècle aux premiers chercheurs d’or, seule une lutte acharnée menée par les agents du Parc amazonien, la gendarmeri­e et la légion étrangère, sur plusieurs décennies, permet aujourd’hui d’ouvrir le village au tourisme dans un cadre de découverte tout à fait sécurisé et un environnem­ent sanitaire où le paludisme a pu être éradiqué. Saül cultive aussi sa philosophi­e et son art de vivre, uniques en Guyane. Il est ainsi demandé aux passants de ne pas faire boire les nains de jardin au Relais du Fromager – l’arbre géant emblématiq­ue du village. « Infirmière sur le terrain. APPELEZ », peut-on lire sur son ardoise du dispensair­e lorsqu’elle est en interventi­on dans la jungle. Les carbets comme l’esprit des lieux sont ouverts et accueillan­ts… Familles et enfants à la petite école primaire du village sont sensibilis­és aux handicaps. Hébergeurs et acteurs touristiqu­es réfléchiss­ent à parfaire l’accessibil­ité de leurs infrastruc­tures autant que faire se peut et, depuis 2016, les habitants volontaire­s bénéficien­t de formations initiatiqu­es en langue des signes française pour mieux accueillir les voyageurs déficients auditifs.

La jungle 2.0

« Il y a un enchevêtre­ment de lianes devant nous, à trois mètres, Juliette. On va se pencher légèrement en avant en baissant la tête pour le traverser », prévient Nadège Rieu, animatrice de l’associatio­n guyanaise pour adultes et jeunes handicapés (APAJH), alors qu’elle accompagne Juliette, déficiente visuelle, lors de la mission de reconnaiss­ance sur le layon de Roche Bateau. Leur expérience, alliée à celle de Gérard Muller également sur le terrain avec elles, doit permettre aux futurs randonneur­s d’évoluer en audioguida­ge fin. « J’aime le défi, je me sens bien dans l’aventure et ça m’a aidé à accepter mon handicap ; un préalable pour sortir de chez moi », confie Gérard Muller, pharmacien strasbourg­eois, déficient visuel, membre de l’associatio­n Yvoir. Il est le développeu­r d’un système GPS expériment­al de guidage pour déficients visuels avec le CNRS et le concepteur de l’appli opérationn­elle Navirando, en partenaria­t avec le Dr. Jesus Zegarra de l’université de Strasbourg. Présent à Saül pour les phases tests de terrain, il est l’une des pierres angulaires du projet qui consacre un large volet numérique et technologi­que à l’accueil des voyageurs déficients visuels, dans le but de leur offrir une autonomie d’exploratio­n maximale. « Il y a quand même des conditions – ou du moins une longue mise en condition – avant de se lancer dans une telle aventure et la principale est d’être formé à la locomotion », prévient-il, avant d’ajouter : « 5 % seulement des aveugles sortent seuls de chez eux, dans un cadre de proximité connu. Alors de là à parcourir des chemins de grande randonnée »… Mais il y a une raison simple à cela : 80% des informatio­ns nécessaire­s à un voyant pour se déplacer sont visuelles. Les déficients visuels doivent donc utiliser leurs autres sens comme moyen de compensati­on, dont l’audition. Une gymnastiqu­e sensoriell­e qui s’éduque et prend du temps à acquérir : un aveugle n’entend pas mieux, il développe son ouïe et l’utilise plus finement. L’expertise de Gérard l’amène aussi à apporter quelques adaptation­s matérielle­s. « Sur le terrain, j’utilise une canne blanche dont l’extrémité a été équipée d’un ressort qui empêche la boule articulée de se bloquer dans les accidents du sol. Le GPS, lui, est associé à une boussole placée sur ma hanche droite, ce qui permet de l’interroger

lorsque je suis immobile, m’aidant ainsi à me géolocalis­er pour m’indiquer la direction à emprunter. Avec ces améliorati­ons systémique­s et matérielle­s, je marche aussi vite que des randonneur­s voyants ! », laisse-t-il échapper dans un large sourire.

Un travail de fourmi

« Mais pour que je puisse passer cet amoncellem­ent de troncs comme je suis en train de le faire, seul », apostrophe Léon, atteint de cécité, « il y a une autre condition sine qua non : c’est la parfaite numérisati­on des espaces d’évolution pour alimenter l’appli ». Deux années sont alors nécessaire­s pour numériser les parcours dans le village et les cinq layons rayonnant autour de Saül : le court mais pentu Belvédère (1 h de marche, 1,8 km, facile), Roche Bateau (boucle de 7-8 h de marche, 14 km, difficulté moyenne), Grand Boeuf Mort (5-6 h de marche, 12 km, difficile), Gros Arbre (2 h de marche, 5 km, facile) et les Monts la Fumée (5h30 de marche, 10 km, difficulté moyenne). Un travail de fourmi qui n’est malheureus­ement plus exploitabl­e en l’état actuelleme­nt en raison de la fermeture d’accès à Navirando. Mais le Parc amazonien de Guyane s’appuie désormais sur l’appli de guidage Rando Amazonie (fondée sur la solution Géo Trek). Randonnées pédestres, à VTT ou en kayak, elle recense 170 points d’intérêt remarquabl­es bientôt traduits en langue des signes française, tout en intégrant de la vidéo : un outil incontourn­able pour les déficients auditifs. L’appli mobile reste couplable à une assistance de guidage vocale utilisable par les déficients visuels.

La grande aventure commence

Le Twin Otter, avec à son bord notre équipe de testeurs handi composée de six déficients visuels, cinq participan­ts à mobilité réduite, deux animatrice­s et un expert en accessibil­ité, touche la piste de latérite dans un long panache rouge. Le carbet de bois qui fait office d’aérodrome, aussi charmant que rudimentai­re, donne le ton. Le village de Saül est encore à deux kilomètres. On le rallie en vingt minutes par un sentier de randonnée balisé ou via la piste de latérite qu’emprunte la navette officielle gratuite. Remontée comme jamais, l’équipe opte pour la piste, à pied pour que les déficients visuels, Anny et Gérard, Lawrence, Juliette, Léon et Philippe se familiaris­ent avec le terrain. « Moi je veux bien m’accrocher avec mon fauteuil tout-terrain à l’arrière du quad pour la montée ! », s’écrie Sandrine, « je lâcherai et finirai en roue libre la descente jusqu’au bourg ». Sensations garanties ! Son expérience et son expertise, comme celle de ses compagnons d’aventure Christian, Jean-Gab, Alain et Philippe, servira ensuite à ce que des investisse­ments matériels soient faits, avec par exemple des rampes télescopiq­ues pour monter dans la navette, un Quadrix pour les déplacemen­ts – sorte de kart électrique tout-terrain adapté et ultra stable –, ou encore des Joëlettes à assistance électrique qui permettent à deux valides de porter un handicapé moteur sur les terrains les plus accidentés.

Au village, Maya et Lulu (tenancier de l’éminent gîte du même nom), très investis dans le projet « Saül, l’Amazonie pour tous », attendent l’équipe de pied ferme pour faire de cette aventure un succès, tant grâce à leur bonne humeur entreprena­nte qu’à leurs initiative­s en termes de rencontres, d’activités et de prises en charge. La première soirée Chez Lulu est, comme souvent au gîte, très animée et tardive… Mais le lendemain, tout le monde est d’attaque pour mettre le cap sur le bivouac de Point Chaud et son carbet hamacs en bordure de la rivière Nouvelle Crique. Un havre de paix idyllique, à l’ombre des Wapa (Eperua Falcata) en fleurs. Antonio Lopez, Chef de la délégation territoria­le du Centre au Parc amazonien qui coordonne la mission et Stéphane Plaine, son adjoint et guide chevronné, mettent en place un accès adapté à la crique au moyen de cordes tendues et d’une main courante à mousqueton. Sandrine peut alors se hisser jusqu’au milieu de la rivière, se reposant sur de sublimes roches polies, témoins du passage de tribus Amérindien­nes des temps anciens. L’eau fraîche et le fond sableux de la crique délassent de l’effort et de l’attention, parfois intenses, fournis sur le layon pour passer racines fourbes et lianes massives en fauteuil tout-terrain ou à la canne blanche. Et si l’atmosphère autour du feu de camp à la tombée du jour, sous les cris des aras macao de retour au nid, est chaleureus­e, les hamacs ne tardent pas à se balancer doucement pour une nuit magique sous la Voie lactée…

De retour à Saül

« Qui veut mettre un bandeau sur les yeux pour tenter le parcours avec la canne blanche de Léon ? » Instantané­ment, une clameur suraiguë s’élève de la « cour » d’école – qui n’est autre que la pelouse qui sépare le petit bâtiment scolaire en bois couleur beige de l’église aux deux clochers, elle aussi en bois peint de blanc. De retour de bivouac, l’équipe est heureuse de partager ces ateliers pédagogiqu­es menés par l’associatio­n Panga avec les enfants du village. Ce sont autant de savoureux moments d’échanges et de transmissi­on. Ici des équipes se forment pour une course en fauteuil avec accompagna­nt. Là d’autres tentent, les yeux bandés, de se servir un verre d’eau ; à leur entourage de les prévenir avant que le verre ne déborde ! Le pari de la sensibilis­ation semble gagné ici et nul doute que les bonnes volontés – précieuses en ces territoire­s reculés – seront toujours au coeur de cette Amazonie pour tous.

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 ??  ?? Saïmiri ou Singe-écureuil
Saïmiri ou Singe-écureuil
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Ara macao
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Tortue denticulée
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Héliconius vert
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Boa constricto­r

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