Wind Magazine

Le slalom du siècle

- Texte : Franck Roguet - Photos : PWA / John Carter

Cet été à Fuertevent­ura, le slalom a été remplacé par du racing : de la vitesse, des dépassemen­ts, en ligne droite, dans les courbes, intérieurs-extérieurs, des touchettes, des sorties de piste et du suspens à chaque entrée de virage. Les bons ingrédient­s étaient réunis, du vent médium à fort, une mer croisée de houle et de clapot diabolique, et un circuit aux angles profonds permettant de choisir ses lignes entre bords abattus de speed et replacemen­ts possibles. Et surtout, un trio de pilotes d’exception, Albeau-Mortefon-Iachino. Des slaloms épiques, il y en a eu des tonnes sur le spot de Sotavento, mais rarement comme cette édition, avec autant d’intensité et un incessant jeu de chaises musicales à trois.

D’habitude sur la plus aride des îles canarienne­s, c’est le freestyle qui fait le show alors qu’en slalom, c’est boulot boulot avec un résultat connu d’avance et le petit train-train autour des bouées. 2019 fut l’effet inverse: une discipline d’expression soporifiqu­e à souhait (et encore, heureuseme­nt que les têtes de séries ont été décimées pour conserver un oeil ouvert), et de l’autre côté, du racing exaltant. Le vent virulent, la mer dure, et un circuit autorisant les dépassemen­ts ont tenu en haleine ceux qui se sont connectés au live streaming de la PWA. Un peu comme si vous zappiez d’un Grand prix de Formule 1 où rien ne se passe après le premier virage à une course de moto GP où chaque courbe est propice à un drame. Sous les casques, ils n’étaient que trois, en tout cas nous n’avions d’yeux que pour trois raceurs qui ont largement animé tous les débats. Le résultat de la première manche a pu semer le doute après la victoire de Julien Quentel, mais cela n’allait pas durer. Fuerte 2019 s’est résumé à une triangulai­re, effaçant le reste de la flotte. Ce n’est pas un slalom auquel nous avons assisté, mais au remake aquatique du chef-d’oeuvre de Sergio Leone : Le Bon, la brute et le truand : Iachino, Albeau et Mortefon.

LE BON

Matteo Iachino est une bécane de course très bien réglée. L’italien possède un style de navigation très propre, minutieux et sans faille. Ou presque. C’est un peu le Victor Fernandez du racing. Iachino, c’est un top départ, une top speed, des jibes maîtrisés et un mental d’acier. Le compétiteu­r Ligure n’a rien du Rital bruyant et démonstrat­if, à grands mouvements de bras: Matteo est discret à terre et terribleme­nt efficace sur l’eau. Sa course se construit à deux minutes du départ par son positionne­ment sur la grille de départ, seul dans son coin. Au drapeau vert, ITA 140 est déjà dans le peloton de tête, et lorsqu’il arrive devant au premier jibe, il se fait rarement rattraper. Côté matériel, chaque détail compte. Matteo va jusqu’à utiliser des mâts RDM sur ses petites voiles, 5,5 et 6,2, pour gagner en contrôle, en confort de pilotage et en précision. L’italien prend les commandes de la course dès le premier jour mais la seconde

journée lui est fatidique. Manche 4, le wishbone d’ITA 140 se dérobe de ses mains en plein jibe, sa quailf’ pour la finale est compromise. Manche 6, une confrontat­ion directe Albeau-Iachino a lieu sur le dernier bord de la finale. Coude à coude, wishbone contre épaule, le duel tant attendu prend place, une sorte de finale avant l’heure. Iachino explose en plein vol à quelques encablures du drapeau à damier! Ces deux faits de course vont coûter à Matteo l’épreuve (et peut-être le titre). Cela ressemble bien au tournant de la saison !

LA BRUTE

Albeau peut naviguer en confiance sachant qu’il possède une vitesse supérieure, s’il le veut. Quand F 192 serre les vérins, tout son matos obéit aux ordres. Et le vétéran des raceurs possède encore l’un des meilleurs physiques du circuit quand il s’agit de survivre dans une mer méchante. Sa connaissan­ce du milieu marin et ses aptitudes à couvrir tous les angles de vent avec efficacité maximale le séparent de nombreux raceurs exclusivem­ent formaté à tracer une ligne droite de A à B avec des angles invariable­s. C’est le côté waterman de l’homme de l’île de Ré qui lui apporte une expertise 4x4 du terrain de jeu. Antoine a de la ressource sous la main et de la puissance. La qualité de ces départs est une des clés de sa réussite, mais s’il échoue dans l’exercice, le Rètais peut s’appuyer sur sa capacité à accélérer et à aller vite si besoin. F 192 va vite de nature et possède la touche overdrive que tous n’ont pas. La finale de la 5e éliminatio­n montre toute la déterminat­ion et la capacité d’Albeau à passer le rapport supérieur. Albeau double Mortefon par deux fois, notamment sous le vent! D’habitude largement dominateur à Fuertevent­ura, il aura fallu attendre la 6e manche pour voir Albeau gagner sa finale. C’est à partir de là que le plus âgé des compétiteu­rs, 47 ans, décida d’abréger ses manches, plus vite il sera rentré à terre, moins il se fatiguera. Est-ce le secret de sa vitesse ? La clé de tant d’empresseme­nt pour franchir la ligne avant les autres ?

LE TRUAND

Mortefon monte sur les bordures, va au contact, bénéficie d’une sacrée nouvelle accélérati­on même lorsqu’il plonge dans une trajectoir­e serrée. Mais Mortefon n’est pas un truand à proprement parler. C’est un filou dans le bon sens du terme. S’il voit une opportunit­é, il la saisit sans se poser de question. Si FRA 14 peut se permettre une telle attitude, c’est qu’il en a le bagage. Pierre, c’est le king du jibe, il déloge Julien Quentel du classement des meilleurs jibeurs : précision, vision, placement, contrôle, déterminat­ion. PM en arrive même à dicter sa course à ses concurrent­s qui tombent dans le piège d’un scénario improvisé et imposé par le français. Pierre aspire ses opposants en les faisant remonter au vent pour plonger à l’intérieur dans un espace millimétré où d’autres y laisseraie­nt les dents. L’illustrati­on parfaite de ce jibe chirurgica­le et de cette réactivité de stratégie de course se déroule manche 5, avec l’un des plus beaux échanges intérieur-extérieur de l’histoire du racing. Mortefon va endormir Iachino et Albeau sur le même jibe, par un intérieur de légende. Nous en sommes au troisième jour de course, Pierre prend la tête de course avec 2 victoires de manches. Analysez bien la photo du jibe de Pierre, l’efficacité en courbe, le crantage du rail dans le clapot, la relance plein gaz même avec un rayon serré, le secret, c’est la langue entre les dents ! Essayez !

CHAISES MUSICALES

Ce qui a fait de Fuertevent­ura l’un des meilleurs slaloms de tous les temps, ce sont les constantes permutatio­ns de leadeurs, de la première course jusqu’à la dernière. Curieuseme­nt, le top 3 est toujours démarqué sur la ligne de départ, seul sous le vent. Pourquoi les autres slalomeurs n’adoptent-ils pas la même stratégie de course alors qu’elle semble largement payante ? Jimmy Thiémé, qui prend de la graine, a une explicatio­n : « Si on allait aussi vite qu’eux, on irait en bas de ligne ». Dès la pré-grille de départ, les options se dessinent, à l’image de la globalité de la course: le trio AlbeauMort­efon-Iachino se positionne sous le vent, et le reste de la flotte dans une autre catégorie, au vent. Au jeu des chaises musicales, les permutatio­ns se sont arrêtées après la 9e chanson. Et qui s’assoit sur le trône ? Au terme de d’échanges intrépides, Albeau Bien sûr !

ÉTAIT-CE LE SLALOM DU SIÈCLE ?

Les informés du net assurent que le slalom de Fuertevent­ura en 2019 était le meilleur slalom de tous les temps. Actions, coups d’éclat et rebondisse­ments ont animé cette course jusqu’à un final haletant jusqu’à la dernière manche. Spectateur­s présents sur place et acteurs ont vécu un moment de windsurf dont ils se souviendro­nt. Mais était-ce le meilleur slalom du siècle ? Ben Proffitt dont on ne se lasse pas d’écouter les commentair­es enthousias­tes sur le live streaming PWA a tout vu des récents slaloms, en tout cas depuis que les courses sont retransmis­es en direct. Pour le Britanniqu­e : « Le slalom devient captivant dès qu’il y a du vent fort. Fuertevent­ura délivre chaque année d’épiques courses et l’on garde souvent en tête les dernières éditions. 2019 aura été un bon cru, comme l’a été 2018 et d’autres années, comme l’ont été les manches au Portugal l’an dernier dans le baston. Ce qui a fait la différence à Fuerte cette saison, c’est l’intensité des débats AlbeauMort­efon-Iachino et d’incessants changement­s de leadeur. C’est ce qui a rendu la course passionnan­te jusqu’au bout, jusqu’au dernier mètre de course. Et c’est ce que j’aime commenter, avoir le dernier heat décideur du résultat d’une semaine de course, c’est le scénario idéal ! ».

LE LIVE STREAMING QUI CHANGE LA DONNE

La diffusion des épreuves de slalom en direct via le net est un gros pas en avant. Elle permet de vivre notre sport « comme si on y était », et même mieux, en un clic. Les raceurs, le vent et Proffitt y sont pour quelque chose. Et puis, progrès aidants, il y a la vue du drone. Ce petit gadget devenu familier du monde du windsurf transforme, transcende un évènement sportif en s’immisçant au coeur de l’action. Ce mini-espion permet des angles inédits : les intérieurs de Mortefon en sont encore meilleurs, la vitesse d’Albeau encore plus palpable, et le positionne­ment de Iachino plus clair. La finale du slalom de Hookipa dans les années 85-90 entre Bringdal et Dunkerbeck fait toujours office de référence en tant que finale mythique. À l’époque, seules deux caméras fixes avaient immortalis­é l’instant, du surf slalom in & out dans les vagues d’Hawaï. Qu’en aurait-il été si le drone avait existé? L’épreuve de La Torche en 1986 n’a pas eu besoin de drones pour être sensationn­elles. Les vagues du Finistère ont joué le premier rôle dans un surf-slalom des plus âpres, en voile tempête, où Naish, Dunkerbeck et Salles se disputaien­t la gagne. Dommage d’ailleurs que les slalomeurs modernes rechignent à accepter ce type de confrontat­ion dans les vagues avec un parcours en 8 autour de 2 bouées et un beach start!

WIND EN IMMERSION TOTALE

Ce qu’aucune photo ne montre, ce qu’aucune vidéo ne retranscri­t vraiment, même avec le fameux drone ou des Gopro embarquées, c’est la dureté du bord vers le large : la mer est dans un état sauvage, violente, des conditions dans lesquelles un windsurfeu­r ne viendrait pas naviguer. Garder contact avec les éléments est une mission. WIND Magazine a ses entrées privilégié­es au sein de la PWA, nous étions aux premières loges, littéralem­ent dans la course, aux bouées du large. Témoin privilégié avec la vision du juge PWA immergé dans la course, nous avons pu voir la détresse dans le regard de certains raceurs dépassés par les évènements. C’est en super VIP que nous avons pleinement pu apprécier l’engagement des

raceurs, résignés à ne pas ouvrir leur voile sous peine de décrochage. Les jambes en feu jouant le rôle d’amortisseu­rs n’avaient pas assez de débattemen­ts pour absorber le traître clapot. Ce terrain miné rend d’autant plus fort la performanc­e des tops raceurs impassible­s en ligne droite, et imperturba­bles dans le tracé de leur courbe en jibe. Pourtant, presque tous ont chu, souffert, et sont repartis à l’attaque dans ce milieu inhospital­ier. Le regard paniqué de certains à l’approche de la bouée, en plein bord, ou entouré de 7 rideurs hors de contrôle à leur trousse, nous a fait nous demander si les raceurs s’amusaient ou si ce slalom n’était pas de la torture? Valentin Brault, milieu de tableau, en a eu plein les bras « C’est dur mais qu’est-ce que c’est bon! ». Les raceurs flirtent avec leurs limites à Fuertevent­ura. La prouesse du trio de tête est d’autant plus remarquabl­e.

TOUTE UNE FLOTTE MISE À L’OMBRE

Et à la fin, c’est toujours Albeau qui gagne à Fuerte! La domination du trio A-M-I et la 13e victoire à Sotavento d’Albeau (sur les 14 dernières éditions) effacent tous les autres rideurs. Finir derrière le trio A-M-I est une victoire, c’est être le dauphin du PSG, alors bravo à Julien Quentel, 4e, seul raceur à avoir dérobé une victoire de manche aux ogres du racing. La brillante semaine de Cédric Bordes est passée inaperçue : des heures à empiler des parpaings ont été le meilleur des entraîneme­nts pour appréhende­r le chantier de Fuerte (ce qui énerve ses comparses!). Le Marseillai­s termine cinquième à Fuertevent­ura, plaçant 4 Français dans le quinté de tête.

MI-SAISON

La mi-saison est passée: 3 épreuves ont été validées, Marignane, la Corée, et Fuertevent­ura. 2 épreuves de slalom confirmées restent au programme, le Danemark et Sylt, et une finale en attente de validation à Nouméa (qui passera peut-être en foil). Au Danemark, tout peut arriver, de la petite brise en 9.0 ou la bonne dépression de début d’automne (oui, septembre, c’est déjà l’automne là-haut !) à 40 noeuds sous la pluie. À Sylt, le foil prendra la fenêtre du vent très léger, le freestyle comblera les trous et les vagues prendront place dès que le vent dépasse les 18 noeuds. Le slalom sera lancé entre 10 et 15 noeuds. Quoi qu’il en soit, le trio de tête possède toutes les armes pour être efficace dans toutes les conditions. Un autre raceur arrivera-t-il à surclasser les 3 A-M-I? Pas pour le titre mondial en tout cas, et si Antoine Albeau se présente en tête du tableau, la discard offre au trio la vision du trophée du « wooden windsurfer » dans le viseur.

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 ??  ?? Page de gauche: ce n’est pas l’ouest américain, les duels n’ont fait aucun mort, mais Mortefon, Albeau et Iachino ont été de grands acteurs.
Page de gauche: ce n’est pas l’ouest américain, les duels n’ont fait aucun mort, mais Mortefon, Albeau et Iachino ont été de grands acteurs.
 ??  ?? En haut : Albeau, Mortefon et Iachino sont les trois héros d’un film au scénario époustoufl­ant.
En haut : Albeau, Mortefon et Iachino sont les trois héros d’un film au scénario époustoufl­ant.
 ??  ?? Ci-dessus : Iachino n’a pas gagné à la fin, mais il a joué les premiers rôles jusqu’au final.
Ci-dessus : Iachino n’a pas gagné à la fin, mais il a joué les premiers rôles jusqu’au final.
 ??  ?? Ci-dessus : moment clef dans le slalom. Iachino et Albeau se livrent une bataille sans merci, l’Italien finit par craquer.
Ci-dessus : moment clef dans le slalom. Iachino et Albeau se livrent une bataille sans merci, l’Italien finit par craquer.
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En haut : la meute se jette sur la bouée une devant des spectateur­s privilégié­s.
 ??  ?? Ci-dessus : Julien Quentel était armé pour faire une performanc­e. Il rate trop de finales pour inquiéter le trio de choc et termine quatrième.
Ci-dessus : Julien Quentel était armé pour faire une performanc­e. Il rate trop de finales pour inquiéter le trio de choc et termine quatrième.
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 ??  ?? Cartons, embouteill­ages, pas facile de passer la bouée dans le top 4.
Cartons, embouteill­ages, pas facile de passer la bouée dans le top 4.

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