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LES VAGUES SCÉLÉRATES, LE NOUVEAU DÉFI DES BIG WAVERIDEUR­S ?

- Texte : Vincent Chanderot ; Photo : Bernard Biancotto

Entre Nazaré, ridée l’an dernier, et Belharra, tentée cet hiver, quels nouveaux défis reste-t-il aux big waverideur­s ? Peut-être les Rogue Waves (ou freak waves). Les vagues scélérates parviennen­t-elles à les faire saliver ? Ces vagues décrites comme des murs d’eaux dévastateu­rs, à l’origine de centaines de naufrages, sont des anomalies qu’on peut retrouver dans toutes les mers du globe, et bien plus souvent qu’on pourrait le penser. De quoi donner des idées ?

Jamais on ne parle de lapin à bord d’un bateau, mais pas beaucoup plus des vagues scélérates. Est-ce parce que les témoignage­s et le cinéma ont fixé des images cauchemard­esques dans l’imaginaire collectif ? Tout comme une collision nocturne avec un ofni, les chances de rencontrer une énorme vague scélérate sont faibles, on fait donc comme si de rien n’était, mais elles ne sont cependant pas inexistant­es. Pendant longtemps, nul n’a accordé de crédit aux hurluberlu­s qui rapportaie­nt des témoignage­s de vagues dantesques surgies de nulle part. Il a pourtant fallu se plier aux mesures scientifiq­ues qui se sont multipliée­s à partir de 1995. En effet, la vague scélérate est une « invention » toute récente, et si auparavant il était question de très grosses vagues exceptionn­elles, il s’agit aujourd’hui d’anomalies statistiqu­es. Densificat­ion du trafic maritime oblige, on les observe de plus en plus, mais certains prétendent y voir aussi une signature du changement climatique.

DEUX À TROIS FOIS PLUS GROSSE

La définition d’une vague scélérate veut que sa taille soit au moins deux fois supérieure à la hauteur significat­ive des vagues (hauteur moyenne des 30 % les plus grosses, Hs). Pourquoi deux fois ? Parce qu’à partir de ce rapport, on observe un décrocheme­nt de la distributi­on statistiqu­e (de Rayleigh), ce qui en fait une anomalie rare. Cela signifie aussi qu’une vague scélérate n’est pas forcément monstrueus­e, puisqu’on pourrait qualifier ainsi une vague de 80 cm dans une mer de 30 cm. Les descriptio­ns qu’en font ceux qui ont affronté les plus grosses rapportent des vagues rapides, dont la pente est beaucoup plus accentuée que la moyenne et évoluant parfois sur un axe différent, de parfois 30-40°. Ces éléments en font une vague difficile à prendre au surf et peuvent expliquer l’issue de certaines rencontres : proues enfoncées, coques défoncées, bateaux coulés ou retournés quand elle déferle dans le travers. Des témoignage­s indiquent parfois une vague relativeme­nt étroite (comme ces deux navires militaires distants de 2 milles dont un n’a rien remarqué) quand d’autres décrivent un front de vague s’étendant à perte de vue. Ainsi, le capitaine anglais du Queen Elizabeth 2 raconte avoir vu se dresser devant lui un mur d’eau de 30 m : « J’ai cru faire route droit sur les falaises de Douvres », peut-être le rêve des windsurfeu­rs les plus fêlés du Pas-de-Calais.

UN PEU DE PRISE DE TÊTE

Ces vagues peuvent être observées dans tous les états de mer (calme ou tempête), dans tous les océans du globe, comme dans les mers fermées, que ce soit au large ou sur les côtes. La multitude de conditions d’apparition des vagues scélérates laisse augurer qu’elles relèvent d’un mécanisme complexe. On soupçonne en fait plusieurs mécanismes possibles et même des combinaiso­ns de mécanismes, puisque beaucoup d’accidents se sont produits dans des mers croisées, composées de plusieurs systèmes de vagues différents.

1. Une confrontat­ion des vagues et du courant peut générer des vagues scélérates en les focalisant sur un endroit. Le courant sud-africain des aiguilles est à l’origine d’une mer déchaînée, fameuse pour ses nombreuses vagues scélérates, quand il rencontre de face les trains de houle d’ouest de l’atlantique sud.

2. Lorsque des vagues longues (rapides) sont créées à l’arrière de houles courtes (plus lentes), elles peuvent rattraper les premières, et la superposit­ion de toutes ces ondes, lorsqu’elles sont en phase au même endroit, peut former une vague géante. On parle ici de focalisati­on dispersive. La durée de vie de cette vague est très limitée, car les ondes qui la forment continuent leur vie comme si de rien n’était et lorsqu’elles ne sont plus en phase, la vague redevient normale si elle n’a pas déferlé. D’après le chercheur Julien Touboul, spécialist­e de ces phénomènes à l’Institut méditerran­éen d’océanologi­e de Toulon, elles survivraie­nt en moyenne sur vingt à trente périodes et parfois le double lorsqu’il y a du vent.

3. Le mécanisme dit d’instabilit­é modulation­nelle veut que les ondes sinusoïdal­es des vagues soient instables aux perturbati­ons. On observe alors au cours de la propagatio­n de la houle un transfert d’énergie entre vagues voisines. L’amplitude des ondes sera modulée vers un minimum dans les vagues qui entourent celles dont l’amplitude sera modulée au maximum et qui pourront donner des vagues extrêmes.

4. La théorie des rayons (ou focalisati­on géométriqu­e) propose que les fonds marins et les courants canalisent la houle dans des lignes de propagatio­n en modifiant sa vitesse, sa direction et sa hauteur, de sorte qu’elles puissent se croiser en des points, les caustiques, où se concentre l’énergie de la houle de façon anormale.

QUE FAIRE EN WINDSURF ?

Les observatio­ns montrent que le seuil de la vague scélérate 2Hs est atteint beaucoup plus souvent que le prévoit la théorie (cent fois plus, dans les canaux expériment­aux à vagues !). Cependant, pour qui voudrait rider une scélérate géante, la waiting period risquerait de s’éterniser, car le phénomène demeure très bref et très rare pour un point donné du globe. Ajoutons qu’avec des vents à tendance onshore, le rideur risquerait de se trouver fort dépourvu au pied du mur. De surcroît, les plus grosses vagues semblent s’amplifier lorsque le vent mollit et qu’il cesse de dissiper l’énergie en créant des moutons. Si d’aventure vous deviez voir approcher au loin un mur d’eau et que vous changiez finalement d’avis, sachez que si vous êtes manoeuvran­t avec de la vitesse, vous aurez des chances d’en réchapper en vous mettant immédiatem­ent en fuite, car il ne subsiste rarement plus de 1 ou 2 km et ne déferle pas forcément. Pour espérer prendre une vague de 25 m, mieux vaut donc passer l’hiver à Nazaré ou sur le North Shore, même s’il existe maintenant un service de prévision des états de mer et des risques maritimes estimant en temps réel les risques de vagues extrêmes et scélérates (Savas, sur abonnement 100 000 euros !).

TOUS FREAK RIDEURS

Les vagues scélérates sont partout, et logiquemen­t sur votre spot aussi. Quand vous lisez dans WIND que Traversa a pris deux énormes vagues en une journée, il est possible qu’il s’agisse de freak waves qui n’auraient peut-être pas eu le temps de développer jusque 2Hs parce qu’elles ont déferlé en raison de la profondeur des fonds. De la même façon, un motif assez classique d’une série de 7-8 vagues avec deux bien plus grosses est typique du mécanisme d’instabilit­é modulation­nelle qui donne naissance aux vagues scélérates. Nous avons donc tous déjà probableme­nt pris une vague scélérate. Nous sommes tous des héros.

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 ??  ?? Et si cette vague ridée par Thomas Traversa cet hiver à La Ciotat était déjà une vague scélérate ? www.windmag.com
Et si cette vague ridée par Thomas Traversa cet hiver à La Ciotat était déjà une vague scélérate ? www.windmag.com

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