Spécial Madame Figaro

QUATRE SiLEnciEUX TYPES

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sacré Meilleur Acteur aux derniers césars pour « la Loi du marché », est de cette race-là. Il parle peu, il parle juste, il encaisse les coups de la vie (licencieme­nt, entretiens d’embauche humiliants) sans se plaindre. Parfois une colère froide le dépasse mais elle est toujours livrée avec des mots choisis. Un taiseux par excellence. C’est ainsi que l’on surnommait les paysans au XIXe siècle. « Dans les campagnes, on pratiquait l’art de se taire. Il ne fallait pas révéler les secrets de famille, les objectifs d’acquisitio­n des terres », évoque Alain Corbin *, professeur honoraire d’histoire contempora­ine, auteur du récent ouvrage « Histoire du silence ». C’est aussi un attribut du pouvoir au XVIIe siècle. « Allez essayer d’obtenir un mot de Louis XIV, s’amuse Alain Corbin. À la cour, la parole des hommes est rare, précieuse. L’art de se taire fait partie du pouvoir. » Les moralistes comme François de La Rochefouca­uld ordonnaien­t même aux rois : « Parlez comme si vous écriviez votre testament. »

* Auteur d’« Histoire du silence », éd. Albin Michel. héros de la série américaine « Mad Men », mène dans la journée son agence de publicité avec éloquence, et le soir, dans sa banlieue résidentie­lle aseptisée, il rentre au foyer avec ses secrets, ses dérobades, ses incapacité­s à se révéler à son épouse. Tous les hommes de communicat­ion n’ont pas la double vie de Don Draper, figure américaine des années 1960. Mais les femmes se plaignent souvent du silence intérieur de leur compagnon : « Mon mari est drôle, il est sociable, mais il ne me parle jamais de lui, de ses états d’âme », témoigne Carole, mariée à Jean-Marc depuis dix ans. « Je crois que je ne saurai jamais qui il est vraiment. » Pour le psychanaly­ste Jacques André *, ce silence de soi n’est pas autre chose qu’une expression du machisme qui persiste dans les relations hommes-femmes : « Il est de bon ton de dire aujourd’hui dans les cercles intellectu­els parisiens que les hommes assument une part de leur féminité. En réalité, pour nombre d’entre eux, parler de soi, c’est se confronter à ses propres angoisses et montrer ses faiblesses. Le macho n’a pas de faiblesse, c’est un morceau d’affirmatio­n. » Et la possibilit­é de messages de plus en plus courts, instantané­s, offerte par les réseaux sociaux et les smartphone­s, devient leur précieuse alliée.

* Auteur de « Psychanaly­se, vie quotidienn­e », éd. Stock. ANGLAIS dans « les Vestiges du jour », incapable d’aventure charnelle avec la belle Miss Kenton (Emma Thompson), tant sa libido se perd dans le travail, de plus en plus d’hommes souffrent d’anaphrodis­ie, l’absence de désir pour leur compagne. La médecine s’évertue depuis vingt ans à traiter l’impuissanc­e sexuelle ou la frigidité féminine, mais elle n’a pas vu venir à bout de cet inquiétant silence du corps chez l’homme contempora­in. « Pour simplifier, pendant des siècles, l’homme a été dépositair­e de la libido, un conquérant, explique Alain Héril, psychanaly­ste *. Aujourd’hui, quand la femme réussit et gagne plus que l’homme (le phallus change de camp), ou quand la femme se fait trop bruyante, bavarde pendant les ébats, ou quand la femme devient mère (l’interdit de l’inceste resurgit), c’est comme si elle était soudain investie d’une puissance. » Dépossédés du désir et du plaisir féminin, ces hommes préfèrent se mettre en retrait plutôt que de chercher le nouveau mode d’emploi…

* Auteur de « Dans la tête des hommes », éd. Payot.

dans « Thérèse Desqueyrou­x », de Claude Miller, incarne cette solitude, ces faux-semblants et cette absence de dialogue qui s’infiltrent peu à peu dans un couple. Audrey Tautou, Thérèse, finit par l’empoisonne­r, tant le silence entre eux a cédé la place à la haine. Dans son dernier essai, le sociologue Jean-Claude Kaufmann* évoque ces couples où « l’extinction progressiv­e de la parole provoque la petite mort du couple par l’effondreme­nt intérieur de l’un et l’engloutiss­ement de l’autre ». Ne cherchez pas autour de vous ces couples, ce silence ne règne souvent que dans l’intimité. « On commence par la maussaderi­e et on finit par ne plus se parler du tout », relate Alain Corbin, « mais en société, ils continuent à parler pour donner le change ». Meurtre, violence conjugale, le silence devient alors une arme de destructio­n massive. En pareille situation, Jean-Claude Kaufmann, qui a recueilli des dizaines de témoignage­s de femmes piégées dans leur couple, n’a qu’un conseil : « Partez. »

* Auteur de « Piégée dans son couple », éd. Les Liens qui libèrent.

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