Tim TOLLEFSON
L’ultra-chemin de vie
Stones ou Beatles, Madrid ou Barcelone. Tim, ou Jim ? La comparaison le fait sourire. Ni ange ni diablotin, Tim Tollefson serait le gendre idéal. Kiné, sourire US, mèche publicitaire. Et champion : le Californien a déboulé du marathon pour imprimer les stats, et sa folie de finisher a conquis le public. Mais que fait l’un des meilleurs, quand le sport meurt en 2020 ? Blanc. Vide. Dans le coeur et l’esprit de Tim Tollefson, interview-cadeau d’hiver d’un athlète qui songe. Entre plaisir et souffrance, rencontre.
Non : décidément, la neige ne vient pas sur Mammoth Lakes. Non : décidément, 2020 n’aura que hoqueté quelques courses. Tim Tollefson sourit, en regardant les pistes pelées. Au nord, Yosemite et son Muir fantôme, poète des grands espaces. Au Sud, North Palisade. Il n’y a pas à dire : c’est grand, l’Amérique. L’invitation à courir ? tentante. L’incitation à réfléchir ? ample. Tim y vit, y soigne, y court. Parmi les photos usées, il en est deux qui lui collent. Face A : Lavaredo Ultra Trail, 2019, Tim Tollefson exulte. 12h18 pour passer du bronze (2018) à l’or. Face B : un trio en or, UTMB 2017 et un Tollefson 3e. Mais surtout, un américain qui repart claquer des mains, gobe la foule, écarquille des yeux comme des soucoupes. Fait le show, pour, et avec. C’est l’histoire d’une confiance, et d’une mise à nu. Un challenger ne dit pas ces choses-là ? Grâce soit rendue à la technologie, près d’une semaine, nous nous sommes posés à coté de Tim Tollefson. L’idée était simple : entrainement, visions, prévisions…Et puis Tim a commencé à nous répondre. Quand la profondeur s’invite, on remercie.
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Ce fut un défi marquant. Depuis longtemps en effet, buts et objectifs ciblés m’aident à structurer mon quotidien, constituer un focus, et même à affronter les difficultés personnelles. Voir disparaitre aussi soudainement un tel schéma, m’a énormément fait réfléchir, et fait passer par un mal-être certain. J’avais du mal à sortir courir ; je faisais demi-tour après quelques kilomètres…Sorte de course sabbatique. Mais cette période m’a poussé à chercher. On m’a conseillé. J’ai notamment découvert l’importance de la pleine conscience, de la compassion ou de la tolérance envers soi-même, de l’acceptation totale : chemin aussi dur que n’importe quel de mes ultras, à ce jour.
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Mes principaux sponsors (Hoka One One, Gu et Coros) - ont été parfaits, sans langue de bois. Dès le début de la pandémie, ils m’ont invité à réfléchir ensemble sur des moyens de nous rendre utiles : alors que les courses commençaient à s’annuler, nous avons basculé vers une plate-forme virtuelle pour continuer à partager du contenu, avec à nos groupes de coureurs. Durant l’été, les troubles politico-sociaux se sont intensifiés, et ça a responsabilisé un peu plus ces marques sur leur engagement possible, via les réseaux sociaux : se retrouver, se soutenir même ; la notion de groupe au meilleur sens. Cependant, en tant qu’athlète, impossible de ne pas penser que je ne faisais pas « mon job d’athlète ». Les résultats restent importants à haut niveau. Mais nous devrions nous éloigner des simples et pures évaluations de stat’: chacun de nous vaut plus qu’un chrono, ou un classement.
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Mario Fraioli guide mon entrainement. Nous avons commencé après mon premier ultra en 2014, et on a construit une profonde amitié… qui décentre la problématique du haut niveau. 2020 marque également un cap dans mon parcours : j’ai surmonté des peurs, pour oser demander de l’aide dans d’autres domaines. Je travaille maintenant avec un nutritionniste et un psychologue – j’aurais dû débuter il y a 20 ans. Peut-être que dans le monde ultra, je suis connu comme « le gars très souriant » ! mais sous le masque se trouve mon pire ennemi. Ce développement personnel m’a épuré, épaissi. J’ai éliminé des couches et des couches d’identité sportive, auxquelles je m’accrochais depuis toujours. Être un athlète, un compétiteur et c’est tout…Effet bénéfique ou cercle, je me sens désormais muni d’outils en plus, et j’ai bon espoir que ça se traduise par mes résultats…
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En tant qu’athlètes pros, performer va de pair avec notre capacité à communiquer sur les marques ou les produits que nous représentons, c’est clair. Je considère donc la présence médiatique et la visibilité de chaque événement. Cependant, tu ne sortiras aucune performance optimale si d’abord, tu n’accroches pas personnellement. Ton choix ultime, de souffrir pendant X heures de course, doit d’abord provenir de cette envie intime.
&RPPHQW SODQLILHV WX WRQ HQWUDLQHPHQW ½ FRXUW PR\HQ WHUPH SDU H[HPSOH TXHOOHV VRQW OHV JUDQGHV SKDVHV VXU OH HU VHPHVWUH "Le premier trimestre sera structuré en plusieurs phases de 6 à 8 semaines, en vitesse et force. Je ferai également très attention à ma nutrition, et à mon travail mental. Après 20 ans
d’entrainement (déjà !), et un kilométrage constant toute l’année avec peu de blessures, je constate que je ne suis jamais à mon top, à plus de 6 ou 8 semaines. Si un seul bloc se prolonge au-delà, je suis plus enclin au bobo, ou à la fatigue mentale. Une semaine type (hors objectif ou reprise) ? 125 à 150km, toujours le matin avant le travail, et avec deux/trois jours d’intervalles entre les séances qualitatives – dont une sortie longue.
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‘Renfo’ musculaire : on a trop tendance à ne se concentrer que sur la course. Ok, quand tu débutes, plus tu courras, meilleur tu deviendras. Mais Il existe un point de rendement décroissant
– souvent associé à un risque de blessures lorsque les qualités complémentaires à la course sont négligées. Chaque foulée, c’est 2 à 3 fois le poids du corps impacté dans l’organisme entier ! il faut donc absorber, et renvoyer ces charges harmonieusement, et sans déperdition d’énergie. Le renforcement des hanches, des pieds et des abdominaux me semble essentiel.
Proprioception : je pratique ! en travaillant l’équilibre, la répétition du geste et la pleine conscience. Au tennis, pour frapper, il faut regarder la balle (et pas la raquette) et sentir la position du tamis dans l’espace. Focus sur la raquette ? tu manqueras sûrement la balle. Même chose en trail : concentrer le regard vers l’avant, sur les obstacles à venir, et sans regarder les pieds. Sentir le terrain à chaque foulée, en se fiant à notre retour proprioceptif. Vitesse pure/piste : oui, j’aime ce travail. Ça me rappelle ma jeunesse, les cross dans la
boue, ou le dernier rush après la dernière haie du steeple-chase. La vitesse optimise l’efficacité. Le coureur n’atteindra jamais sa VMA sur un ultra, mais il possèdera une plus grande économie de course grâce à ce travail de vitesse ; une gain d’énergie et un foncier dans lequel puiser en fin de course.
Vitesse ascensionnelle : ça a longtemps été ma faiblesse, dans les courses de montagne. Je la bosse, en alternant le ski-alpi et le travail sur marches/stepper, pour la poussée. La semaine «old school»: 1 séance VMA + 1 séance SEUIL + 1 séance MUSCU + 1 séance LONGUE : j’en reste convaincu : on gagne des courses grâce au travail de l’allure. Pas besoin d’entraînements sophistiqués ou sexy sur Strava ; juste de la constance de semaine en mois, sois prêt le jour J sans blessure…et prêt à t’exploser le cardio. Ma philosophie est simple : se concentrer sur un kilométrage élevé pour développer le système aérobie et viser 3 sessions qualitatives par semaine. Du fractionné court, un travail à allure course, et une sortie longue mais soignée. Préparation mentale :
C’est là que j’ai le plus échoué tout au long de ma carrière. Je passais des heures à courir, à visualiser une victoire, mais je ne pouvais m’empêcher d’être pollué, de ruminer. Plusieurs fois, j’ai saboté mes efforts, ou me suis empêché d’éprouver la vraie joie du succès. J’étais en guerre contre moi-même ; comme sur l’UTMB 2019. Travailler avec un psychologue m’a fait saisir le potentiel de l’auto-compassion. Pendant 20 ans, je n’ai cherché qu’à développer le corps le plus efficace. Consciemment ou non, quelle négligence de ne pas avoir davantage nourri… mon esprit !
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Mélange de succès et d’échec. Mon tout premier ultra, je l’avais soigneusement choisi : 50km de piste, peu technique et faible pente. Ça s’est très bien passé, car en ajoutant une prépa’ plus spécifique, je disposais déjà du volume d’entrainement, et les besoins nutritionnels étaient similaires à un marathon assez lent. En revanche, les courses suivantes ne se sont pas déroulées aussi bien. J’ai eu du mal à trouver le rythme dans la nutrition, la motivation ou la spécificité de l’entraînement. En ultra, le paramètre qui conditionne la performance…est plutôt ce qu’il y a dans la tête. Pas dans les jambes !
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Je continue : une semaine d’entraînement type comporte 10% à 30% de temps sur routes. En hiver, cela peut même monter jusqu’à 100%.
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Mes jambes sont devenues plus fortes et supportent plus de poids que lorsque je courais sur route. Je crois fermement à la spécificité de l’entrainement : si l’objectif est axé montagne, la préparation sera optimale sur terrain montagneux, même si l’on tente de compenser
par X exercices (machine, cadences..). Marathon plat et rapide? Passe du temps à travailler la vitesse, l’économie de foulée, et à accoutumer le corps aux impacts au sol. 6DYRLU FRXSHU}" 'H OpDUW GX EUHDN 7UDYDLO VSRUW SULYAE} XQ DWKOÅWH YLHV
l’on soit kiné ou vendeur, ou etc.., c’est inconditionnel et tu peux le faire indéfiniment. Je ne conçois pas de vie épanouissante sans un ancrage dans cette continuité. Et puis : travailler tout en étant athlète, ça m’évite le kilométrage colossal, que beaucoup de mes concurrents réalisent ? le surentraînement, voire l’épuisement professionnel?
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2021 sera structurée autour de deux cibles : la Western States, et l’UTMB. Objectivement, je pense avoir acquis les compétences durant ces 6 dernières années, et je visualise la victoire sur chacune. Ok. Mais pour la première fois de ma vie, j’ai commencé un travail sur ce que signifie véritablement le « succès », pour moi. J’essaie d’abandonner des peurs, et c’est un changement profond. Du coup, ces courses prennent un aspect supplémentaire que purement athlétique. J’en dégage des forces nouvelles, mais ça reste un work in progress, passionnant. Au final, ce travail vers l’acceptation intérieure, et la conscience de soi-même mais sans jugement, c’est peut-être le VRAI ultra marathon à maîtriser en 2021…et après. Car c’est la course qui durera jusqu’à la fin, bien après les finishline !
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2020 a mis en évidence ma dépendance de la notion « d’objectifs ». Ma vie entière a été structurée autour de dates, sous-dates, calendrier, progression sportive. Le but et la motivation quotidienne découlaient de ces événements artificiels, où, un jour J, tu dois juste être au top. Avec tous les autres athlètes frustrés en 2020, j’ai dû identifier une réalité pas forcément agréable : qu’est-ce qui me motivait vraiment. Comprendre, et accepter. En gros, que je suivais un cap…mais pas forcément sur des bases solides.
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Peut-être que mon défaut de compétiteur, c’est de trop culpabiliser sur mes échecs passés : redouter la prochaine occasion de mieux faire, me racheter. Gagner, quoi. Alors tout donner sur une course comme si j’allais mourir le lendemain, m’épuiser à 200%...je
mentirais si je te répondais oui. Je ne suis pas profondément ainsi, mais j’essaie d’évoluer. Tu vois : je rêve d’un mental à la Zach Miller, ce panache de s’abandonner entièrement sur une course – le jour d’après, on s’en fout ! Mais c’est terrifiant. Que penserons les « autres » ?! cette angoisse m’a longtemps tenu. Mais j’avance. Avant d’arrêter la course, j’aimerais vraiment flirter avec cette limite intérieure. La mienne.
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Les compétitions ? elles sont conçues pour nous classer et nous évaluer, l’un par rapport à l’autre. Nous pousser à lutter pour une position dans un groupe. Mais elles ressemblent à la vie, quelque part : renommée, argent, ou développement personnel, nous sommes tous en challenge pour avoir un semblant d’estime de soi. Éphémère et insoutenable, comme récompense, non ?! Alors l’entrainement, oui : là, j’y trouve du réconfort. Haut en montagne, loin des attentes, des jugements et des réseaux sociaux. Seul. Un endroit sûr…qui peut être apprécié à vie, au quotidien.
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Vraiment : Western States, UTMB, Mammoth Trail Fest, Grand Raid.
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Cette course possède un niveau d’intégrité et d’éthique que l’on ne retrouve que très rarement, lors des grands rdv. Et puis enfant, j’ai découvert le running sur ses sentiers. Courir sur ce parcours historique, c’est très affectif, un «retour à la maison», et un moyen de redonner un peu à la communauté qui m’a façonné.
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quelle autre discipline actuelle ou en projet. Est-ce que je le souhaite ? ça m’indiffère. Quel intérêt de soumettre notre sport aux contraintes et au ‘package’ aseptisé, nécessaires pour pénétrer l’arène « J.O » ? Peut-être vaudrait-il mieux rester libres, pour continuer notre développement indépendant, et préserver l’éthique ultra/trail.
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Le 20 janvier, je me suis réveillé très soulagé ! Pendant des années, nos micros ont été monopolisés par les voix les plus haineuses et vitriolées de notre pays. C’était un reflet douloureux de qui nous sommes actuellement, mais pas de ce que nous devrions ou pourrions être. En tant que pays, nous restons imparfaits et avons beaucoup à apprendre, à changer et à réconcilier. Mais avec un leadership nouveau et du respect mutuel (nouveau aussi…), j’espère que nous pourrons maintenant avancer.