Jospin, la saine sagesse
L’ancien premier ministre livre avec «Un Temps troublé» une analyse fine de la politique française avant l’élection présidentielle en 2022
C’est quand l’incertitude règne que les paroles d’Hommes et de Femmes d’Etat se révèlent encore plus précieuses. Elles mettent des mots sur notre Histoire, expliquent nos désillusions et savent réunir, au-delà des appartenances et des communautés, les bords éloignés d’une société abîmée.
A 83 ans, Lionel Jospin est définitivement sorti du silence qu’il s’était imposé après sa défaite au premier tour de l'élection présidentielle de 2002. S’il avait analysé les déceptions suscitées par la gauche française dans son livre L’Impasse, en 2007, jamais l’ancien Premier ministre n’avait ainsi livré sa lecture de notre société depuis son retrait de la vie politique. Avec Un Temps troublé, qui vient de paraître aux éditions du Seuil, c’est désormais chose faite. Sans faire de cadeau à ceux qui ont successivement gouverné le pays depuis vingt-cinq ans, l’ancien premier secrétaire du Parti socialiste (de 1981 à 1988 et de nouveau de 1995 à 1997) partage avec la justesse qui le caractérise ce qui «l’intéresse, l’intrigue et l’inquiète» dans la politique française.
Dès les premières pages, l’ancien Premier ministre (1997-2002) explique sans ambages que pour «comprendre l’arrivée» d’Emmanuel Macron, «il fallait que se soient produits auparavant en France des déséquilibres nourrissant un climat d’insatisfaction». Première étape, 1995 et la trahison de Jacques Chirac qui abandonne la lutte contre la fracture sociale, son thème de campagne, une fois élu président : «les Français en furent fort surpris». Deuxième étape, l’échec du référendum sur la constitution européenne en 2005, «jamais respecté», dont «l’ombre plane» sur le second mandat chiraquien. Puis l’absence «d’aides des couches sociales en difficulté» pour traverser la crise de 2008 éloigne les Français de la droite et de Nicolas Sarkozy. Enfin les désaccords internes et le tournant libéral de 2014 «désagrègent» la présidence Hollande et «défont l’identité socialiste».
Cet enchaînement de faits «force à regarder à nouveau certaines raisons qui ont conduit de nombreux Français à se désintéresser de la politique, et à ne plus avoir confiance dans les partis politiques», observe le politologue Pascal Perrineau.
Le «logiciel anachronique» du macronisme
Pour l’ancien Premier ministre, ces «désillusions», accouplées au désistement pour l’élection présidentielle de François Hollande et aux déboires de François Fillon, ont conduit directement Emmanuel Macron à l’Elysée. Et alors que ce dernier avait promis «une révolution», Lionel Jospin dresse, après trois ans d’exercice, un bilan sans concession des trois premières années de présidence du concerné. «(...)L’élan promis n’est pas au rendez-vous. La France n’a pas retrouvé confiance. La promesse d’un ‘nouveau monde’ a été sans lendemain».
C’est d’abord la forme de l’exercice présidentiel macronien qui est vilipendée. Dénonçant le recours à des «méthodes risquées» avec le goût affirmé d’Emmanuel Macron «pour la verticalité», Lionel Jospin regrette aussi «l’imprudence» du pouvoir à «stigmatiser le mouvement» des Gilets Jaunes. Puis les orientations de fond sont réprimandées. Rappelant les mots d’Emmanuel Macron dans son ouvrage Révolution, en 2016 («chaque jour notre pays s'affaiblit de ne pas être adapté à la marche du monde»), celui qui a été deux fois candidat à l’élection présidentielle regrette une simple «adaptation aux normes dominantes», laissant «une place modeste à la recherche et à l’innovation dans les priorités budgétaires du gouvernement».
Depuis dix jours, l’écho suscité par la sortie de l’ouvrage est d’une ampleur rare. Le maire de Grenoble et leader écologiste Eric
Piolle salue «une lucidité historique»; la maire de Paris, la socialiste Anne Hidalgo, trouve là «un message puissant inspirant pour celles et ceux qui croient toujours aux valeurs de la gauche et de l’écologie»; le chef des Insoumis, JeanLuc Mélenchon, pourtant autant salué que mis en garde dans l’ouvrage, y est aussi allé de son commentaire laudatif: «Fin penseur politique, Lionel Jospin appelle chacun à sa responsabilité. Je lis son livre. J’accepte ses questions. Je le regarde. Je vois la grande histoire que les Français ont manquée.»
Alors qu’il a créé en 1997 les conditions de sa victoire législative en rassemblant largement les forces de gauche, Lionel Jospin séduit encore plus de vingt années après. Reste-t-il le seul capable de rassembler la «gauche plurielle», cet assemblage victorieux des forces de gauche de gouvernement qu’il pilota pendant cinq années ? A défaut de porter le flambeau du camp de la gauche unie en 2022, l’ancien homme politique livre, avec Un Temps troublé, une analyse fine, désintéressée et bienvenue alors que les couteaux politiques s’aiguisent à l’approche de l’élection présidentielle.